a,i oan'iti'is r(»Mi'i,i:i l'.s STENDHAL Pl'BLlKKS SOUS I. A l'IRKCTION DE l' A U t. A K B E I. F. I K T É U G U A R I) r H A M P I O N HOME, NAPLES ET FLORENCE TOME PREMIER PARIS LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPIO^ EDOUARD CHAMPION y, Ol.vi Malaql'ais, \ 1° 1919 ŒUVRES COMPLETES STENDHAL PUBLIÉES SOUS LA DIRECT ION- DE PAUL ARBELKl ET EDOUARD CHAMPION ŒUVRES COMPLETES STENDHAL ROME, NAPLES ET FLORENCE TOME PREMIER Il a été tiré de cet ouvrage : Dix exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à 10, contenant une double suite des planches hors texte tirées sur Japon Impérial. Vingt-cinq exemplaires sur papier des manufactures impé- riales du Japon, numérotés de 11 à 35. contenant une double stdte des planches hors texte tirées sur Japon Impérial. Cent exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 36 à 135, contenant une double suite des planches hors texte tirées sur Japon Impérial. Onze cents exemplaires sur papier velin pur fil des Pape- teries Lafuma, de Voiron, numérotés de 136 à }\i35. Exemplaire A" \)^ é REPRODUCTION INTERDITE f i:^'^??^', -i^ -^^^ UNE PAGE DU MANUSCRIT DE LA PRÉFACE DE 1824 /«(.. ,>»«. /). A I.OS 5 v^* STENDHAL ROME, NAPLES ET FLOHKXCE TEXTE ÉTABLI ET ANNOTÉ PAK DANIEL MULLER PREFACE DE CHARLES MAURRAS TOME PREMIER AVEC TROIS FAC-SIMTI, E HORS TEXTE ^/r: c\V^ \ PARIS LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION EDOUARD CHAMPION 5, Quai Malaquais, VT 1919 -fc,/ PREFACE Pour juger à sou prix cette belle et savante édi- tion critique de l'un des livres de Beyle où apparaît le plus clairement et sous les couleurs les plus fraîches son éternel portrait de l'auteur par l'au- teur, il eût fallu un érudit considérable, bon et sûr amateur de ces raretés, ou quelque stendhalien fini. N'étant rien de pareil, tout au plus si je saurai prendre texte de cet admirable travail pour méditer à l'aise sur l'idée de notre Stendhal. Aux premières années du xx^ siècle, lorsque se dessina l'orientation nouvelle du goût, l'un de ceux qui devaient y tenir un rôle de maître, Pierre Las- serre, s'étant donné la peine de compulser certain fatras de discussions littéraires conduites par un de ses compagnons durant toute la décade qui précé- dait, s'étonna de n'y rien trouver d'un peu copieux, sinon de complet, sur un homme de l'importance de Beyle. Et c'était singulier, mais vrai. Le plus vivant Rome, Xaples et Florence. I a II PREFACE et le plus actif de nos maîtres était celui dont nous avions parlé le moins. Pour son romanesque char- mant et terrible, l'auteur de la « Chartreuse » et du « Rouge » était classé au rayon de la poésie ; pour la lucide profondeur des recherches et des décou- vertes, au rayon de la connaissance. Il était admiré, il était consulté ; mais ce docteur pressé de ques- tions parfois saugrenues, cet ami confident avec qui correspondre en prose et en vers n'était guère le client de notre critique. Très rarement jugé, il lui suffisait d'être lu. Entre tous les écrivains d'imagination de son siècle, quel privilège, et de quel rang ! On le fréquentait de plain-pied. On n'avait même pas à faire le petit effort d'attention adaptée que requiert le fertile et monstrueux Balzac. S'il ne nous parlait point, comme on dit, de bouche à oreille, c'était bien d'esprit à esprit : pas d'inter- médiaire entre le lecteur et lui, non plus qu'entre les choses et leurs noms ; l'expression et le sens absorbaient, dévoraient le matériel du langage. En voilà un qui menait loin de Hugo, de Chateau- briand ! « Monsieur de Chateaubriand ni' impatiente «, nous disait-il. « C\^st un homme d'esprit qui me croit trop bête. » La persistance de l'œuvre de Beyle, avec son curieux et splendide essor final des années 1880, 85, 90, vient de ce qu'il avait aiguillé tout au rebours de Chateaubriand : il avait parié pour l'in- PREFACE m telligence et, par-dessus l'injure naturelle du temps, désiré le suffrage du petit nombre des favoris qui composent le genre humain. Leur groupe est peu de chose pour chaque époque ; mais d'un âge à l'autre, il grossit par voie d'adjonctions volon- taires ; puis, quand l'autorité et l'exemple s'en mêlent, l'imitation et l'influence, peu à peu il acquiert même le contingent des sots. S'il n'y a pas encore eu de sots en stendhalisme, il y en aura. Mais il fut, quant à lui, libre de leur souci. Il visa, sans plus, l'esprit pur. Comme il était inévitable, ces traits lancés de loin ne vont pas tous au but, et beaucoup auront rencontré d'autres obstacles que la sottise ou l'in- différence ; ils se seront brisés contre les objections du faux goût, ou de système faux. Longtemps une doctrine ou une coutume s'interposa entre cet art simplifié et l'œil ou la pensée de nos « artistes litté- raires ». Il fut des jours disgraciés dans lesquels un Ernest Renan plaidait en vain la cause de « l'élé- ment rationnel » dans les effets de la poésie, de l'architecture et des autres arts. Des critiques aussi fins que les Concourt transcrivaient son sentiment comme un inintelligible blasphème : penser des émotions vraies avant de les dire ! les mûrir et les distiller au lieu de les répercuter toutes crues ! Quel défi ! Et quel paradoxe ! Ce qui importe n'est-il pas de savoir « la couleur du papier de sa chambre » ! Cependant la raison devait finir par avoir raison. IV PREFACE Dès que l'esprit eut cessé de rougir de soi, l'amitié de Stendhal ne put manquer de renaître ou peut- être même de naître absolument. Elle se présenta soutenue parles raisons les plus générales, étrangères à la tradition romantique, parnassienne ou natu- raliste, supérieures aux curiosités des collection- neurs. Les fds et disciples de Renan et de Taine, Paul Bourget, Maurice Barrés, prirent, comme de juste, une grande part à ce premier « beylisme », puisque c'était en eux, après une éclipse fort longue, que notre France littéraire recommençait à se penser. Stendhal compta parmi les héros, les modèles de leur réflexion ; intercesseur ou directeur de con- science, il fut aussi le signe auquel se reconnaître et se distinguer dans la pambéotie courante. Mais ils eurent bientôt à reculer saisis d'une espèce de crainte. Ce maître d'analyse devenait le docteur d'une nouvelle immoralité ; il enseignait à la géné- ration qui suivait un sens de la vie effrénée. Temps des Robert Greslou, temps des Henri Chambige ; cela est déjà assez loin. Moins appliqués que nos anciens, moins étourdis que leurs élèves immédiats, nous n'étions guère alors que voluptueux sans doctrine : il nous suffisait de demander à ce grand écrivain de l'âme les agré- ments d'une compagnie très diverse. Nous l'appe- lions de mille noms, comme autrefois les dieux d'Asie. Que son plaisir fût trop mêlé, n'étant pas PREFACE V toujours le plus réglé, ni le plus noble, ni le moins canaille parfois, on le voyait, on l'avouait, niais la censure était nuancée d'un regret, marquée d'une indulgence et, disons-le, pervertie, presque corrom- pue par rensorcellement des hautes mesures de l'art. Qui tenait contre ce plaisir ? — Le plaisir, le plaisir ! Mais quel plaisir peut bien trouver à des fanfaronnades de jacobinisme ou à des défis d'impiété un esprit monarchiste, surtout respectueux et ami du catholicisme ? Un livre comme Rome, Naples et Florence déborde de sor- didités ! « Chez ce roué bourgeois, c'en est la trame et l'armature. Otez cela, que reste-t-il ? La pensée de Stendhal y fait corps avec ses deux rages contre les prêtres et les rois. Soit, négligeons la politique ! Soit, considérons avec indulgence le satirique et le moraliste qui poussent des cris de fureur aussitôt que le monde prend la moindre liberté de gêner la leur, respectons les privilèges de leur métier. Mais votre Beyle, ah ! non. Trop est trop. Avec lui, on se lasse et l'on s'impatiente d'un excès cruel, odieux. Et, en fin de compte, on s'en va... Eh ! bien, non : l'on ne s'en va pas, ou l'on revient. De petites idées dans un esprit supérieur font un premier effet désagréable : elles finissent par élever à son comble le plaisir de penser parce qu'il s'y Rome, Naples et Florence. I A, VI PREFACE ajoute le vif plaisir de contredire et l'agrément de discuter, mais (comme il le faut avec ce sei- gneur) de discuter bien : en mesure et pour aboutir. En mesure parce qu'il aime à moraliser par saillie. Pour aboutir, parce que sa clarté d'esprit le per- met. Discussion d'une fécondité délicieuse : soit que, après enquête et contre-enquête, le lecteur en vienne à classer préjugé pur ou simple humeur tant de froides violences par lesquelles ce fils de royalistes dauphinois contredisait ses origines et peut-être son propre fond, soit aussi que la pente des pires pages de Stendhal conduise, par un beati détour inattendu, à quelque vue assez différente des siennes et qui néanmoins cadre avec elles par- faitement. Le fait est qu'il apporte pas mal d'eau à notre moulin. Mon ami Eugène Marsan, plus stendhalien que moi, et mon ami Pierre Lasserre ont considéré cet aspect. On commence par écouter Stendhal sans le croire quand il raconte que sa grande dis- pute avec de jeunes Italiens tient à leur goût excessif pour la République. Mais il donne cette raison, que l'on reçoit d'oreille distraite : « le plus sûr chemin du despotisme militaire, c'est la République ». Seulement il ajoute : « Pour avoir une république, il faut commencer par se faire île ». Cette vue de natvxraliste commence à faire réfléchir. Et le moyen de ne rien voir de jeune et de nouveau PREFACE VII quand il conclut que « parmi les modernes si cor- rompus, le rouage le plus nécessaire à la liberté, cest un roi » ! En plein romantisme libéral voilà qui montre un honune au couranl du mécanisme des rapports de liberté et d'autorité. Ainsi se fait la conviction que ses chimères mômes pourront servir. L'homme qui s'applique à se distinguer des « niais importants » })ar cette caractéristique de « ri avoir jamais cru que la Société lui dût quelque ft chose » apparaît plus voisin de Comte que de Rousseau. Dès lors, son fanatisme des « deux Chambres » peut divertir quand cette rêverie reçoit dans sa tête le tour ou la flamme de la passion et devient la mesure des souhaits, des promesses qu'il fait à la belle Italie : cependant, s'il s'avise de donner ses raisons, ni le salon Broglie, ni la chaire Guizot ne tiennent devant l'incomparable analyste pressé du besoin de penser et d'écrire vrai; il découvre que, H au fond », le gouvernement libéral « nest que méfiance et examen personnel ». Les hommes de notre âge tomberont en arrêt devant une saillie qui amorce, en 1816, toute la critique positive de ce système, de ce principe et de ce Règne de la Méfiance comparés aux besoins vitaux de la politique d'une nation. La politique est un art de l'action commune. Elle diffère, par sa nature, et par son objet, de l'intelligence vérificatrice et critique. Si le pas est VIII PREFACE donné aux hésitantes lenteurs de la Méfiance, aux balancements du Débat, l'oeuvre propre du poli- tique avorte, ou elle impliquera d'effroyables déperditions. Comme la méfiance de soi érigée en obsession dissout l'énergie individuelle, ainsi le contrôle cons- tant des pouvoirs collectifs par d'autres pouvoirs collectifs, cette critique des Cabinets par les Assem- blées ôtent à ce régime jusqu'au moyen de respecter sa propre puissance et de ne pas la déchirer, de ne pas la ruiner, de ne pas se détruire, parfois avant de s'exercer. La Méfiance ainsi élue pour reine, sacrée déesse de la constitution, peut tout donner, hormis son contraire : crédit ou foi. Sans crédit ni foi, rien n'avance. La morphologie des Etats tire un jour éclatant de la morphologie des êtres. Et puisque ce rayon de vérité aiguë est donné par un adversaire, com- ment ne pas remercier ? Cependant, dirons-nous qu'il ne le faisait pas exprès ? Et mettrons-nous ce doctrinaire fantasque mais sincère dans l'ironique position du rêveur qui détruit ses points de départ parce qu'il les a oubliés ? L'hypothèse est plausible encore : jusque chez les plus grands, la pensée est beaucoup plus forte que l'homme qui pense. Cependant il n'est pas inutile de prendre garde que le penseur et sa pensée sont facilement réconciliés, tôt ou tard, par l'expérience lorsqu'elle les instruit. Un demi-siècle après le pre- PREFACE IX mier jet de Rome, Naples cl Florence, Stendhal ne s'était pas encore dégoûté des deux Cliambres ; huit jours avant de mourir il les déclare « la seule chose passable » qu'aient inventée les Anglais et déi)lore avec amertume que les Français n'aient jamais su copier cela : naturellement, le gouverne- ment de Juillet et la monarchie parlementaire lui semblaient porter tout le poids de l'essai raté. Il manquait à Stendhal l'expérience du parlemen- tarisme sans prince. Nous l'avons faite, et elle sera mieux comprise si l'on entend comme il convient le curieux enseignement à rebrousse-poil de cet esprit qui avançait sur lui-même et sur ses discours. Il reste très vrai que ses notes politiques ne sont que tangentes à son œuvre et en marge de ses préoccupations d'écrivain ; un sujet où il ne donnait pas son fort n'est certes pas son sujet de prédilec- tion. Mais telle est l'unité de l'esprit humain : une intelligence profonde, fût-elle saturée de passions et de préjugés, ne regarde en vain nulle part. Avec son aisance divine, celle-ci a le don de poser en toute netteté, souvent avec une correction admi- rable, les plus ardus problèmes de fond. Du point où nous vivons, après les leçons de quatre quarts de siècle, cette position si nette dégage pour nos yeux des solutions qui sont rarement celles que Stendhal eût recommandées : les meilleures pour- tant et aussi les moins défavorables à ce qu'il a le plus aimé ! X PREFACE Essayons de nous figurer l'extrême diversité de cette âme. Essayons même d'y correspondre et de l'évoquer. Vous êtes là, Stendhal. Et c'est à vous que nous nous proposons de soumettre ce que le Temps qui brasse les idées et les choses a pu faire ou fera de vos maximes ou de vos sentiments pré- férés. Il n'y a pas de doute possible sur ce qui faisait battre votre cœur et flamber le meilleur de votre génie : vous recherchiez la vérité ; mais vous lui préfériez les vérités, pour le plaisir de les atteindre et celui, plus vif, de leur dire adieu ; vous mettiez au- dessus de tout la force des passions, et, dans un désordre sincère, les clartés de l'intelligence, puis la liberté de l'esprit, l'exaltation du sentiment de votre vie, délivré autant que possible d'illusion et de préjugé. Et c'est pourquoi, en tête-à-tête avec les livres ou devant quelque beau signe matériel des ardeurs et des audaces du genre humain, vous ne laissiez pas de communier amoureusement même avec ce que vous accabliez des dérisions et des sarcasmes habi- tuels : le système se dissipait, l'objet seul, et sa lumière, vous gouvernait. Dans cette direction, il vous est arrivé d'écrire avec une répugnance co- mique : (( Je ne puis pas me le dissimuler, fai de V amour pour le Moyen Age de V Italie. » Et vous deviez marquer pour le moyen âge dantesque un si injuste parti-pris que le nom de Racine en resta sacrifié au grand Florentin. Relisons si vous le voulez, piuîiAcr: XI face à face, le curieux passage où se dévoile votre aristocratisme, ô beau Jacobin ! Précisément, page 370 du livre que voici, vous rapportez cette curieuse conversation suivie de l'inévitable retour sur vous-même : « J'ai cru» jusc^'à ces derniers temps détester les aristocrates ; mon cœur croyait sincèrement mar- cher comme ma tête. Le banquier R... me dit un jour : — Je vois chez vous un élément aristocra- tique. J'aurais juré d'en être à mille lieues. Je me suis en effet trouvé cette maladie : chercher à me corriger eût été duperie : je m'y livre avec délices. « Qu'est-ce que le moi ? Je n'en sais rien. Je me suis vm jour réveillé sur cette terre ; je me trouve lié à un corps, à un caractère, à une fortune. Irai-je m'amuser vainement à vouloir les changer, et cependant oublier de vivre ? Duperie : je me sou- mets à leurs défauts. Je me soumets à mon penchant aristocratic[ue, après avoir déclamé dix ans, et de bonne foi, contre toute aristocratie. J'adore les nez romains, et pourtant, si je suis français, je me soumets à n'avoir reçu du ciel qu'un nez champe- nois : qu'y faire ? » Je me permettrai de passer ici une page diva- gatrice où il est question des « Romains comme d'un grand mal pour l'humanité », d' « une maladie funeste » qui a retardé la civilisation du monde, car, dit le pauvre Stendhal, sans eux, nous en serions peut-être déjà en France au gouvernement XII PREFACE des Etats-Unis d'Amérique : « Ils ont détruit les aimables républiques de l'Etrurie. Chez nous, dans les Gaules, ils sont venus déranger nos ancêtres : nous ne pouvions pas être appelés des barbares ; car enfin nous avions la liberté. » Les kanguroos et les chacals ne Font-ils pas ? Mais voici le grief : « les Romains ont construit la machine compliquée nommée monarchie ; et tout cela, pour préparer le règne infâme d'un Néron, d'un Caligula, et les folles discussions du Bas-Empire sur la lumière incréée du Thabor. » Ni César ni Auguste, ni la Paix romaine ne doivent plus compter dès lors.. Néanmoins le retour au bon sens ne se fait pas attendre : « Malgré tant de griefs, mon cœur est pour les Romains. Je ne vois pas ces républiques d'Etrurie, ces usages des Gaulois qui assuraient la liberté ; je vois au contraire dans toutes les histoires agir et vivre le peuple romain, et Von a besoin de voir pour aimer. Voilà comment je m'explique ma passion pour les vestiges de la grandeur romaine, pour les ruines, pour les inscriptions. Ma faiblesse va plus loin : je trouve dans les églises très anciennes des copies des temples païens. Les chrétiens, triom- phants après tant d'années de persécution, démo- lissaient avec rage un temple de Jupiter, mais ils bâtissaient à côté une église à saint Paul. Ils se servaient des colonnes du temple de Jupiter qu'ils PREFACE XIII venaient de délruire ; et, comme ils n'avaient aucune idée des beaux-arts, ils co])iaient sans s'en douter le temple païen. « Les moines et la féodalité qui sont maintenant le pire des poisons, furent d'excellentes choses en leur temps : on ne faisait rien alors par vaine théorie ; on obéissait aux besoins. Nos privilégiés d'aujourd'hui proposent à un homme fait de se nourrir de lait et de marcher à la lisière. Rien de plus absurde : mais c'est ainsi que nous avons com- mencé. Pour moi, je regarde saint François d'Assise comme un très grand homme. C'est peut-être en vertu de ce raisonnement, formé à mon insu, que je me trouve un certain penchant pour les églises cathédrales et les cérémonies antiques de l'Eglise ; mais il me les faut vraiment antiques : dès qu'il y a du saint Dominique et de l'Inquisition, je vois le massacre des Albigeois, les rigueurs salutaires de la Saint-Barthélémy, et par une transition natu- relle (!) les assassinats de Nîmes, en 1815. J'avoue que toute mon aristocratie m'abandonne à la vue hideuse des Trestaillons et des Trufémi. » Ainsi erre de siècle en siècle votre radotage char- mant, mais, diraient nos Anciens, de telle succu- lence que bien peu, Stendhal, l'ont valu ! Lais- sons Trufémi oublié, Trestaillon mieux connu et réhabilité. 0 cœur d'aristocrate sensible aux « ridi- cules de la liberté », tête de libéral et de césa- rien assez hardie pour dénier à Buonaparte « tout XIV PREFACE talent politique », assez lucide aussi pour regretter Buonaparte ou le désirer pour le dessèchement des marais pontins, Stendhal, qui vous sentiez même « tout royaliste » « devant la pauvreté prude des républiques », nul critique chétif ne vous proposera le vain simulacre d'un ordre à introduire dans votre délicieuse Babel, mais, puisque j'ai notre expérience à vous raconter, me voilà certain de vous voir subitement ému de l'offre, et vous asseoir, croiser vos jambes, darder les mêmes yeux que les pères gaulois quand ils écoutaient les histoires des voyageurs à quelque carrefour de l'antique forêt. Nous aussi, Stendhal, avons fait le grand voyage que l'homme ne choisit pas. Nous en avons souffert et couvert les rudes étapes et, à vous retrouver au bout des temps subis, les distances morales en deviennent plus faciles à mesurer. Ah ! que vous êtes loin ! Vous vous aimiez et nous nous aimons, hélas ! comme vous. Mais ce qui vous charmait le plus profondément dans ce narcissisme intellec- tuel, où cela est-il aujourd'hui ? Je veux dire : qu'est-elle devenue, votre liberté ? Pas un esprit bien né qui ne traîne des fers pesants. Ecoutez- nous, Stendhal : pas un qui ne les aime. Vous verrez pourquoi, tout à l'heure. Je demande pour le moment, où est ce sentiment de libération intellec- tuelle qui fut comme la pulsation et la respiration de votre pensée. PREFACE XV Pour VOUS mieux libérer, vous aimiez courir aussi loin que possible de vos cadres originels. Après de spacieux séjours à l'étranger que vous abandonniez au hasard des rencontres et des paresses, il vous plaisait de revenir, de pensée ou de corps, dans les parages du foyer pour y goûter l'acre plaisir de comparaisons dédaigneuses et d'acerbes critiques des travers du pays natal. N'avez-vous pas écrit que le patois de votre pays vous représentait toutes les idées basses de votre enfance ? Il vous paraissait très beau et très doux de comparer à cette enfance votre maturité, à cette stagnation votre libre pèle- rinage, à l'inexpérience le trésor des acquisitions, aux habitudes complaisantes la notion claire et haute des incommodités de la maison natale, à la cave ou au lit, au verger ou au potager ! « Eton- nant çoyageur! » comme dit le poète. Votre censure du « chez nous i) n'entraînait point d'aveuglement sur les autres pays : vous ne vous privez pas de témoi- gner votre pitié discrète ou publique aux révolu- tionnaires qui n'eurent point la chance ou l'honneur de naître Français. Ce genre de patriotisme, où le cœur était tout, coïncidait avec la confiance de votre esprit dans le nouvel essor de l'Europe moderne vers les idées que la France passait pour avoir inventées ; on allait, tout allait vers le plus com- plet affranchissement ; l'homme, hier citoyen de Grenoble ou de Paris, serait demain le Milanais ou l'Américain qu'il voudrait... XVI PREFACE De votre temps, Stendhal, ces tendances diverses réunies dans le même esprit, y faisaient excellent ménage. Un jeune homme à la vue perçante, l'au- teur de VHistoire de Trois Générations, nous a fait assister depuis aux métamorphoses par les- quelles cette cohabitation est devenue d'année en année moins facile. Il est né une Allemagne. Il est né un empire britannique. D'autres empires se pré- parent à l'ouest. D'autres, à l'extrême-orient. A ces nouveautés politiques correspondent d'autres nou- veautés dans les âmes. Entre ces idées et ces senti- ments, qui d'abord concordèrent, il s'est marqué tout d'abord des différences ou des distances, puis de l'incompatibilité. Cela est très sensible chez les Français contemporains, mais les changements de votre Italie adorée en seront des témoins plus décisifs encore. Oh ! certes vous l'aviez prévu ! Les petits princes de légende, les petites cours d'opé- rette ne vous avaient pas dissimulé le visage du grand peuple naissant. Moyennant les « deux Cham- bres » et la suppression de « l'infâme tribunal du Cardinal vicaire », vous comptiez que la facilité de la vie, la liberté de l'esprit, l'énergie des mœurs privées et l'effort national continueraient de con verger paisiblement. Or, quelque chose de cela s'est soutenu, mais quelque chose a varié. Et voici bien changé ce qui vous apparut la moitié de vous- même. Ecoutons le rapport d'un autre messager. Cette année même M. Lucien Corpecho a donné PREFACE XVII des nouvelles de la jeune Italie. Comme il la visi- tait pour le compte de sa patrie, il avait bonne- ment projeté de fonder sous le nom de Maison de Stendhal une sorte de Cercle franco-italien en vue d'entretenir et d'améliorer nos rapports avec nos amis et alliés. Il prenait bien son temps ! — Mon cher ami, lui dit un jeune écrivain de talent, le député-professeur Borgese, il est incon- testable qu'une maison franco-italienne au milieu de Rome présenterait mille avantages. Nous en accueillons le principe avec enthousiasme et vous nous trouverez tous prêts à vous aider de toutes manières à mettre ce projet à exécution. Mais ce que nous n'aimons pas, je préfère vous le dire franchement et vous arrêter dans une voie où vous trouveriez trop d'obstacles parmi nous, c'est le vocable sous lequel vous voulez placer cette maison ! « — Comment, m'écriai-je, Stendhal ! Mais trou- vez-moi au monde un écrivain qui ait aimé l'Italie comme lui, qui l'ait chérie au point de vouloir sur sa tombe une épitaphe qui le naturalisât citoyen de votre pays : Arrigo Beyle, Milanese. « Et Borgese de me répondre : « — Eh bien ! non ! Stendhal a aimé dans notre pays tout ce que nous détestons, il représente tout ce qui nous déplaît dans notre passé ; l'Italie auberge du monde ! patrie du dilettantisme, les petites prin- cipautés armées les unes contre les autres, le par- Ro.ME, Xaples et Florence. I b PREFACE ticularisme régional, les danseuses de San-Carlo, les ténors de la Scala, et par-dessus tout une Italie que les autres nations de l'Europe aiment comme une femme, mais qu'elles prennent en pitié, une Italie courtisane dont nous rougirions si elle avait vraiment existé, un magasin d'antiquités, le bric- à-brac du Quattro Cento et de l'Empire romain ! Non, mille fois non ! « Je vous avoue, mon cher ami, que je demeurai court ; et si le prince de Broglie n'avait été là, et avec une extrême habileté n'avait tourné la diffi- culté en proposant la fondation d'un Cercle franco- italien, c'en était bien fini de nos projets... » Corpechot ajoutait pour son compte avec l'éton- nement de la déconvenue : « Quant à ce qu'un Italien cultivé peut penser d'Henri Beyle, je crois bien démêler qu'il lui préfère infiniment Nietzsche. Le philosophe de Zarasthustra avait séduit nos voisins bien i)lus que nous-mêmes. Ils en avaient fait leur dieu, et professaient avec lui le mépris de cette culture historique à la Stendhal qu'ils considèrent comme hostile à la vie, propre à sape?- et à diminuer ce qui est actif et i'ii'ant. « J'ai beau protester que l'auteur de la Char- treuse de Parme représente pour nous tout autre chose ; ils tiennent sa pensée pour un article de luxe ; et, estimant ne pas posséder encore tout le nécessaire, ils regardent le superflu comme un objet PREFACE XIX de haine, selon la maxime nietzschéenne : — Le superflu est l'ennemi de la nécessité. « L'enseignement qu'ils vont chercher chez leurs ]>ropres auteurs, chez Dante, dont la prise sur les esprits n'est jamais diminué, chez (^arducci, chez Manzoni, c'est celui du courage, de l'activité créa- trice, de l'énergie et non plus ce scepticisme du promeneur dans le jardin de la science, cette gri- serie du passé qui, comme celle de l'opium, nous arrache à l'action et brise peu à peu en nous les ressorts de l'effort. » L'évolution s'est faite ainsi contre vous, Sten- dhal. Elle s'est faite aussi par vous. Les Cavour et les Garibaldi étaient de vos hommes. Vous les avez un peu pressentis, un peu provoqués à la vie. C'était en leur honneur que vous faisiez valoir l'aphorisme de leur poète que, « en Italie, la plante humaine naît plus robuste que partout ailleurs » et vous en attestiez volontiers comme Alfieri l'atro- cité des crimes qui se commettent sur cette terre brûlée. Innocente et coupable, frivole et sérieuse, âpre à la vie, au gain, bravant toutes les morts, nourrie de la confusion des idées de Nation puis- sante et de Liberté populaire, de l'ivresse des arts et de l'apothéose du génie, cette Italie seconde a commencé par recueillir et accorder vos plus belles contradictions. Mais la suite ! Mais l'autre , la troisième Italie, celle de « l'égoïsme sacré », des puis- XX PREFACE santés années de la guerre des peuples ! Mais le dogme d'airain que cette évolution suprarévolu- tionnaire implique et signifie, non seulement en Italie, mais partout ! Cette Italie, cette Civilisation tout entière, réduites à se défendre contre une bar- barie opaque, organisée très puissamment! D'abord épanoui de malignes joies, votre œil reflète ici des progrès d'une telle couleur qu'il vous faudra bien les nommer une reculade tragique. Ah ! Stendhal, Stendhîd, écoutez. L'Italie et le monde entier ont obliciué. Tout fait retour. D'un certain point de vue, réjouissez-vous : si à Ver- sailles la monarchie bourbonnienne vous a paru « plate », c'est-à-dire insuffisamment agitée et de glace pour la passion, voici venir des règnes neufs, qui sont corsés, qui sont farouches.- Ils vivent dans le goût de vos '( républiques héroïques >. de l'anti- quité moyennant des Marathons et des Salamines autrement meurtriers ! Si l'âme de Racine s'est étiolée à défaut de commotions dignes d'elle entre la paix de Westphalie et la paix d'Utrecht, par la faute du grand monarque ou de la dynastie, il se fonde entre les nations un mode d'existence où votre poète observerait à son aise, dans le réel immédiat, des drames à la taille de l'Agrippine ou du Joad. Seulement si la discipline de la Cour lui fut un fardeau, ce dont personne ne peut rien dire, une autre discipline lui serait imposée dont son âge ni le vôtre n'eurent idée. PREFACE Comment la supporterait-il ? Et vous-même, Stendhal ! Car cette discipline ne s'arrête plus ni aux corps ni même aux paroles et aux usages. Car l'es- prit y sera enrôlé et immatriculé comme le dernier des conscrits, l'activité littéraire réquisitionnée comme une meule de foin. Pis même : nul gendarme n'aura à s'en mêler. Ou à peine ! Cet embauchage des personnes et des idées obéira à la pression d'une contrainte moins physique et plus décisive. Ce n'est pas l'Etat, la société, ni le service d'état- major qui fera cet appel nominal des esprits, car nul ordre n'y pourrait rien : l'intelligence se con- traindra elle-même, et pour son salut. Un corps de dogmes poétiques et moraux, produit par la néces- sité de vivre, proposera, imposera les parti-pris de r « égotisme » national jusque dans ces recoins de l'âme où de telles interventions n'auraient été ni rêvées ni supportées autrefois. Citoyens de chaque Etat, patriotes de chaque patrie devront com- prendre et voir qu'à ces infâmes intrusions, à cette violation effrénée du plus secret asile des con- sciences correspondent utilité, convenance, nécessité, obligation spirituelle sacrée. Sans ces maux, quels maux plus cruels ! Aous nous trouvons placés entre la plus stricte observance des conditions de toute liberté et de toute vie ou la rapide éclipse de ces deux biens. Les conditions de la liberté de l'esprit et de la Rome, Xaples et Florence. I B. XXII PREFACE vie physique sont devenues nationales. Elles s'ef- fondrent sans la nation. Sans cette plante, pas de fleur, mais la servitude et la mort à coup sûr. Il n'y a rien à espérer d'une subversion populaire. Ou ce remède indésirable emporterait des désastres supé- rieurs. A la barbarie du dehors s'ajouterait le barbare d'en bas qui lui tendrait la main, comme nous ne l'avons que trop vu déjà. Plus leur valeur sera grande, haute leur dignité morale et intellec- tuelle, plus la Patrie moderne devra demander au poète et à l'orateur, au philosophe et au savant le coûteux sacrifice de victimes choisies au profond de leur âme. Au plus sublime de leur ciel intérieur, admirez-le, les Muses mêmes seront liées pour servir afin de ne pas périr. Quelque pays qu'elles habitent, Ethiopie ou Thulé brumeuse, leur poésie sera som- mée de soutenir que nulle part un territoire ne découvre de paysage plus délicieux, ne porte fruits plus doux, ne donne de vins comparables, ni de pain si substantiel et n'abrite de meilleures mœurs, ni plus libres, ni cependant plus vertueuses, les femmes y jouissant de l'égal monopole du bien et du beau et les honteuses proportions d'adultère et de bâtardise étant mises à la charge de tribus d'hommes établies sous les autres climats. Stendhal, Stendhal, vous vous récriez et faites valoir l'extrême différence de ce patriotisme presque impie avec celui que vous avez connu : mesuré, sérieux et puissant. Mais c'est le même. Il n'y a de PREFACE XXIII changé en lui que le temps auquel il a atîaire. C'est le même sentiment vrai. Enfant, comme l'Amour, du besoin et de la richesse, il s'impose sans le vouloir : ne croyez pas que nous en soyons venus aux articles d'un covenant artificiel ou d'un cant frivole, il ne s'agit plus de fiction morale. L'anankè génitrice montre ici son visage contracté de douleur, sa puissante et savante main. La loi nouvelle sort du genre de la vie qui n'est du reste pas nouveau : l'his- toire antique l'a connu au temps des migrations médiques, puis germaniques. Nos dures inventions du jour sont ce qu'elles furent jadis : des mesures de conservation, de salut ! Je ne dis pas qu'elles soient douces ni pures de maux. Je dis qu'à leur succès s'attache le destin de l'homme. Elles sont bonnes comparées à ce qui sans elles serait. Du temps de Miltiade et de Thémistocle, ce nationalisme intellectuel a sauvé. Le serment de la jeunesse de la cité antique sauva l'Europe de l'Asie. Plus tard, et faute de s'être gardé, et ])arce que le moraliste Sénèque, trop charitable au genre humain, l'avait emporté sur le poète Horace, si justement inquiet du destin de l'Etat, et parce que l'esprit stoïque prévalut sur l'esprit romain, l'indifférence du monde occidental à l'assaut barbare, sa négli- gence relative des règles d'effort défensif le livrèrent pour des siècles à ces convulsions qui furent aussi les mères de son sommeil. Très exactement nous vivons sous le coup des mêmes menaces : germa- XXIV PREFACE niques, islamiques, extrême-asiatiques. Il faut choi- sir de Miltiade ou d'Augustule. Nous n'avons même pas affaire à des conjonctures qui permettraient un choix véritable. Les choses ont choisi pour nous. Si les choses sont telles, si, par exemple, l'armée doit embrasser toute la nation; la guerre, intéresser et offenser la totalité du corps social ; si l'existence et les biens de chacun et de tous (et non seulement leurs éléments communs) sont mis en question par l'agresseur et l'envahisseur ; si les chocs des nations, jadis, politiques et militaires, visent à présent l'économie, autrement dit la maison et la vie privée; si le domaine public va tout envahir: alors, la mise en garde devra mobiliser dans les mêmes proportions tout notre privé à moins que nous soyons résignés à périr. La garantie de la liberté de chacun comportera une servitude de tous. Et vraiment tous, jusqu'au dernier : autant que la jeunesse, la vieillesse ; autant que le mâle adulte, la femme et l'enfant ; autant que le matériel militaire, industriel et domestique, le spirituel des écoles et des corps savants, théâtres, salles de conférences, livres, journaux. Plus de cénacles retranchés, ni d'acadé- mies inactives ; plus de bois sacré ni de lieux d'asile, plus d'inamovibles loisirs. Tout cela étant, pour une part, de la force, est arraché à l'autonomie de l'esprit, lancé au gymnase, ajouté au pentathle. Au travail, tout et tous ! Au service intégral et uni- PREFACE XXV versel ! Ni laboureur à sa charrue, ni commerçant à son comptoir, ni artisan à son établi ne peut se dispenser de cet écot universel. Plus que pas un, l'esprit le doit, comme il se doit à la communauté si elle lui conserve existence et honneur. 0 mon libre Stendhal, il sera même demandé beaucoup plus que votre liberté : car il faudra que celle-ci soit aliénée de bonne grâce ! Entrain réfléchi, enthousiasme soutenu, on exige le cœur du cœur. Personne ne pourra sans injustice ni opprobre se réfugier au-dessus de l'universelle mêlée. Quand tout se donne et se prodigue, par quelle scandaleuse exception, seul l'esprit, le puissant esprit, se réser- verait-il ? Comment ce qui peut faire tant de force morale n'y tendrait-il pas ? Ce serait une trahison. Aucun homme d'honneur ne la désirera, ni aucune tête soucieuse de l'avenir. L'esprit, Stendhal, n'était pas libre dans les « républiques héroïques » par lesquelles d'ailleurs tout a été rêvé, inventé, mis en train : comment serait-il libre dans un monde bien plus menacé de finir au midi de son âge que ne le fut l'ancien d'avorter à son plus humble commencement ? Dans leur maturité splendide nos beaux fruits, étant réputés, sont disputés : ils imposent une défense au moins égale à celle qu'inspirèrent, en 480, les promesses de fleurs qui ne crevaient pas le bouton. Considérons quiconque se soustrairait à l'auguste, à l'harmonieuse convenance morale tirée de la nou- XXVI PREFACE velle forme physique de notre destin. Non seule- ment ces non-conformistes seront aussi injustes et aussi lâches que les conformistes courront le risque d'être « plats », mais voyez ! la révolte intérieure de quelques-uns contre l'intérêt de la vie de tous ne signifiera ni leur affranchissement ni leur énergie ; elle exprimera seulement leur ignorance irréfléchie, leur oppression par l'apparence, et l'incapacité de faire un choix générique et fort. Une pensée attentive à son point vital se dis- cipline : elle préserve ainsi le reliquat des possibilités et des réalités de la liberté. Au contraire, par intérêt mal compris, entreprend-elle la révolte et fait-elle l'indigne et misérable refus de collaborer : elle aven- ture tous ses biens, elle se trahit elle-même. Très faible en soi, cette anarchie a tort devant des cir- constances où la soumission sera la raison et le droit, 11 faut une cité debout, des murs intacts, des fron- tières sûres, un ordre intérieur à peu près résistant pour maintenir la vie commune de l'esprit ailleurs que dans la grotte des ermites ou dans la cave de conspirateurs ignorés, les uns et les autres incapables d'assurer nulle transmission, nul progrès. Pas de vie intellectuelle, pas de cercle pensant si l'on ne main- tient une société générale qui seule garde ses trésors, ordonne et polit ses acquêts. Même en ce xviii^ siècle évoqué, regretté à tort et à travers, l'élégance de la liberté dissolue était protégée par des forces : les forces mêmes que peu à peu elle détruisit. PREFACE XXVIÏ Mais voyez aussi comme les mœurs de la liberté ont été peu capables de durer par leur ])ropre eiïort : qu'elles ont peu survécu à leurs génitrices ! Les hautes sphères de la vie ont un besoin spécial de substance protectrice et de point d'appui. C'est ce qu'il faudrait sentir et prévoir en tout. Certes, d'autres forces défensives sont nées ; mais précisé- ment celles-là qui ont posé des conditions draco- niennes à la vie, à la pensée, aux arts, à la paix, à la guerre. Ni leur libéralisme ni leur démocratie ne représentent quelque chose de très malin ni de très humain. Admettons que, pour la liberté de l'esprit, nos ancêtres de l'ancienne France eussent peu. Nous avons moins encore. Ils avaient visé mieux. Mais nous avons beaucoup plus mal. Comparée dans toutes les règles à notre guerre et à notre paix, ni la guerre de Louis xiv, ni la paix de Louis xviii ne s'en tirent à leur dommage. Alors ? Alors, Henry Beyle, merci. Il en sourirait ou grognerait ou, fanfaron de vice, blasphémerait la démocratie pour se soulager, disant, par exemple, ce qu'il en a écrit : « Au xix^ siècle, la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, rai- sonnables, bornés et plats, littéralement parlant. » Et, par ce soupir étouffé, disons par cette porte ouverte sur un certain beylisme, ce que nous avons XXVIII PREFACE de réponses à sa furie contre le Pape ou les Jésuites, contre le parti prêtre ou la Restauration, n'appa- raîtrait pas trop éloigné de son cœur. Nous pour- rions rire ensemble plus largement et plus librement de son admirable Nathan, ce « lapidaire juif », « passionné pour la religion », qui « pousse à un point étonnant une sorte de philosophie tranquille et l'art fort utile de payer peu pour toutes choses », Aujourd'hui qu'un Nathan est devenu maire de Rome, et que d'autres sont rois à Paris, à Londres et à New-York, sans parler de ceux de Moscou (tant le spinozisme a fait de chemin dans le monde), on parvient à comprendre et même à regretter quelques-unes de ces « vexations » affreuses dont les « pauvres » compatriotes de Nathan, les « mal- heureux Juifs », étaient abreuvés par la méchante Rome papale : on les envoyait au sermon une fois l'an ! on les y condamnait à dormir, faute de bon prédicateur, et pour les mieux humilier on les faisait passer par cet arc de Titus où l'on voit des Juifs enchaînés depuis deux mille ans ! Ces raffinements de cruauté sont mesquins. Cependant ne valent- ils pas mieux que ceux de Lénine ? Notre Stendhal n'oublierait pas de trouver à ceux-ci un air de grandeur farouche ; mais y verrait-il une preuve des progrès et des aises du genre humain ? Il en douterait à demi. Ses changeantes doctrines feraient probablement une espèce de demi-tour défi- nitif, comme le jeu de fiches de Benjamin Constant. PRKFACE XXIX Peut-être aussi que daus la nouvelle existence que iu)us lui composons, la grande allaire de ses discours et de ses pensées, ce qu'il tenait pour le seul intérêt vrai de la vie eût décidément absorbé les considérations politiques et religieuses dont il a gonflé tous ses livres et qui y font ])arfois, avec les cancans des saisons et des pays, un petit effet de fatras. La tristesse des temps l'eût rabattu sur les travaux de sa science et de son art, dans le domaine où il fut maître, où la voix d'un demi-siècle l'appelle roi. Ce grand empire baissera-t-il ? Ou ne fera-t-il que durer ? Ou bien grandira-t-il encore ? Pour nous, l'autorité de l'analyste, du psychologue et du poète semble reposer sur un socle de diamant. Comme Paul-Louis Courier, de qui le style fait honte aux idées, mais beaucoup plus haut pour l'intérêt de la matière et la valeur de l'esprit, Henry Beyle est incomparable quand il s'agit de sentir juste, de voir clair et à fond, de donner en quelques paroles très simples l'abrégé des méandres d'une vie ou d'une pensée. La peinture y égale la pénétration : la première, de touche surveillée, volontaire, aiguë, la seconde conduite par les ardeurs et les violences d'une curiosité sans frein. Toutefois, comme l'écri- vain, le moraliste est gouverné par un goût résolu de l'essentiel, du pur : il y va droit, revient de même, et la vivacité du récit qu'il en fait trahit seul ce PREFACE que cette essence secrète, goûtée à fond, lui a communiqué de délices. Le style, justement réputé pour sa sécheresse excessive, mais pétillant d'un feu caché, parfois doré ou argenté d'une magnifique lumière, m'a toujours fait penser à ce que dit Jean Moréas de la beauté d'un arbre qui « se sert à peine de notre vue pour ébranler notre âme ». Le raiême Moréas qui le juge, en certains de ses livres, « distingué, puéril et plein de manies >, devait être sensible aux fautes de conduite ou de jugement prodiguées d'une page à l'autre : l'étourderie, l'im- pertinence, la fatuité presque sans limite, tous défauts auxquels le connaisseur ne se trompait pas. Cependant, moraux ou littéraires, ils auront servi. Sans son obsession cruelle et bouffonne du moi, il n'eut jamais appris à deviner autrui dans le miroir intérieur avec tant de sûreté et de certitude. Sans la brusquerie de ses partis-pris que lui dictait la voix du dieu mystérieux, il eut manqué plus d'une perception de l'universel. Sans le goût du trouble et de l'aventure, on sentirait moins clairement vivre et agir sa passion du vrai, sa haine militante du faux en matière de sentiment. Enfin, si on lui retranchait ce qu'il est permis de trouver étroit et borné, sa rage voltairienne du clair, du net, du défini, ne faudrait-il pas renoncer aux plus savantes réussites et aux gageures les plus fines d'un art achevé ? Cet art se cache. Le récit se dérobe à l'apparence PRKFACE XXXI de viser à aucun effet. II insiste le moins possible sur les « beautés )>. Il les ignore ou les enveloppe. Dans la page fameuse où quelques acteurs de la Char- treuse ne font qu'échanger leurs émois depuis le retour de Fabrice, il écrit à la hâte que « les pre- mières lueurs de Vaube vinrent avertir ces êtres qui se croyaient malheureux que le temps volait ». Une aussi excellente rapidité de touche, comble de l'art et de l'esprit, n'empêche pas Stendhal de savoir mettre en saillie l'image colorée et forte dont tout homme chantant et écrivant aimera d'habiller sa vérité ou son amour. Mais il la veut rare et sublime. La pudeur est une parure, la nudité en est une autre. Une ligne élégante se sufht, comme une taille belle et svelte élancée d'un jet pur. Néanmoins il y a de grasses complaisances, des mollesses voluptueuses dont Stendhal ne s'est pas interdit non plus l'aban- don et le mouvement détendu non exempt de grandeur. Il peut écrire : (c Nous trouvons sur cette colline cet air frais, Vaura de Procris dont on ne peut connaître le charme que dans les pays du tnidi. Couché sous de grands chênes, nous goûtons en silence une des vues les plus étendues de V univers. Tous les vains intérêts des villes semblent expirer à nos pieds ; on dirait que Vâme s^ élève comme les corps ; quelque chose de serein et de pur se répand dans les cœurs... » Ce qui suit ressemble à la page quelconque d'un traité de géographie, vivifié de XXXH PREFACE place en place par l'éclair de la poésie : « Au nord, nous aidons devant nous les longues lignes des montagnes de Padoue, couronnées par les sommets escarpés des Alpes, de la Suisse et du Tyrol. Au cou- chant, V immense océan de V horizon nest interrompu que par les tours de Modène ; à Vest, l'œil se perd dans des plaines sans borne. Elles ne sont terminées que par la mer Adriatique quon aperçoit les beaux jours d'été au lever du soleil ; au midi, autour de nous, sont les collines qui s' avancent sur le front de VAp- pennin ; leurs sommets... » Je défie qu'on lise la page à sa place dans le livre sans ressentir jusqu'à l'obsession les syllabes du cri sacré : Italiam, Italiam ! Ce grand art de la composition du réel n'a qu'à se déployer pour élever la simple nature de la majesté de l'histoire humaine à la dignité du symbole demi-divin. Ce n'est pas autrement que les pulsations de la lampe de Clélia atteindront aux secrets de la mystique de l'amour. Les justes répu- gnances d'un goût très vif mesurent d'ailleurs cette veine en ne tolérant que l'exquis. C'était le nécessaire et le suffisant pour ce naturaliste de l'âme prédestiné à ne cueillir que ces beautés du monde, honneur de nos jardins, raison d'être de nos vergers. Une discrétion farouche qui ressemblait à de la timidité, sans en être, le fit peut-être hésiter ou même retarder sur le démon créateur. Il lui est arrivé aussi de se lancer. Exemple, l'occasion fameuse où il a osé rassembler tout un système de PREFACE XXXIII peiisées et d analyses dans nu véritable myllie tiré des entrailles dn globe et qu'il « va se permettre », comme il dit, d'appliquer à la génération des choses de l'àme, dernier point des rêveries de l'humanité : « On se plaît à orner de mille perfections une femme de Vamour de laquelle on est sûr. On se détaille tout son bonheur ai'ec une complaisance infinie. « Laissez travailler la tête d^un amant pendant vingt-quatre heures et voici ce que vous trouverez. « Aux mines de sel de Salzbourg on jette dans les profondeurs abandonnées de la miiu' un rameau d'arbre effeuillé par V hiver. Deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes ; les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que les pattes d'une mésange sont garnies d'une infinité de diamants immobiles et éblouissants j on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. « Ce que f appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la décou- verte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. » Ce brillant phénomène de la cristallisation natu- relle était digne d'être sublimé du règne minéral jusqu'à cette demeure de Psyché Uranie. Le bel objet réel sert d'âme explicative, comme de lustre étincelant, à toutes les doctrines du livre de V Amour. Son nom mystérieux mais net y reparaît de chapitre en chapitre. Cependant la clef d'or en resta incom- plète ou elle-même inexpliquée. C'est longtemps après la naissance de son livre, très peu de jours avant Rome, Naples et Florence. I c XXXIV PREFACE sa mort, que Beyle songera à préciser comment lui est venue cette vue décisive et à rendre public le récit du détail de sa descente dans la mine de sel gemme, les discussions, comparaisons et généralisations qui suivirent : curieux fragment qui ne ressemble à rien qu'à du Stendhal, mais tient de la Fête galante et du Dialogue platonicien. En approfondissant cette beauté subtile, une Provence iTiédiévale eût élu notre Beyle pour grand maître d'amour. Il n'est pas un cœur d'homme ou de femme qui n'y distingue quelque chose de soi, et la raison universelle en reste éblouie et comblée comme il arrive chaque fois que l'esprit de l'homme se fait servir, se fait traduire par l'heu- Teux choix des nobles matières appropriées. Leur clarté ajoutée à la sienne la multiplie comme un corpuscule dans une flamme. Le mot portant quelque juste et utile image rend des services comparables -à ceux de la pure pensée. Charles Maurras. AVANT-PROPOS BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE Voici le troisième livre imprimé de Stendhal ; ce fut son premier succès. Rome, Naples et Florence parut un mois après VHistoire de la Peinture en Italie. La Bibliographie de la France l'annonce ainsi dans son fascicule du samedi 13 septembre 1817 : « N» 2916. Rome, Naples et Florence en 1817, par M. de Stendhal, officier de cavalerie : in-8° de 23 feuilles. Imprimerie de Egron à Paris. Prix : 4 francs. A Paris, chez Delaunay et chez Pélicier. » Sur la genèse du livre, les renseignements abon- dent dans la Correspondance ^. Il faut relire notam- ment les lettres des l^"" décembre 1817, 3 janvier, 21 mars et 20 novembre 1818, où Stendhal explique à Mareste que Rome, Naples et Florence est, en 1. Nous citerons toujours l'édition Paupe en 3 volumes (Paris, Bosse, 1908). XXXVI AVANT-PROPOS grande partie, son journal d'Italie ^, et, pour un peu, son journal de Paris. Ce fut sur les conseils de Cro- zet qu'il se décida à imprimer ^ ; il ajouta à ses notes quelques anecdotes qu'il avait recueillies de la bouche de Mareste (par exemple celle de la Bis- tecca) ^, quelques idées sur Alfieri *, sur la France d'autrefois ^, sur Schlegel et les Allemands ®, qu'il avait tirées de V Edinhurgh-Re'Aew pour les « mettre en circulation )\ et il envoya son manuscrit à l'im- primeur Egron qui trouva le titre '. On voit, par la 1. Dans le Journal d'Italie, M. Paul Arbclet a signalé les rapprochements à faire entre Rome, Xaples et Florence et le journal. Voir les notes, passim. 2. Cf. note de Stendhal, citée par Bussièro (Revue des Deux-Mondes, 1843) et par Paulin Limayrac dans sa notice sur l'Amour (Paris, Didier, 1853) : « En 1817, M. Darlin- « court publia Rome, tapies et Florence. Ce petit manuscrit « avait été fait pour ses amis, et sans nul dessein d'imprimer. « Il eut du succès... « 3. Cf. Appendice, tome II, page 172, 4. Cf. ibid., page 180. 5. Cf. ibid., page 199. 6. Cf. ibid., page 223. 7. Titre d'ailleurs des plus heureux. Le nom de Milan dans le titre aurait eu l'inconvénient d'appeler immédiate- ment sur le livre l'attention de la police autrichienne. — Il est difficile de s'expliquer pourquoi M. von Oppeln-Broni- kowski, dans sa traduction allemande de Rome, Naples et Florence, sur laquelle nous reviendrons plus bas, a cru devoir modifier le titre de Stendhal, et adopter celui de « Reise in Italien ». Le principal inconvénient de ce titre est, à notre avis, celui-ci : le lecteur non encore averti tend à considérer l'œuvre de Stendhal, que Colomb a appelée assez joliment <' sorte de primo grido sur l'Italie », comme un récit ordinaire de voyage, alors que la plupart des épisodes, des conversa- tions sont purement fantaisistes (par exemple : la rencontre AVANI-PnOPOS XXXVII lettre du 1'^'' ilécembre 1817, que Mareste ignorait tout, puisque c'est seulement dans cette lettre que Stendhal avoue au baron qu'il est l'auteur de la brochure ; mais le personnage assez peu connu que Stendhal appelle Van Bross ou Schmidt l'avait déjà deviné. Au demeurant, les Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase de M. Bombet, VHistoire de la Peiîiture en Italie de M. B, A. A., Rome, Naples et Florence de M. de Stendhal offrent de si nom- breuses ressemblances tant pour les idées que pour la manière de les exposer, qu'il était assez facile de les attribuer à un même auteur. Comme il l'avait fait pour ses deux premiers ouvrages, Stendhal fit imprimer Rome, Naples et Florence à ses frais. On n'a pas retrouvé le traité passé ^ avec l'imprimeur Egron, cet « homme d'es- avcc Rossini à Tcrracine, la présentation à Lord Byron à Venise, les entretiens avec le cardinal Lante, le voyage en Calabre, etc., etc.), et que Rome, Naples et Florence n'est qu'une peinture de l'Italie, et, par contraste, de la France^ telles que Stendhal les voyait ou les imaginait, ce qui revient au même. En d'autres termes, c'est plutôt Stendhal que l'Italie, qu'il faut chercher dans l'ouvrage, et c'est en quoi ce livre se distingue nettement des innombrables voyages en Italie qui l'ont précédé ou suivi. Le titre de « Reise in Italien )) serait, à ce point de vue, un vrai contre-sens. Voir un résumé des « fantaisies » de Rome, Naples et Florence dans Chuquet ( Slendhal-Beyle, pp. 327-330). 1. Il n'y en eut peut-être pas; voir deux pages plus bas la Convention verbale, du 17 juin 1817, confirmée le surlen- demain par la lettre d'Egron du 19. Rome, Naplf.s et Flouence. I c. AVANT-PROPOS prit fort poli, avec une face rappelant d'une manière singulière celle de J.-J. Rousseau '■■ ^ ; mais la Cor- respondance et les intéressants documents publiés par M. Paupe dans la Vie Littéraire de Stendhal ^. nous renseignent suffisamment sur les conditions de l'affaire ^. Egron s'engageait, moyennant le paiement par l'auteur de tous les frais d'impres- sion, de corrections, de brochage, etc., à lui rem- bourser trois francs par exemplaire vendu *, défal- cation faite des treizièmes, et vraisemblablement lui abandonnait tous ses droits à une deuxième édi- tion. Nous savons en outre, grâce à la minutie de Stendhal, que c'est le 17 juin 1817, à dix heures du 1. Lettre du 25 janvier 1818. Correspondance, tome II, p. .53. 2. Pages 30 à 38. Ces documents sont tirés d'un des volumes de manuscrits qui faisaient partie de la collection Chéramy. Ils sont entièrement corroborés par les documents de la Bibliothèque de Grenoble, où il existe notamment (R. 5896, tome XXIX, liasse) les reçus, signés Egron, des quatre sommes, s'élevant au total à 705 fr. 85, que Beyle lui paya en juillet et en août 1817. On se rappelle que Stendhal était alors à Paris ; on voit, par les reçus d'Egron, qu'il était descendu à l'hôtel d'Italie, place des Italiens. 3. Comment M. von Oppcln-Bronikowski, si au courant pourtant de ce qui se publie en France sur Stendhal, a-t-il pu, dans l'avant-propos de sa traduction allemande de Borne, Naples et Florence, painao en 1911, écrire les lignes suivantes : « Les honoraires de Stendhal pour la 1'^ édition furent de mille francs (?), somme qui était loin de couvrir les frais de Aoyage de l'auteur (?). Cette édition se vendit si mal (?), etc., etc. » ? Où le . critique allemand a-t-il pu prendre sa documentation ? 4. Cf. lettre déjà citée du 25 janvier 1818. AVANT-PROPOS XXXIX matin, qu'il s'entendit avec Egron pour l'impres- sion du volume. Voici en effet le curieux document, entièrement écrit de la main de Stendhal, que M. Dé- braye a trouvé à la Bibliothèque de Grenoble et qu'il a bien voulu nous communiquer : CONVENTION VERBALE avec M. A. Egron, rue des Noyers, Le 17 juin, à dix heure». Le 17 juin 1817. « Convenu qu'on imprimera les 12 feuilles pour le cinq juillet. « A 40 fr. la feuille, tirée à cinq cents, absolu- ment comme le petit carac»;ère du Louis XVI peint par lui-même ^. « 50 ex[emplaires^ en papier vélin. « M. Beyle corrigera les épreuves. « Couverture encadrée à l'allemande. « Convenu le 17 juin 1817, à 10 heures, entre M. Egron et M. Beyle. « On pourrait, en marchandant, obtenir à 35 ou 36. » 1. Qui venait de paraître chez Egron en mai 1817 : Louis XVI peint par lui-même, ou Correspondance et autres écrits de ce monarque: précédés d'une Notice sur ta vie de ce prince avec des Notes historiques sur sa Correspondance et ses autres écrits, 1 vol. in-8° de 32 feuilles. Prix : 7 francs. XL AVANT-PROPOS L'ouvrage fut tiré à 504 exemplaires, dont 4 sur vélin et 500 sur papier carré fin. L'imprimeur déboursa environ 930 francs de frais divers, sur lesquels Stendhal, au mois d'août 1817, lui avait déjà remboursé en espèces 705 francs : la vente, qui réussit, parfit le reste. En mars 1818, on avait déjà écoulé 226 exemplaires. Stendhal en avait pris pour lui 64 (dont les 4 sur vélin) ; 56 autres avaient été distribués pour la publicité ; il en restait donc en magasin 158, qui étaient presque entièrement écoulés en 1820 ^. Au total, on vendit environ 380 exemplaires, sur lesquels Stendhal, défalcation faite des treizièmes, et après avoir entièrement réglé Egron, gagna à peu près 120 francs-. Telle 1. Dans une lettre du 3 mars 1820, Stendhal prie son ami Mareste do prendre chez Egron les 15 ou 20 exemplaires de Rome, J\'aples et Florence qu'il avait encore, et « de les re- mettre à Delaunay en lui enjoignant de les vendre fort cher, le plus cher possible, 6 ou 10 francs (avi lieu de 4 fr., prix marqué) ; car ce sont les derniers. » Il s'agit bien dans cette lettre de Rome, Naples et Florence, et non de l'Histoire de la Peinture en Italie, comme l'a cru l'éditeur de la Correspon- dance en 1908. Le manuscrit, auquel nous nous sommes reporté, porte distinctement : « Je vous prie de reprendre les quinze ou vingt S*'. » L'éditeur de 1908 a cru lire : P""^, d'où l'erreur. Dans la correspondance de cette époque, le mot Stendhal désigne toujours Rome, Naples et Florence. Les prix indiqués de 6 ou 10 francs montrent d'ailleurs qu'il ne peut s'agir de l'Histoire de la Peinture en Italie qui se vendait 12 francs. Le nom de l'imprimeur Egron est éga- lement significatif. 2. Stendhal ne rentra d'ailleurs qu'assez tard dans ses débours ; en novembre 1821, étant à Londres, il rappelle encore à Egron « une bien petite affaire... le prix de 23 ou AVANT-PROPOS XLI est la maigre somme ([ue lui rapporta son vo- 33 oxoniplairrs irun<^ jx'litc l)i'Ocliiir(> inlihilro : Home, Naples et Florence en 1817 ». Ces exemplaires étaient en réalité au nombre de 40 ; Egron en régla le montant (111 francs pour 37 exemplaires, défalcation faite des treizièmes) le 13 décembre 1821 entre les mains de Marcstc, qui remit la somme le même jour à Beyle, ainsi qu'il résulte d'une anno- tation, non indiquée par l'éditeur de la Correspondance, portée par Mareste sur la lettre à Egron. Cette annotation est intéressante : elle permet d'abord de suivre exactement la fin du règlement des comptes de Rome, Naples et Flo- rence ; elle prouve ensuite qu'en tout cas, le 13 décembre 1821, Stendhal était rentré de Londres. Dès le 14 novembre 1818, Stendhal priait déjà Mareste d'aller réclamer à Egron une somme de 450 francs, soit le prix de 158 exemplaires de Rome, Naples et Florence restant encore en magasin le 1^' mars 1818, d'après un compte fourni par Egron à cette date. « Remettez (ces 450 francs) à M. Flory qui vous donnera une lettre de change, soit sur Milan, soit sur M. Robert à Grenoble, ça m'est égal. La copie, la simple copie de mon histoire du Monstre me ruine. » (Correspondance, tome II, pp. 219-220). Cette lettre, dans l'édition Paupe, est datée du 14 novembre 1820 ; mais c'est évidemment une erreur ; elle est du 14 novembre 1818 : Stendhal y accuse réception du Leckis (Balance du pouvoir) que Mareste lui avait envoyé le 26 septembre 1818, et le prie de ne pas lui envoyer Fudger Family, dont Mareste lui avait parlé dans cette même lettre du 26 septembre. (Cf. aussi lettre du 20 novembre 1818). Il résulte de ce redressement de dates une conséquence assez intéressante au point de vue de l'histoire des œuvres de Stendhal. Quel est ce monstre dont notre auteur s'occupe en 1818 ? Ce ne peut être l'Amour, comme l'éditeur de 1908 de la Correspondance l'a supposé d'après la date erronée de la lettre. Nous croyons qu'il s'agit de Napoléon ; nous sommes confirmé dans notre opinion : 1° par la présence, dans la Correspondance, à peu près à la même date (10 juillet et 18 août 1818) de deux fragments importants sur Napoléon, publiés par Romain Colomb sous forme de lettres à lui adressées ; 2° par la préface pour la Vie de Naj>oléou, de mai XLII AVANT-PROPOS lume ^ ; mais c'était un succès, comparé au fiasco complet de ses deux premiers livres. L'affaire fut sans doute meilleure pour les li- braires, sinon pour l'imprimeur. Les exemplaires se vendaient en effet plus de 4 francs, piix annoncé par le Journal de la Librairie. En 1824, Stendhal dit dans sa Correspondance que Delaunay vendit le dernier exemplaire 40 francs à un Anglais, ce qui n'a rien d'invraisemblable : nous avons d'autres témoi- gnages qui indiquent que, même pour les livres de Stendhal qui n'eurent aucun succès, une soi te de spéculation se faisait sur la vente. C'est ainsi que Madame Ancelot acheta foit cher, en 1825, un exem- plaire de V Amour ; on se rappelle d'autre part que le comte Daru, à son grand étonnement, paya 40 francs un « petit volume, de cet enfant ignorant comme une carpe » ", qui n'était sans doute autre chose que la première édition de Rome, Naples et Florence ^. 1837, qui débute ainsi : ' Le manuscrit que je présente au public fut commencé en 1816. » ; 3° par les manuscrits iné- dits de la Bibliothèque de Grenoble, dans lesquels on voit que Stendhal travaillait à Xapoléon dès 1815. 1. C'est ce qui nous paraît résulter d'une étude attentive de tous les documents que nous avons eus entre les mains. Nous ne pouvons suivre sur ce point l'opinion de M. Paupe, qui conclut que Stendhal « récupéra 395 francs après en avoir avancé 700 », d'oia il semblerait que Stendhal a été en perte de 305 francs, alors qu'il gagna en réalité 120 francs, gain modeste, mais qui dut le remplir d'aise. 2. Soiwenirs d'Egotisme, chap. viii. 3. Le faux- titre de la 2^ partie de Racine et Shakspeare AVANT-PHOPOS XLIII Aucun journal ne parait avoir rendu compte du livre en France ; Mareste, dans une lettre du 22 dé- cembre 1817 ^, parle bien à Stendhal d'un article pour le Journal de Paris, mais cet article ne vit pas le jour ; du moins les recherches que nous avons faites dans les périodiques du temps sont-elles restées sans résultat. Il est vrai que Stendhal priait ses amis ^ de s'occuper plutôt de la lie de Haydn, (Paris, 1825) porte au vorso l'indication suivante : Ouvrages du même auteur : ... Rome, yaples et Florence, 1 vol. in-8°, 30 francs (sic). 1. Cf. Vie Littéraire de Stendhal de .M. Paupc, pp. 21 et 22. 2. Cf. lettre du 21 mars 1818 : « Au lieu de faire un article sur Stendhal (= Rome, Xaples et Florence), articulez sur Bombet ( = Vie de Haydn) ; les 158 Stendhal ( = les 158 exem- plaires de Rome, Naples et Florence restant en magasin chez Egron le l^'' mars 1818) se débiteront d'eux-mêmes. » Comme il l'avait fait pour l'Histoire de la peinture en Italie, Stendhal avait d'ailleurs pris soin, dès l'apparition du livre, d'en faire distribuer des exemplaires aux personnalités les plus marquantes de l'époque, M°^6 de Staël, Mn»^ Réca- mier, la duchesse d'Abrantès, Jay, Manuel, Dupin, etc. Voir la liste publiée dans V Intermédiaire des cliercheurs et des curieux du 10 décembre 1885, d'après une note auto- graphe de Stendhal sur un exemplaire du tome I" de la Peinture, édition de 1817, qui appartenait à M. Maurice ïourneux, décédé récemment. M. Tourneux a lu par erreur : To send tJie tome II : .l/^ie dg Staël, etc., et croit, par consé- quent, que la note a trait au tome second de la Peinture. Or Stendhal a écrit : To send the Tour to M^^ de Staël, etc., ce qui veut dire : A envoyer le Voyage à, etc. Il s'agit bien évi- demment de Rome, Naples et Florence, et non de la Peinture. La première liste publiée par M. Tourneux [Distribution faite par le Vicomte) a donc trait à la Peinture ; mais la deuxième concerne Rome, Naples et Florence. Au reste, que les deux listes d'envois ne soient pas identiques, c'est ce qui est tout à fait normal. XLIV AVANT-PROPOS qui était payée, mais invendue, et de VHistoire de la Peinture en Italie, à la fois impayée et invendue, et dont la dette le poursuivit jusqu'en 1820. Néan- moins, la brochure eut les honneurs d'une édition spéciale à Londres, en français ^, d'un article de dix pages dans V Edinhurgh-Review ", où d'abon- dants extraits en français étaient cités, avec des éloges mêlés de critiques et de réserves, d'une traduction anglaise en 1818, et d'une deuxième édition française, considérablement augmentée, en 1826 ^. Et ceci nous ramène à la bibliographie. Pp.emière édition de Paris, 1817. Nous avons déjà indiqué, au début de cet avant- propos, le titre exact : Rome, Najdes et Florence en 1817, par M. de Stendhal, officier de cavalerie. C'est la première fois qu'apparaît le pseudonyme fameux^. Le titre porte en épigraphe douze lignes en anglais, 1. Voir plus bas. 2. N° 57 de novembre 1817. Nous aurons plusieurs fois, dans nos notes, l'occasion de revenir sur cet article, que nous nous contentons de mentionner ici. 3. Ainsi que d'un gros succès de curiosité en Italie, à Milan, s'il faut en croire Stendhal (lettre du 20 novembre 1818). II note déjà dans une lettre du 12 mars 1818 : « Lyon en 1817 (lire naturellement, Rome, Naples et Florence en 1817^ fait grand bruit hors de France. » 4. Ce qui n'a pas empêché M. Stryienski d'écrire : « Le nom de Stendhal ne fut inventé que plus tard : on le trouve pour la première fois sur la couverture de Racine et Shaks- peare en 1823. » (Soirées du Slendhal-Club, f'' série, p. 207). AVA?sT-PROPOS XLV données comme extraites des Mémoires (Tllolrroft ^. Le volume in-8° est exactement de 366 pages, dont VI pages liminaires, le texte commençant page 7 ^* On lit, aux pages v et vi, une préface, (jui a dis- paru en 1826 ^, et que Colomb n'a pas réimprimée en 1854 dans son Appendice. Les titres courants, suivant un procédé que Stendhal avait recominandé déjà à Crozet pour V Histoire de la Peinture en Italie, mais que Crozet avait négligé d'adopter, changent assez fréquemment au haut des pages, surtout dans les deux derniers tiers du livre ; une table des matières, qui occupe les pages 361 à 366, donne une série nouvelle et plus complète de titres ; quelques- uns sont piquants. Un errata de 35 corrections, sur un feuillet non chiffré, terminait le volume, mais il n'existe pas dans tous les exemplaires "*. Un assez 1. Elles étaient également citées dans une note du cha- pitre cxx de Vllisioirc de la Peinturs en Italie, mais comme extraites de la Biography of the A. Les Mémoires d'Holcroft, continués par Ilazlitt, avaient paru à Londres en 1815. 2. La pagination devrait donc être de vi-360 pages. 3. Elle devait être remplacée, en effet, par une nouvelle préface, rédigée en juillet 1824, et qui est restée inédite jusqu'à ce jour : nous la donnons en tète de notre nouvelle édition. 4. Notamment, il manque dans l'exemplaire de la Biblio- thèque Nationale. Cet errata avait pourtant été tiré à 500 exemplaires, comme le prouve le compte Egron de mars 1818 (Vie littéraire de Stendhal de M. Paupe, p. 31) ; mais il n'est pas encore mentionné dans un premier compte fourni par Egron le l^r septembre 1817 (Bibl. de Grenoble, R. 5896, tome XXIX, liasse). Il n'a donc été tiré qu'après cette date, ce qui expliquerait que tous les exemplaires ne le contiennent pas. Colomb l'a utilisé pour son édition de XLVI AVANT-PROPOS grand nombre de fautes défigurent le volume ; une des plus grossières a trait à l'indication des dates. Le journal daté de Pliniana, 21 juin, doit être en réalité du 21 juillet, et l'erreur se continue jusqu'à la fin : le voyage finit, dans l'édition de 1817, à Francfort, le 28 juillet, alors qu'il faut lire : 28 août. Colomb n'a pas vu l'erreur, l'a réimprimée en 1854, et nous avertit gravement dans sa Notice qu' (' un jeune officier de cavalerie, qui a cessé d'être Français en 1814, part de BerHn le 4 octobre 1816 et finit son voyage le 28 juillet 1817 » ^. Aucun carton, à notre connaissance, ne fut tiré pour cette édition : l'auteur avait, comme pour V Histoire de la Peinture en Italie ^, pris ses précau- tions vis-à-vis de la censure ; il avait « farci le vo- lume de notes pieuses et révérencieuses », qui ont disparu dans les éditions de 1826 et de 1854, mais 1854, mais a laissé de côté certaines corrections, sans raison plausible. 1. Dans sa traduction allemande de 1911, M. von Oppeln- Bronikowski a reproduit l'erreur, faute évidemnient de l'avoir aperçue. Au reste, tous les critiques français ou ita- liens se sont contentés, depuis cinquante ans, de répéter la phrase malencontreuse de Colomb. M. Paul Léautaud, dans ses Itinéraires de Stendhal (Collection des plus belles pages, Mercure de France, page 527), suppose notre voya- geur, soi-disant d'après la \^^ édition de Rome, A aptes et Florence, le 28 juin aux îles Borromées, le 8 juillet à Genève, le 10 juillet à Milan, le même jour à Lausanne, le 18 juillet à la Villa jMelzi, ce qui, il faut en convenir, même pour un voyage de fantaisie, est un singulier itinéraire. 2. Cf. lettre à Louis Crozet du 26 décembre 1810 (Corresp., tome n, p. 16). AVANT-PROPOS Xl.VlI que nous citerons dans la présente édition ^ : elles font le plus drôle d'effet dans un ouvrage dont les ten- dances étaient ouvertement libérales et matérialistes. C'est ce qu'a fort bien vu Colomb, qui nous dit dans sa Notice (2^ partie, Compositions littéraires) : « Beyle a prodigué dans Rome, Naples et Florence de grands éloges au Gouvernement de Louis XVIII : ce sont tout simplement des passe-ports ; on ne doit y voir que la crainte du procureur du Roi, et nulle- ment sa pensée sur la Restauration. » Au reste, il semble bien que ce soit le libraire lui- même qui ait imposé ces fameuses notes à l'auteur ; c'est du moins ce qu'on peut supposer d'après la lettre inédite suivante ^ : A. Egron, imprimeur de S. A. R. M^"" le duc d'Angoulême, rue des Noyers, n^ 37. J'ai l'honneur de saluer Monsieur Beyle ; je le prie de remettre à mon fils le commencement du ni[anu]sc[rit] sur l'Italie. Cet ouvrage vous coûtera, comme nous en sommes 1. Certains commentateurs ont reproché amèrement ces notes à Stendhal ; ils semblent avoir perdu de vue leur raison d'être. Valait-il mieux imprimer le livre avec les fameuses notes, ou ne pas l'imprimer du tout ? C'est là toute la question, et la réponse n'est pas douteuse. 2. Que nous a signalée notre ami, M. Paul Arbelet, et qu'a bien voulu rechercher et copier à notre intention M. Henri Débraye, de Grenoble. Elle se trouve, ainsi que la lettre qui suit, à la Bibliothèque de Grenoble, R 5896, tonne XXIX (liasse). XLVIII AVANT-PROPOS convenus, quarante francs la feuille in-S^ cicéro inter- ligné, tirée à cinq cents exemplaires sur carré fin, cor- rections ordinaires comprises. Nous n'avons point parlé de la brochure. Si vous voulez une jolie couverture en papier gris tendre avec vignettes, ce sera une dépense de trente francs ; la brochure des cinq cents exemplaires sera de cinquante francs. Ainsi votre lettre de change de fr. 600 sera employée. Je vais. Monsieur, mettre tous mes soins à l'impres- sion de votre ouvrage. De votre côté, veuillez avoir la complaisance de relire avec soin le m[anus]c[rit] pour éviter les remaniements, qui coûtent beaucoup, et nuisent à l'élégance de l'ouvrage. Je vous prie, surtout, de vouloir bien relire avec sang- froid, pour ôter tout ce qui pourrait nous brouiller avec les tribunaux. Je ne veux, en aucune manière, avoir des démêlés avec l'autorité. J'aurai soin de vous avertir si quelque passage me semble sortir des bornes libérales. J'ai l'honneur d'être, etc. A. Egron. 19 juin 1817. Le souci du libraire Egron pour l'emploi intégral de la lettre de change de 600 francs, son désir de ne pas avoir d'histoire avec le gouvernement, son projet de passer au crible de son jugement le texte de l'auteur, sont des plus touchants. 11 avait sans doute suffi à Egron de quelques conversations avec son nouveau client pour se convaincre que M. Beyle ne partageait pas toutes les idées de la maison ^. 1. Stendhal notait un peu plus tard sur un exemplaire de Rome, Naples et Florence qu'il voyait beaucoup de prêtres AVANT-PROPOS XI.IX Mais il fut ])leiiieinent rassuré par les uot(!s da Stendhal ; comme lui-même avait pris soin (h; faire imprimer partout Buonaparte au lieu de Bonaparte, tout marcha à souhait. Aussi Egron écrit-il à Sten- dhal, quelques jours avant la mise en vente, la petite lettre ci-dessous, que nous devons également à l'oliligeance de M. Débraye : 3 Septembre [1817]. Monsieur, On ne fera point d'afïiches ; on ne fera point de cou- vertures ^. L'ouvrage ne s'en vendra pas moins : tout ce qui nest pas raisonnable se vend. J'envoie un exemplaire au chef de la librairie ; et, s'il demande quelques cartons, on les fera. Je vous en instruirai. Lundi on mettra en vente. J'ai les adresses, et j'enverrai où vous désirez. A. E. autour du comptoir Egron (cf. tome II, page 117). Il note également, à la fin du tome I^"" de l'Histoire de la Peinture (exemplaire de M. Maurice Tourneux) : « 20 juillet 1817, revenant des Montagnes Beaujon, having finished the Tour and preparing for London. » Nous savons ainsi que If 20 juil- let 1817, Stendhal avait terminé Rome, Xaples et Florence, et se préparait à partir pour l'Angleterre. 1. L'ouvrage, dont nous avons vu, dans la précieuse bibliothèque de M. Jules Le Petit, aujourd'hui dispersée, depuis la morl de cet aimable bibliophile, un exemplaire broché presque à l'état de neuf, parut, en effet, avec une simple couverture de mauvais papier marbré ; il porte au dos une petite étiquette blanche, entourée d'un filet, avec l'indication : Rome, Xaples et Florence. Rome, Naples et Florence. I d AAANT-PROPOS Imprimés par Egron, les volumes étaient déposés chez les libraires Delaunay et Pélicier, chargés de la vente ; mais c'était à Egron seul que Stendhal avait affaire pour les règlements de compte. Deuxième édition de Londres, 1817. Très peu de temps après cette première édition, vraisemblablement en octobre 1817, parut à Londres, sans nom d'auteur, une édition spéciale, en français, du même volume, sous le titre suivant : Rome, Naples et Florence en 1817, ou Esquisses sur Vétat actuel de la société, des mœurs, des arts, de la littérature, etc. de ces cilles célèbres. Paris, chez Delaunay, libraire au Palais-Royal. Londres, chez Colburn, libraire. 1817», un volume in-8° de xii-353 pages, imprimé chez Schulze et Dean, 13, Poland-Street, Londres. La préface occupe les pages v et vi ; la table détaillée, les pages vu à xii ; le texte commence à la page 1 et finit à la page 353, sans errata ^. C'est un de ces exemplaires que le rédacteur de VEdinhurgh Review eut entre les mains, lorsqu'il rendit compte du livre dans le n" 57 de novembre 1817 : dès les premières lignes de l'article, le rédacteur informe les lecteurs que, bien qu'aucun nom d'auteur ne figure sur le 1. Miss Doris GunncU a bien voulu collationncr à notre intention rexcmplairc de cotte édition qui existe au British- Museuni de Londres. Nous lui adressons nos vifs remercie- ments. AVANT-PROPOS LI titre, les annonces des journaux attribuent le livre à un certain « baron Stendhal » ^. Il s'affit bien d'une édition spéciale, avec pa;j;inalion et justifi- cation toutes différentes de celles de l'édition fran- çaise ; nous n'avons pu en trouver, en France, aucun exemplaire. Sur cette édition de Londres, les renseignements nous manquent ; Stendhal n'y fait aucune allusion nulle part ^. Dans quelles conditions fut-elle impri- mée ? Il faut se rappeler ici que Stendhal avait fait en août 1817 un voyage à Londres, auquel très pro- bablement la traduction anglaise de la Vie de Haydn ne fut pas étrangère ^ ; il avait sûrement déjà entre 1. En It'li" de l'arliclc, figurt; lo titre détaillé du livre et l'indication bibliographique : in-8'', pp. 3G5 (= xii + 353). Les renvois aux pages du livre correspondent bien à l'édition anglaise (exemple : le passage sur le cardinal Consalvi renvoie aux pp. 122-123 ; or, dans l'édition française de Paris, ce passage se trouve aux pages 127-128). Par contre, en 1819, lorsque VEdiiihurgh Review (dans son n^ 64 d'octobre), dénoncera les emprunts de Stendhal, elle renverra aux pages de l'édition française (exemple : Alfieri, p. 194 ; la France d'autrefois, p. 220, etc.). Peut-être le titre détaillé : Esquisses, etc., est-il imité du titre du livre de L. Simond paru en 1816 : Voyage d'un Français en Angleterre pendant les années 1810 et 1811, avec des observations sur l'état politique et moral, les arts et la littérature de ce pays, et sur les mœurs et les usages de ses habitants. 2. Elle est toutefois annoncée ainsi au verso du faux-titre de la l'^^ partie de Racine et Shakspeare (Paris, 1823) : Ouvrages du même auteur : Rome, Xaplcs et Florence en 1817, 1 vol in-80, Londres, Colburn, prix : 10 francs. 3. Voir Y Avant-propos de notre édition de la Vie de Haydn des Œuvres complètes (Champion). LU AVANT-PROPOS les mains les bonnes feuilles de Rome, Naples et Florence imprimées par Egron à Paris. Demanda-t- il à Colburn d'éditer une traduction de son nouveau livre, comme Murray en avait publié une de la Vie de Haydn ? Et Colburn n'accepta-t-il cette propo- sition que moyennant le droit d'imprimer immédia- tement une édition spéciale du livre en français ? Stendhal eut-il à avancer les frais d'impression ? Cette édition rapporta-t-elle quelque chose à l'au- teur ? A combien d'exemplaires fut-elle tirée ? Nous en sommes réduits sur ce point, faute de docu- ments, aux conjectures. 11 y a là, pour Iss biblio- graphes de l'avenir, un petit coin de l'histoire des œuvres de Stendhal à éclaircir : nous signalons cette particularité aux stendhaliens anglais. Traduction anglaise de 1818. Elle parut à Londres, chez Colburn, sous le titre suivant: Rome, Naples and Florence in 1817; sketches of the présent state of Society, Manners, Arts, Litera- ture, etc., in thèse ceJehrated cities, by the Count de Stendhal ; 1 volume in-S*^ de xii-339 pages, avec une table des matières détaillée qui occupe les pages V à XI : cette table est imitée de celle de la première édition française, mais elle est plus développée. Quoique cette traduction ne dût rien rapporter à Stendhal puisqu'elle fut faite en dehors de lui, il en fut très flatté ; il l'annonça triomphalement à Ma- AVA.N r-l>UOPOS LUI reste ^. Elle est loin d'être d'une fidélité absolue. Certaines allusions mordantes à la sécheresse an- glaise, quelques passages jugés trop scabreux sont supprimés ; l'ami d'une dame italienne devient tou- jours le mari de la dame [huaband). Les faux-sens, les contre-sens abondent ^. Des paragraphes entiers sont escamotés sans raison. Troisième édition de 1826. En présence du succès de son ouvrage, Stendhal songea à une nouvelle édition : dès le mois de sep- tembre 1818, il annonce à Mareste qu'il a tout prêt un manuscrit de 450 à 500 pages, soit environ 30 feuilles d'impression ^ ; mais il met une condi- 1. Cf. Correspondance, lettre du 20 novembre 1818. 2. Exemple. Stendhal écrit de Naples, 27 février 1817, à propos du Saul d'Alfieri : « Ils (les Italiens) trouvent de la grâce tendre, à Vlmogène (allusion à l'iiéroïne du Cijni- béline de Shakspeare) dans Michol (fille de Saiil, et per- sonnage du drame d'Alfieri). » La traduction donne : « Thcy can find tender grâce in the Imogène of Michol », prenant ainsi la fille de Saiil pour un auteur ! Les balourdises de cette espèce ne manquent pas. Ceci rappelle les graves dis- sertations de M. G., dans la traduction de la Vie de Haydn, sur la basse dans les quatuors de Haydn et de Beethoven, et justifie pleinement les préférences de Stendhal pour the happii jcw. On n'a que peu de lecteurs, mais au moins ils vous comprennent. 3. Au nombre des additions projetées par Stendhal, il convient de mettre deux fragments importants : le Voya- geur et les Femmes, publiés par Colomb dans la Correspon- dance sous forme de lettre à lui adressée (Lettre de Milan, Rome, Xaples et Florence. I D. AVANT-PROPOS tien : c'est que cette nouvelle édition ne lui coûtera rien, ou à peu près. Il consentirait seulement à avancer deux cents francs ; l'imprimeur tirerait à mille exemplaires, soit mille francs de frais pour lui ; il en garderait trois cents qu'il revendrait à son profit, soit, à raison de cinq francs par exem- plaire, quinze cents francs ; il donnerait les sept cents autres exemplaires à Stendhal, à qui il rem- bourserait également, six mois après, l'avance de deux cents francs ^. Quelques mois après, apprenant que le Voyage a été traduit en anglais, il revient à la charge : « Si Egron ou Chanson veut print again ^ (imprimer une nouvelle édition) gratis ou à peu près, / can send inatter for four hundred or fîve hundred pages (je puis envoyer la matière de 400 ou 500 pages) ». Il nous est resté, de cette époque, un spécimen assez curieux du travail auquel se livra Stendhal. C'est un exemplaire relié de la première édition de Rome, Naples et Florence, interfolié, et portant de du 4 septembre 1820 ; édition Paupe, tome II, pages 201- 208), et peut-être un autre fragment publié dans la Corres- pondance (tome II, page 397) et daté de 1825 (mais Stendhal y parle encore d'une visite à Canova, lequel est mort en 1822). Ces fragnaents furent finalement écartés par Stendhal de l'édition de 1826. Il faut en rapprocher un article paru vers cette épociue dans le London ]\Iagazine et reproduit par la Re^'iie Britannique sous le titre: Les femmes de l'Italie (Avril 1827, no 22, pp. 337-362). 1. Lettres des 3 et 4 septembre 1818. 2. Nous rétablissons ainsi, d'après le manuscrit, le texte de la lettre du 20 novembre 1818, altéré dans l'édition Paupe. l AVANT-PROPOS LV nombreuses annotations autographes, datant toutes, semble-t-il, de 1818 (sauf une, ainsi conçue : Le 7 mars 182 [6], je commence à corriger la 3® édition) ; cet exemplaire se trouve à Civita-Vecchia, chez un descendant de Donato Bucci. M. Paul Arbelet, au cours d'un de ses séjours en Italie, il y a quelques années, a pu en avoir communication, et a dépouillé la plupart de ces notes, qui sont, soit des fragments de journal, soit des réflexions et commentaires sur le texte imprimé ; nous les citerons ^ avec l'aimable autorisation de M. Arbelet qui a bien voulu nous les réserver ^. Aucune de ces réflexions, qui sont de simples notes, n'a passé dans l'édition de 1826 ; elles sont rédigées d'ailleurs sous une forme des plus primesautières. Cependant, de nombreuses pages de l'édition de 1817 sont déjà coupées : ce sont celles que Stendhal était, dès cette époque, décidé à ne pas réimprimer, quitte à le regretter ensuite ^. On voit également (pie, dès 1818, il avait renoncé à l'épigraphe tirée des Mémoires d'Holcroft, mais hésitait entre la phrase de Mon- tesquieu « Comment peut-on être Persan ! » et six vers italiens de Manfred de Monti * : on sait qu'il 1. Sous la référence suivante : Exemplaire de Cùdta-Vecchia. 2. Voir la Re^me de Paris du 15 novembre 1917, article de M. Arbelet. 3. Il notait en 1827, sur l'ex. de Rome : « J'aurais dû... prendre trente pages à la fin du volume de la première édi- tion ». (Cf. note à la page 80 dti tome II). 4. Qu'il trouvait pourtant peu convenables pour Rome, LVI AVAXT-PROPOS utilisa ces six vers pour un nouveau titre de VHis- toire de la Peinture en Italie, qu'il fit tirer en 1820, réservant le fragment des Lettres Persanes pour Rome, Naples et Florence. Signalons enfin que Stendhal pensait publier en appendice, au cas où la nouvelle édition aurait deux volumes, un poème de Porta (Les disgrâces de Jean Bongee), la célèbre pièce de Grossi sur Prina, et un peu de VElefanteide de Buratti (texte et traduction) ^ : cette intention ne put être réalisée, faute de place ; on verra plus loin comment le libraire dut mettre un frein à la fureur stampante de Stendhal, pour ne pas laisser Rome, Naples et Florence s'étendre en trois, et peut- être quatre volumes. Mais la nouvelle édition projetée ne devait pas paraître de sitôt, et les événements de la vie de Stendhal, de 1819 à 1823, expliquent sufTisamment ce retard. De nombreuses lettres de la Correspon- dance ^ permettent de se rendre compte des pour- Naples et Florence, comme « donnant trop de sombre et de politique. » 1. Sur l'ex. de Civita-Vecchia, Stendhal avait noté dès 1818 que, d'une façon générale, il ne devait pas, pour une deuxième édition, ôter à son livre « ce caractère de légèreté aimable et de non-odieux qui délasse de la politique. » 2. Notamment les n^s 285 bis, 28G, 390. 391. 392, et même la fin du n" 455, dans le tome II de l'édition Paupe. Toutes ces lettres, datées dans cette édition de 1818, 1824 et 1827, doivent être de 1824. Par exemple, la lettre n^ 455 est datée, dans l'édition Paupe : Paris, le... août 1827. Or la lettre originale, à laquelle nous avons pu nous reporter, porte seulement : Vendredi, à une heure. L'indication : Paris, le... AVAN r-pr.opos Lvn parlers qui furent engagés en 1824 pour l'impression de rédition augmentée. La préface inédite que nous publions en tcte de notre édition est datée de Montmorency, le 30 juillet 1824, et le manuscrit de douze pages sur les Marionnettes de Rome (Cassan- drino, élève en peinture), rjue nous publions dans le Supplément, porte la note suivante : « Corrigé le 7 aoiit 1824 ». Stendhal fit même insérer dans les n^^ 9 et 12 du Globe, petit journal romantique dont le 1^^ numéro avait paru le 15 septembre 1824, une longue lettre, non signée, intitulée : les Fan- toccini à Rome, et contenant des fragments nou- veaux de Rome, Naples et Florence *. Finalement, ces pourparlers aboutirent au traité du 10 jan- vier 1826 ^. Delaunay s'engageait à publier trente feuilles in-8°, soit environ 500 pages, du même caractère que la première édition de 1817 ; le tirage devait être de 1.200 exemplaires. L'auteur recevait mille francs, dont cinq cents comptant, et cinq cents en un billet payable à six mois ; il se réservait, en j>lus de vingt-cinq exemplaires, le droit de faire une nouvelle édition, après l'écoulement de celle de 1826. août 1827 a été ajoutée après coup au crayon, et est sûre- ment fausse : car il est question dans la lettre de pour- parlers engag.-s pour une troisième édition de Rome, Xaples et Florence, pourparlers qui sont de 1824. 1. Voir notre Supplément, tome II, page 329. Aucun bibliographie n'avait encore sigaaii ce curieux document. 2. En voir le texte dans Comment a vécu Siendhal, p. 184. LV^I AVANT-PROPOS L'ouvrage, quoique daté de 1826, parut au com- mencement de 1827, en deux volumes in-8° de 304-348 pages, soit, avec les titres, la valeur de 41 feuilles 1 /4 d'impression (au lieu des 30 feuilles mentionnées dans le traité, et encore la fin du livre paraît avoir été écourtée) ^. La couverture, en papier gris, était imprimée, et portait, au milieu du verso du 2® plat, im trois-mâts, toutes voiles dehors, avec, en bas et à droite, la mention : De l'imprimerie d'A. Pihan-Delaforest. Les volumes sont ainsi annoncés dans le fascicule du samedi 24 fé- vrier 1827 de la Bibliographie de la France : « N^ 1488. Rome, Naples et Florence, par M. de Stendhal, 3® édition. 2 vol. in-8°, ensemble de 41 feuilles 1 /4. Imprimerie de A. P. Delaforest (1826) à Paris. — A Paris, chez Delaunay, au Palais-Royal. Prix : 10 francs. » Toutes les dates de l'édition de 1817 étaient chan- gées. La préface de 1817 était supprimée. La nou- velle préface, préparée par Stendhal en juillet 1824, n'était pas imprimée. Chacun des deux volumes portait en épigraphe ce passage de Montesquieu : « Ah ! Monsieur, comment peut-on être Persan ! » Les titres courants changeaient presque à chaque page ^ : une table détaillée, occupant les pages 335 à 348 du 2^ volume, en donnait toute la série. 1. Voir notre note à la page 80, tome II. 2. Sauf à partir de la p. 293 du '2^' volume (journal de Rome). Voir à ce sujet notre note à la page 80, tome II. AVANT-PROPOS LIX On remarquera les mots « troisième édition » figu- rant sur le titre : c'est que Stendhal considérait comme seconde édition, soit l'édition française de Londres de 1817, soit la traduction anglaise de 1818 ^, et n'était pas fâché de rappeler son succès au public. Il n'en est pas moins vrai qu'au point de vue biblio- graphique français, l'édition de 182G n'est que la secotide. Les cartons de 1827. Une mention spéciale doit être faite des cartons de 1827. Les bibliographes n'ont pas manqué de signaler, à propos de l'édition de 1826, que des cartons pour le tome II, de la valeur d'une demi- feuille, soit huit pages, ont été tirés en mars 1827 chez Pihan-Delaforest et ajoutés à certains exem- plaires. Ces quatre cartons ^, ou feuillets de re- 1. Voir la préface inédile que nous publions dans la pré- sente édition. A remarquer toutefois que Stendhal emploie les termes de « seconde édition » (en projet) dans une lettre du 3 septembre 1818, c'est-à-dire bien après l'édition fran- çaise de Londres de 1817, et qu'il ne paraît avoir connu la traduction anglaise de 1818 qu'au nîois de novembre (voir lettre du 20 novembre 1818) : il y a donc apparence que Stendhal, en employant en 1826 l'expression de « troi- sième édition », considérait comme seconde édition la traduc- tion anglaise. 2. M. Coiïc (Ermitage, 15 juin 190G) les a décrits, et a reproduit l'anecdote de Laodina. Ces cartons ne furent pas fabriqués à une date aussi éloignée que le dit M. Cofîe de la mise en vente de l'ouvrage, puisqu'ils m' sont postérieurs LX AVANT-PROPOS change, sont en effet annoncés dans le fascicule du samedi 17 mars 1827 de la Bibliographie de la France : « N° 1956. Rome, Naples et Florence : car- tons pour le tome II, pages 149-156, in-8°, d'une demi-feuille. Imprimerie Pihan-Delaforest, à Paris. A Paris, chez Delaunay, Palais-Royal, Galerie de Bois (cartons pour le n° 1488). » Mais, d'autre part, dans une lettre du 20 mars 1827, Stendhal dit que « l'imprimeur Delaforest s'est trouvé le très humble serviteur de la Congrégation : il a mis cinquante cartons ». Nous voilà déjà loin des quatre cartons signalés par les bibliographes. En réalité, le nombre en est encore bien plus élevé ; un collationnement minutieux d'un des exemplaires de l'édition cartonnée nous a permis d'établir que cent treize cartons ont été tirés par l'imprimeur, soit la valeur de deux cent vingt-six pages ! Ces cartons ou feuillets réimprimés ne sont pas tous marqués du signe *. Ils se répartissent ainsi dans les deux volumes de l'édition de 1826 : au que d'un mois à peine à C(Hlc mise en vente. En tout cas, il est certain qu'en 1906, l'auteur des intéressantes Chroni- ques stendhaliennes de l'Ermitage, qui cachait, sous le pseu- donyme de Cofïe, l'un des écrivains les plus originaux de notre époque, a eu entre les mains l'édition cartonnée et l'édition non cartonnée : comment n'a-t-il pas eu la curiosité de pousser plus loin ses investigations, de feuilleter et de comparer les deux éditions ? Il aurait, dès cette époque, fait l'ample moisson d'additions et de corrections inédites que nous avons faite nous-mèmc en préparant la présente édition. AVANT-PnOPOS tome I^^, 58 carions dont 33 marqués et 25 non mar- qués ; au tome II, 55 carions dont 30 marqués et 25 non marqués. Voici, à titre de curiosité, la liste des cartons non marqués : Tome premier : pj). 27-28, 47- 48, 61-62, 73-74, 77-78, 79-80, 95-96, 107-108, 121- 122, 123-124, 125-126, 139-140, 155-156, 159-160, 175-176, 191-192, 203-204, 219-220, 221-222, 233- 234, 249-250, 281-282, 285-286, 297-298, et 303- 304, soit en tout 25 cartons. Tome deuxième : pp. 13-14, 23-24, 25-26, 31-32, 43-44, 89-90, 93-94, 143-144, 157-158, 159-160, 175-176, 185-186, 205- 206, 255-256, 267-268, 269-270, 271-272, 283-284, 297-298, 299-300, 307-308, 315-316, 317-318, 319- 320, et 333-334, soit en tout 25 cartons. L'édition comprend donc deux types d'exemplaires : les exemplaires non cartonnés, c'est-à-dire tels qu'ils sont sortis des presses (par exemple, celui de la Bibliothèque Nationale), et les exemplaires conte- nant les 113 cartons dont nous venons de parler (ce sont les plus nombreux). Dans beaucoup de ces cartons, l'imprimeur a rem- placé par des points, avec ou sans initiales, un cer- tain nombre de noms propres, de noms communs, de membres de phrases qui avaient paru au com- plet dans l'édition non cartonnée : ainsi un curé devient dans l'édition cartonnée un c... ; un évêque devient un év ; tel vieux légat est imbécile devient tel vieux est imbécile ; Dieu nous accorde un Napo- léon devient : Dieu nous accorde un ; un prince LXII AVANT-PROPOS nest quune cérémonie devient : un prince nés' quune ; /e bienfait d'une révolution devient : le hienfaitdCune ;etc., etc. Nous indiquerons dans nos notes les principales de ces suppressions, assez naïves en somme, et qui donnent à jienser que la censure, même sous Charles X, était satisfaite à bon compte 1. Aussi bien n'est-ce pas là le véritable intérêt de ces cartons. Ce qui en fait l'importance, c'est que Stendhal a profité de l'occasion pour introduire 1. La naïveté de la plupart de ces carions n'échappait pas aux contemporains ; voici, par exemple, comment s'expri- mait le Globe, dans son Bulletin littéraire du 7 avril 1827 (tome V, page 12), à propos de Rome, tapies et Florence: '( Ces spirituelles tablettes d'un voyageur qui a toute la suffisance d'un connaisseur en beaux-arts et d'un homme du monde ont été lues et relues par tout ce qui se pique de savoir-vivre : on a ri, on a loué beaucoup, on a quelqueiois sifflé ; et il y a en vérité dans le livre de bons motifs à toutes ces fantaisies des lecteurs. « Quelque jour nous dirons aussi notre avis, et nous le dirons avec la même liberté que l'auteur affecte envers tout h; monde. « Sa noblesse germanique, qui n'est qu'un pseudonyme dont chacun a le secret, ne sera pas blessée ; il a trop d'esprit et trop de bon goût. Pour aujourd'hui, nous ne nous per- mettrons qu'une petite observation. Est-ce malice, prudence d'auteur, ou peur de libraire, que ces points et ces lignes supprimées, qui interrompent à tout moment la suite des idées ? En vérité, bien souvent, il n'y a ni malice ni prudence à tout cela ; et en tout cas, des audaces par réticence ne sont guère aujourd'hui (jii'unc prétention, i Signalons en passant que ce Bulletin, qu'aucun biblio- graphe n'avait encore signalé, est la réponse à la lettre de Stendhal du 20 mars 1827, que l'on trouvera au tome II de la Correspondance, p. 454. AVANT-PROPOS LXIil dans le texte de son livre, réditjé souvent avec une hâte tro]) visible, une multitude d^additions et de corrections de style. Disons d'ailleurs dès maintenant que Colomb, pour son édition de 1834, s'est con- tenté 1 de réimprimer, avec des fautes nouvelles, Véditioii non cartonnée de 182G, laissant ainsi de côté toutes les corrections introduites par Stendhal dans V édition cartonnée, et nous procurant, sans s'en douter, le plaisir d'offrir aux souscripteurs de la présente édition un texte stendhalien sensiblement différent, en maint endroit, du texte de l'édition courante, et toujours sensiblement meilleur. Mais voici qui est plus curieux encore. Dans les loisirs que lui laissait son considat de Civita-Vec- chia, et vraisemblablement vers 1833, Stendhal, qui avait emporté avec lui un exemplaire de Védi- tion cartonnée de 1827, s'est amusé à rétablir de mémoire, en marge du lome II, les mots et les membres de phrase supprimés par la censure. Cet exemplaire est aujourd'hui à Rome ; M. Paolo Costa a pris la peine de dépouiller ces notes de Sten- dhal, et il les a publiées en 1906 dans un conscien- cieux article de la Xiiova Antolosia ^. Malheureuse- 1. Il connaissait pourtant, au moins par ouï-dire, les cartons do 1827. Il parle, dans sa Notice, des suppressions exigées par la censure, et qui ( donnèrent lieu à une multi- tude de cartons ». 2. Ps'o de juin 1906, pp. 483-495. Le Mercure de France a donné un résumé de l'article dans son n° du l®' juillet de la même année. LXIV AVANT-PROPOS ment, ses conclusions sont un jieu inexactes, en ce sens qu'il a, lui aussi, ignoré l'existence des exem- plaires non cartonnés de 1826, ce qui Fa amené naturellement à attribuer aux notes de Stendhal une importance qu'elles n'ont pas. Tous les pas- sages, rétablis par Stendhal en 1833 sur son exem- plaire cartonné, étaient en effet au complet dans les exemplaires non cartonnés de 1826, et quand les corrections de 1833 ne concordent pas tout à fait pour les mots (car, pour le sens général, cette con- cordance existe toujours) avec le texte de 1826, on sent qu'entre les deux, il faut préférer le texte de 1826, époque à laquelle Stendhal était dans tout le feu de la composition et en pleine possession de son sujet. Le travail de M. Paolo Costa, néanmoins, n'aura pas été tout à fait inutile ; car, parmi les notes portées par Stendhal sur l'exemplaire de Rome, il y a environ vingt nouvelles corrections de style, toutes excellentes, et que nous avons, bien entendu, intro- duites dans la présente édition, en les signalant chaque fois ^. L'exemplaire de Rome n'est d'ailleurs pas le seul, sur lequel Stendhal ait porté des annotations. M. Jules Le Petit, le bibliophile bien connu, possédait un exemplaire de l'édition cartonnée, la même par conséquent que celle de Rome, et contenant, comme 1. Sous la référence : Exemplaire de Rome. AVANT-PROPOS LXV l'exemplaire de Home, de n()ml)r('usos ailditiojis en marge de la main de Stendhal, à l'encre })our le i*^'"" volume, au crayon ])our le 2^ ; ce sont, soit des réflexions, soit des noms jiropres complétés ou rétablis intégralement. M. Le Petit avait bien voulu nous autoriser à dépouiller son précieux exemplaire, et nous indiquerons, dans le courant de notre tra- vail, les plus intéressantes des notes ^ ; les deux volumes Le Petit nous ont été particulièrement utiles pour identifier certaines initiales ou rétablir quelques noms de fantaisie. On nous pardonnera de nous être étendu avec quelques détails sur cette histoire de cartons, qui avait jusqu'ici écbappé aux bibliographes. Elle montre Stendhal sous un jour tout nouveau : Sten- dhal, bien avant la Chartreuse de Parme et les con- seils de Balzac, s'efîorçant de faire disparaître les négligences de style dont Rome, Naples et Florence et ses autres œuvres offrent trop d'exemples, et donnant ainsi un démenti piquant à sa théorie, trop absolue comme toutes les théories, du dédain de la forme. Pour en finir avec l'édition de 1826, disons qu'elle paraît, malgré le manque de pujjlicité 2, s'être débi- 1. Sous la référence : Exemplaire Le Petit. Cet exemplaire a passé, depuis, en vente publique, le 25 avril 1914 (Cata- logue de livres anciens et modernes, librairie Henri Leclerc, nO 171), et a été adjugé 1,100 francs. 2. Nous trouvons une annonce dans le Journal de Paris du 29 avril 1827, avec les deux ligues suivantes : « Nous Rome, !Xaples et Florence, I e LXVI AVANT-PROPOS tée assez vite. Un billet du 5 mars 1829 à Mareste nous montre que Stendhal entrevoyait comme pos- sible, à ce moment, une quatrième édition de Rome, Naples et Florence. D'ailleurs, il était fort mécon- tent du papier de la troisième édition, « plus laid que celui d'aucun autre ouvrage publié dans ce temps », Delaunay, pour s'excuser, disait qu'on l'avait tronipé. En tout cas, dans le traité passé avec le même libraire pour la vente des Promenades dans Rome, Stendhal eut soin d'introduire une clause relative à la qualité du papier. Quatrième édition de 1854. Nous arrivons enfin à l'édition de Michel Lévy frères, donnée en 1854 par Romain Colomb. La Bibliographie de la France du 10 février 1855 annonce ainsi le volume : « N^ 852. Rome, Aaples et Florence, par de Stendhal (llenry Beyle). Seule édition complète, entièrement revue et considéra- blement augmentée^. In-18° anglais de 12 feuilles 1 /9. reviendrons sur cette production d'un talent original, dont trois éditions publiées en peu d'années attestent le succès. » Le même B. L. qui, en 1822, avait fait un article sur l'Amour, devait sans doute en faire un sur Rome, Naples et Florence; mais le Journal de Paris cessa de paraître le 30 juin 1827. 1. Signalons que le prospectus de Michel Lévy frères annonçait, poiu" Rome, IS'aples et Florence, une préface iné- dite qui, {inaiement, ne parut pas. C'est la préface de 1824, que nous publions dans la présente édition. AVANT-PROPOS LXVII Im]">riinoric de Raçou à l'aris. A Paris, chez Michel Lévy frères. Prix : 3 francs ». On nous permettra ici de laisser, pour vin instant, la parole à Colomb. (' Il y a lieu de s'étonner », disait Colomb en 1836 dans la préface de son édition des Lettres sur V Italie de Ch. de Brosses (Paris, Levavasseur, 2 vol. in-8°), « il y a lieu de s'étonner que le meilleur ouvrage qui « ait été fait sur l'Italie soit à peu près inconnu. « Nous disons à peu près, car quoique imprimé, il « l'a été d'une manière tellement incomplète et « fautive, qu'on n'a pu se former une juste idée de « ce livre si gaiement écrit et où il y a parfois tant « de profondeur ; de ce livre séculaire et d'une viva- « cité si neuve et si attachante ; de ce livre où la vie « est toujours montrée du côté agréable, et où une « aimable familiarité s'allie si heureusement à l'élé- « vation des idées... « Trouvant dans le domaine public un ouvrage « charmant, indignement mutilé, nous résolûmes, « dès la première lecture, d'en donner une nouvelle « édition, digne à la fois du public et de l'auteur qui « avait excité, à si haut point, notre sympathie. « Nous nous mîmes clone à corriger l'édition de « l'an VII. Au moyen de recherches multipliées et « de soins minutieux, nous parvînmes à purger le « voyage de Charles de Brosses, de la prodigieuse « quantité de fautes qu'on semblait s'être plu à y « accumuler. Cependant, des passages inintelligibles, « ou présentant un sens faux, nous avertirent bien- LXVIII AVAXT-PROPOS « tôt, qu'outre la légèreté apportée dans l'im- « pression, on s'était permis de supprimer des « phrases entières et d'en tronquer beaucoup d'au- « très... » Il serait cruel de continuer cette citation ; car l'indignation légitime ressentie par Colomb contre l'édition de 1800 des Lettres de Ch. de Brosses est exactement celle que nous avons ressentie nous-même en collationnant l'édition de 1854 de Rome, Naples et Florence, préparée par... Colomb. Les expressions sévères, mais justes, de Colomb : ouvrage charmant indignement mutilé, prodigieuse quantité de fautes^ passages inintelligibles, etc., s'appliquent si rigou- reusement à son édition de Rome, Naples et Flo- rence qu'il eût paru regrettable de ne pas lui laisser le soin de la qualifier lui-môme. Sans doute, Sten- dhal a dit quelque part, dans sa correspondance, à propos d'un de ses livres : « Je me f... de la correc- tion et des virgules ^ » ; mais on pensera peut-être que Colomb a poussé trop loin, à ce point de vue, la piété stendhalienne. En plus des nombreuses fautes matérielles, dont quelques-unes grossières ^, portant sur les noms pro- 1. Lettre du 19 avril 1820. 2. Par exemple, Colomb imprime : la heltà duidesca au lieu de : la heltà guidesca ; — « il a plus de racines italiennes » au lieu de : « il a plus de raciness italienne » ; — « la force de son caractère milanais » au lieu de : « la force du caractère milanais » ; — « vous vous réfugiez dans iin café » au lieu de : « vous vous réfugiez au café (du théâtre = la buvette) » ; AVANT-PltOPOS près, la ponctuation, les citations, et nn'me sur le texte proprement dit, on peut reprocher à Colomb d'avoir remplacé les tables détaillées ])ar une sèche nomen- clature de noms de villes, d'avoir ignoré les car- tons de 1827 et travaillé uniquement sur l'édition non cartonnée de 1826, d'avoir, dans son Appen- dice (qui était en soi une excellente idée) laissé de côté maint passage intéressant, par exemple la petite préface de 1817, la présentation à Lord Byron, les femmes de Genève, d'avoir enfin incorporé dans le texte des passages entiers qui n'étaient que de simples notes dans les éditions originales. De nombreux tirages de l'édition de 1854, qui porte le titre tout à fait usurpé de « seule édition complète, entièrement revue et considérablement augmentée », ont été faits depuis cette époque par la librairie Michel Lévy frères, puis Calmann- Lévy, mais toujours sur les formes de 1854, si bien que les erreurs primitives subsistent dans les tirages récents. Traduction allemande de 1911. Mentionnons enfin, pour être complet, la traduc- tion allemande de M. von Oppeln-Bronikowski, parue à léna en 1911, sous le titre de Reise m Italien, titre — « la bonhomie de La Fontaine » au lieu de « la bonhomie de la Lombardie » ; — « il s'en accuse )> au lieu de « il s'en amuse », etc., etc. Voir nos notes critiques, à la fin du tome II. Rome, Xaples et Florence. I e. LXX AVA>'T-PROPOS sur lequel nous avons fait déjà des réserves plus haut. Les Stendhaliens doivent la plus grande reconnais- sance à M. von Oppeln-Bronikowski, qui ne con- tribue pas peu à répandre le goût de Stendhal en Allemagne^ ; nous formulerons néanmoins un certain nombre de ci^itiques. Sans compter quelques faux sens, bien excusables, certes, quand un texte aussi nuancé que celui de Stendhal est traduit par un étranger dans une langue étrangère, et spécialement la langue allemande, pourquoi, dans la traduction de Rome, Naples et Florence, le savant critique a-t-il supprimé des paragraphes, des phrases, des pages entières ? Il en résulte que les 440 pages de l'édition Calmann-Lévy sont réduites, dans l'édition alle- mande, à 332 pages. Pourquoi avoir voulu, malgré Stendhal qui avait justement tout fait pour éviter cette fusion, fondre les deux éditions de 1817 et de 1826 ? Il en résulte un imbroglio de dates assez choquant. Pourquoi avoir changé si arbitrairement la place et même la date de certains paragraphes ? On dirait que le traducteur allemand a voulu subs- tituer à l'ordre (ou au désordre) de Stendhal son ordre à lui, traducteur : voilà un principe qui ne peut être le nôtre. Quant aux notes, elles sont d'inégale valeur : nous pensons que même des lecteurs allemands n'ont pas besoin qu'on leur rap- pelle, par des notes spéciales, que Madame Elisa 1. Ecrit en avril 1914, AVANT-PHOPOS I.XXI était la sœur aînée de Napoléon Bonaparte, <|ue Caroline, reine de Naples en 1799, était la sœur de Marie-Antoinette, etc. Remarquables, par contre, sont les traductions en vers allemands (dont (juelques-unes de M. Broni- kowski lui-même) des vers italiens ou anglais cités par Stendhal ; nous aurions volontiers nous-mcmc essayé des traductions en vers, si la poésie française se prêtait, aussi facilement que la poésie allemande, à des traductions presque littérales. \J appendice de la traduction allemande contient également des choses intéressantes ; M. von Oppeln- Bronikowski, par exemple, a donné des fragments importants sur Monti, Pellico, Buratti, tirés des articles que Stendhal fit paraître dans certaines revues anglaises (Paris Monthly Review et New Monthly Magazine), articles anonymes, mais dont miss Doris Gunnell démontrera l'authenticité dans les deux volumes qu'elle prépare, pour la collec- tion des œuvres complètes de Stendhal, en colla- boration avec M, Emile Ilenriot, sous le titre de Lettres de Paris. Le critique allemand donne égale- ment un catalogue détaillé des historiens italiens cités par Stendhal, auquel nous ne pouvons que renvoyer les lecteurs, ainsi qu'une liste des Voyages en Italie, malheureusement des plus incomplètes : elle ne comprend que dix numéros. La liste donnée par Colomb à la fin de son Journal d'un voyage en Italie et en Suisse (Paris, 1833, pp. 458 à 465) com- LXXII AVANT-PROPOS prend, en en exceptant les ouvrages de Stendhal, vingt-neuf numéros, et elle n'est pas encore com- plète : il oublie par exemple Sharp (Letters front Italy, Londres, 1766), Smollett (Travels through France and Italy, Londres, 1778), Creuzé de Lesser (Voyage en Italie et en Sicile fait en 1801-1802, Paris, 1806), Semple (Observations on a journey through Spain and Italy to Naples... in 1805, Londres, 1807), Eustace, une des bêtes noires de Stendhal, et à juste titre (A classical tour through Italy, Londres, 1815) ^, etc. Il est vrai qu'il annonce seulement les principaux voyages « écrits ou tra- duits en français ». C'est à Colomb que nous ren- 1. Dans un article du Glohe du 13 février 1828 sur le Voyage en Italie de Simond (1828, 2 vol. in-8'^, Paris), Duvergier de Hauranne, qui venait lui-même de publier dans ce journal une petite série sur l'Italie (Voir n"^ du Glohe, des 7, 9, 18 et 23 août 1827), soi-disant interrompue par la censure (voir n° du 18 décembre 1827), passait rapidement en revue les divers auteurs qui avaient parlé de ce pays avant Simond, et n'oubliait pas de mentionner Stendhal et Rome, Naples et Florence. «.... De ces livres, aucun ne donne une idée aussi juste des mœurs italiennes que les divers écrits de M. de Stendhal. Malgré sa bizarrerie et son origina- lité souvent affectée, M. de Stendhal est certainement un observateur spirituel et fin. M. de Stendhal d'ailleurs s'est fait l'homme de l'Italie. Tout, sur cette terre enchantée, lui paraît bien ; il en adopte les goûts, les idées, les vices même, etc. » Disons, en passant, que Stendhal a répondu par avance à ce reproche d'affectation que les critiques lui ont de tout temps jeté à la face : « On peut avoir de l'affectation en apparence, sans manquer au naturel : voir Pétrarque et Milton. Ils pensaient ainsi. Plus ils voulaient bien exprimer leurs sentiments, plus ils nous semblent affectés. » Peinture en Italie, chap. CLXXI, note.) AVANT-PUOPOS LXXni voyons le lecteur, ainsi ([u'au catalogue donné par rérudit critique italien, M. d'Ancona, à la lin de sa récente édition du voyage de Montaigne. Il nous reste à indiquer brièvement comment a été établie la présente édition. Respectant les intentions de Stendhal lui-même, nous avons, comme Colomb, renoncé à essayer de fondre les deux éditions de 1817 et de 1826 ; nous avons donc suivi le plan de l'édition de 1854, en réservant pour V Appendice tous les passages de 1817 que Stendhal n'a pas replacés dans les deux volumes de 1826, y compris ceux que Colomb a omis. Il ne nous res- tait plus qu'à corriger les nombreuses fautes de texte et de ponctuation qui défigurent l'édition de 1854 ; nous avons pu le faire en nous servant : 1° De l'édition originale de 1817, grâce à laquelle nous avons pu déjà faire disparaître quelques fautes, et rétablir quelques noms propres ; 2^ De la traduction anglaise de 1818, qui nous a permis de corriger l'orthographe de certains noms propres anglais ; 3° D'un exemplaire de l'édition originale de 1817, ayant fait partie de la collection Stryienski, et sur lequel Stendhal a fait quelques corrections auto- graphes et ajouté une note curieuse sur l'ortho- graphe de Buonaparte (avec un L), adoptée par l'imprimeur Egron ; LXXIV AVANT-PROPOS 4° De l'exemplaire de Civita-Vecchia ; 5° De l'édition non cartonnée de 1826, celle que Colomb a prise pour base de son travail, et la seule d'ailleuT'S qu'il ait connue ; 6^ De Védition cartonnée de 1827, qui nous a fourni une inultitude d'additions et de corrections de style, restées jusqu'à ce jour inédites, personne ne les ayant encore signalées ^ ; 7° De l'exemplaire de Védition cartonnée appar- tenant à la Bibliothèque Victor-Emmanuel de Rome, et contenant de nouvelles corrections de style de la main de Stendhal (article de M. Paolo Costa de la Nuova Antologia, voir supra) ; 8^ De l'exemplaire de M. Le Petit (édition car- tonnée de 1827, avec des notes de Stendhal) ; 9° Des manuscrits autographes de la collection Chéramy, dont nous avons tiré une préface inédite à l'édition de 1826, ainsi que trois morceaux, égale- ment inédits, qui représentent le premier jet de trois rédactions définitives que Stendhal introduisit 1. Nous suivons toujours le texte de l'édition cartonnée, en indiquant en note celui de l'édition non cartonnée. Nous n'avons fait qu'une exception pour l'anecdote de Filorusso, remplacée, dans les cartons de 1827, par celle, beaucoup moins piquante, de Laodina. Il s'agit bien évidemment ici d'une anecdote dont la censure a dû exiger la suppression, en raison de ses tendances politiques : mais c'est précisément la raison pour laquelle elle nous a paru devoir être maintenue dans la présente édition. Nous publions au Supplément le texte complet des cartons de Laodina. AVANT-PROPOS plus tard dans l'édition de 182G. Nous publions dans un Supplément des fragments de ces trois morceaux, ainsi que l'article du Globe (les Fan- toccini à Rome), et un fragment du Journal d'un Voyage en Italie de Colomb, qui est évidemment une première rédaction du morceau sur le Méca- nisme du Gouvernement papal. Nous avons réimprimé les intéressantes tables détaillées, dressées par Stendhal lui-même, qui figurent dans les éditions de 1817 et de 1826, et reproduit, toutes les fois que nous l'avons pu, les divisions typographiques de certaines parties du livre (notamment pour le passage sur la France (T autrefois, les Pensées de Venise, etc.) Enfin, nous avons revu avec soin l'orthographe des noms italiens de villes, montagnes, rivières, etc., plus ou moins défigurés dans les éditions de 1826 et de 1854. Nous croyons, en somme, n'avoir rien omis pour offrir un texte aussi pur et aussi complet que possible du livre de Stendhal, qui est peut-être le plus charmant et le plus riche d'idées qu'il ait écrit ^. 1. Il notait lui-même le l^"" avril 1818 (exemplaire de Civita-Vecchia) : « Il [l'auteur] a peint ce qu'il a t'u, comme le Dante, en montrant son cœur. » AVAMT-PROPOS Un dernier mot sur nos notes ^ ; nous les avons faites sobres, à dessein. Quelques-unes seules sont un peu plus développées ; elles sont le fruit, soit de recherches personnelles, soit de dépouillements de documents, dont un peu tout le monde avait parlé avant nous, mais que personne, semble-t-il, n'avait lus ; les commentateurs, trop souvent, se repassent, sans les contrôler, tels ou tels renseignements faux, en ajoutant leurs propres erreurs à celles de leurs pré- décesseurs. Déjà, dans la Vie de Mozart, nous avons vu tous les critiques qui se sont succédé de 1854 à 1912, partir d'une note erronée de M. Anders et répéter après lui que cette vie était tirée de Schlich- tegroll et de Cramer, alors qu'en fait elle est tirée de Winckler : on verra des exemples semblables dans Rome, Naples et Florence. Nos autres notes sont de simples notes biblio- graphiques ou critiques. Nous persistons à penser qu'il serait fastidieux, dans des volumes qui ne sont pas destinés à des écoliers, de consacrer des pages entières de notes à rappeler, d'après les diction- naires, que Parini est l'auteur du poème satirique // Giorno, qu'on n'est pas exactement fixé sur la date de la mort du poète (?) Gohorry, que la Feî- 1. Le3 notes de Stendhal, marquées en chiffres, sont imprimées au bas des pages. Elles sont suivies de la mention : 1817 ou 1826, pour indiquer l'édition dans laquelle elles ont figuré pour la première fois. Nos propres notes, marquées du signe *, sont rejetées à la fin du deuxième volume. AVANT-PROPOS I.XXVII sina Pittrice de Malvasia est de 1G78, etc., etc. Heureux encore quand on ne nous donne pas tout au long des notices, tirées des mêmes dictionnaires, sur chacun des illustres carhonari que fréquentait Stendhal à Milan, sur la Révolution parthénopéenne, ou sur le prince Eugène ! Il doit être entendu, une fois pour toutes, que, pour lire avec plaisir le délicieux livre de Stendhal, il est nécessaire de posséder quelques notions pré- cises sur rhistolre de l'Europe pendant la période napoléonienne ^, et sur la littérature et les arts de l'Europe occidentale. « Rien n'est clair, disait Bussière en 1843 dans la Revue des Deux-Mondes ^, comme la petite phrase (de Stendhal), nette, et, quoique pleine, preste et concise. Tout le travail qu'il impose porte sur les pensées, mais c'est là un travail réel, indispensable, et qui, outre l'appli- 1. Sans oublier que les jugemeuls de Stendhal ont été écrits en 1817, c'est-à-dire au lendemain des grands événe- ments qui ont bouleversé l'Europe pendant cette période. Ce n'est pas un des moindres mérites de Stendhal d'avoir, dès 1817, et sans attendre le recul du temps, osé porter un coup d'oeil hardi et clairvoyant sur des événements aussi considérables. Rien n'est amusant, par exemple, comme de voir Victor Jacquemont reprocher à Stendhal, en 1825, de <( citer déjà Carnot parmi les héroïques », sous prétexte que « l'histoire de ce temps-là n'est pas encore faite ». Les esprits médiocres attendent, en effet, que « l'histoire » soit écrite, pour y conformer leurs jugements ; les esprits supé- rieurs, au contraire, jugent par eux-mêmes. 2. N° du 15 janvier 1843, pp. 250 à 299 ; c'est un des meilleurs articles de fond qui aient été écrits sur Stendhal depuis sa mort. AVAXT-PROPOS cation actuelle, demande souvent, pour aboutir à un résultat, toute une bonne éducation antérieure. Voilà derrière quelles difficultés il s'est barricadé ; voilà comment il s'est rendu inabordable à deux classes de lecteurs, en dehors desquelles il n'y a plus de foule : les lecteurs indolents et les lecteurs ignorants. » Les lecteurs indolents, pour qui penser est une peine, sont effrayés par les notes ; et quant aux lecteurs ignorants, qui prennent Michol pour un auteur de tragédies, les auteurs de notes pré- tendent-ils leur inculquer « l'éducation antérieure « qui leur manque ? Stendhal n'est fait ni pour les uns ni pour les autres. Ses vrais lecteurs trouveront toujours que les notes, pour reprendre le mot du poète, ne sont bonnes qu'à dégager un brouillard qui monte du bas des pages et vient obscurcir leur texte chéri. Toutefois, pour les innombrables noms de person- nalités italiennes, autres que littéraires ou artisti- ques, cités par Stendhal dans le cours de son ouvrage, nous avons cru devoir donner quelques indications spéciales ; nous nous sommes aidé notamment de r Histoire de V administration du roijaume d^ Italie pendant la domination française de Coraccini (La Folie), et des excellentes éditions de Confalioneri et de Manzoni, annotées par M. Gallavrcsi avec une élégante et sûre érudition. Nous avons procédé, au demeurant, avec une extrême circonspection ; car Stendhal a réalisé, dans Rome, Naples et Flo- AVANT-PROPOS LXXIX rencc, un si curieux amalgame de réalité et de fan- taisie, que l'on risque parfois de se tromper. Pour- tant, nous espérons que, telles qu'elles sont, nos notes, si elles ne satisfont pas complètement les érudits italiens, pourront ne pas être inutiles à des lecteurs français ; et c'est tout ce que nous deman- dons, l'objet de notre étude étant bien moins l'Italie que Stendhal. Daniel Muller. ROME, NAPLES ET FLORENCE Rome, Naples et Florence, I PRÉFACE Un libraire de Londres m'a fait l'honneur de donner une seconde édition de cette brochure. Car en vérité ce n'est pas un livre. L'auteur n'a pas même relu la plupart des notes sur lesquelles fut imprimée la première édition. En ce temps-là j'avais en horreur l'affectation * et j'étais bien résolu de ne pas mendier un succès littéraire à Paris auprès des journalistes. Je comptais ne jamais habiter cette capitale du monde qu'un mois tous les deux ans, pour voir les nouveautés dans les mœurs et au théâtre. Je pensais qu'on ne court la chance d'avoir quelque mérite qu'en étant soi- même, et que, pour réussir à Paris, il faut avant tout être comme les autres. J'avais en un mot toute la fierté d'un homme qui vient d'être heureux pen- dant six mois. Dans cette troisième édition, je présente au pu- blic mon livre de notes à peu près complet ; en 1817, la prudence m'avait obligé à ne pas imprimer beau- PREFACE coup de choses fort innocentes, et fort peu remar- quables assurément, mais qui pouvaient nuire en Italie à des personnes qui m'étaient chères. Ces motifs n'existent plus. La société où l'on s'amuse, la société à la mode *, change si fort en sept ans * ! Quel intérêt peut présenter aujourd'hui un por- trait de l'Italie telle qu'elle était en 1817 ? — C'est la réponse que j'ai faite aux personnes qui avaient la bonté de m'engager à donner * une nouvelle édi- tion. « Tous les voyageurs ne peignent que les choses « de l'Italie, les monuments, les sites, les aspects 'i sublimes qu'y présente la nature. Vous, m'a-t-on « dit, vous esquissez tant bien que mal les mœurs « des habitants, la société italienne, cet ensemble « d'habitudes singulières d'amour, de volupté, de « solitude, de franchise *, etc., qui laisse encore quel- « quefois échapper des grands hommes, un Canova, « un Rossini. Tandis qu'en Angleterre et en France, « l'affectation indispensable pour le succès et la « considération change tous les artistes en poupées. « La plupart des voyageurs français qui vont à « Rome pour jouir de la belle Italie et se donner « une année de délices, en reviennent mourant « d'ennui, sans avoir adressé la parole à trois « femmes de la société, et le plus beau moment « de leur voyage est celui de leur rentrée au café « Tortoni *. » Je n'ai pas changé vingt lignes à ces notes telles qu'elles furent écrites en 1817. J'étais heureux alors, PREFACE b et je ne respecte rien au monde comme le bonheur. Je ne ferai point * d'excuses au public de lui pré- senter un mauvais livre. Après les deux pages que je viens d'écrire, le lecteur le plus étranger à ma manière de sentir doit savoir à quoi s'en tenir. Si ce livre ennuie, on ne le lira pas ; on voit bien que c'est comme s'il n'existait pas. Il y aurait tromperie, si j'avais des amis parmi les gens de lettres qui dis- posent des journaux. Mais jamais l'on ne m'a fait le plus petit article. Le libraire qui vend un volume intitulé V Amour m'écrit la lettre suivante, que je reçois comme je corrige l'épreuve de cette page : Paris, 3 avril 182'.. Monsieur, Je désirerais bien être arrivé au moment où je devrais vous faire compte des bénéfices que j'es- pérais avoir sur votre ouvrage de V Amour, mais je commence à croire que cette époque n'arrivera pas, je n'ai pas vendu quarante exemplaires de ce livre, et je puis dire comme des Poésies san-ées de Pom- pignan : Sacrées elles sont, car personne n'y touche... J'ai l'honneur d'être, etc. F. MoNGiE l'aîné, libraire. Mes ouvrages dussent-ils rester sacrés, comme le dit élégamment M. Mongie *, cette circonstance Rome, Naples et Florence, I 1. 6 PREFACE funeste me semble moins humiliante * que la néces- sité d'aller dans le bureau du Constitutionnel sol- liciter un article. Je sais bien qu'en suivant ma méthode, l'on n'arrive guère à ce qu'on appelle ici de la gloire. Mais, si je voulais solliciter, j'irais à Rome demander une place de monsignore : c'est en vérité la seule que je désire *. Malgré tout ce que le vulgaire dit et imprime sur l'Italie *, un homme qui joue la comédie est aussi rare dans la société à Roine ou à Milan qu'un homme naturel et simple à Paris. Mais, dit-on, à Rome, on ne dit pas de mal de la religion : c'est comme ici un homme bien né ne prononce pas des mots grossiirs dans un salon. Vous croyez que l'Italien est un hypocrite con- sommé, toujours dissimulant *, et c'est l'être le plus naturel de l'Europe et qui songe le moins à son voisin. Vous le croyez un conspirateur profond, l'êtie prudent * par excellence, un Machiavel in- carné : voyez la niaiserie enfantine des conspira- teurs du Piémont et de Naples *. Montmorency, le 30 juillet 1824. ROME, NAPLES FLORENCE Berlin, 2 septembre 1816. — J'ouvre la lettre qui m'accorde un congé de quatre mois. — Transports de joie, battements de cœur *. Que je suis encore fou à vingt-six ans * ! Je verrai donc cette belle Italie î Mais je me cache soigneusement du ministre : les eunuques sont en colère permanente contre les libertins. Je m'attends même à deux mois de jroid àmonretour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir; et qui sait si le monde durera trois semaines * ? Ulm, 12 septembre. — Rien pour le cœur. Le vent du nord m'empêche d'avoir du plaisir. La Forêt Noire, fort bien nommée, est triste et imposante. La sombre verdure de ses sapins fait un beau contraste avec la blancheur éblouissante de la neige. Mais la campagne de Moscou m'a blasé sur les plaisirs de la neicre *. s STENDHAL Munich, 15 septembre. — M. le comte de... m'a présenté ce soir à madame Catalani. J'ai trouvé le salon de cette célèbre cantatrice i empli d'ambassa- deurs et de cordons de toutes les couleurs : la tête tournerait à moins. Le roi est vraiment un galant bomme. Hier, dimanche, madame Catalani, qui est fort dévote, s'est rendue à la chapelle de la cour, où elle s'est emparée sans façon de la fort petite tribune destinée aux filles de Sa Majesté. Un cham- bellan, terrifié de sa hardiesse, et qui est venu l'avertir de sa méprise, a été repoussé avec perte. Honorée de Vamitié de plusieurs souverains, elle croyait, disait-elle, avoir droit à cette place, etc. Le roi Maximilien a pris la chose en homme qui a été vingt ans colonel au service de France. Dans beau- coup d'autres cours de ce pays, terrible pour l'éti- quette, cette folie pouvait fort bien conduire * madame Catalani au violon *. Milan, 24 septembre. — J'arrive, à sept heures du soir, harassé de fatigue ; je cours à la Scala. — Mon voyage est payé. Mes organes épuisés n'étaient plus susceptibles de plaisir. Tout ce que l'imagina- tion la plus orientale peut rêver de plus singulier, de plus frappant, de plus riche en beautés d'archi- tecture, tout ce que l'on peut se représenter en drape- ries brillantes, en personnages qui non seulement ont les habits, mais la physionomie, mais les gestes des pays où se passe l'action, je l'ai vu ce soir. nOME, NAPLES ET FLOnENCE J 25 septembre. — Je cours à ce ])reniier théâtre du inonde : l'on donnait encore la Testa di hronzo. J'ai eu tout le temps d'admirer. La scène se passe en Hongrie ; jamais prince hongrois ne fut ])lus Tk-v, plus brusque, plus généreux, plus militaire que Galli. C'est un des meilleurs acteurs que j'aie rencontrés ; c'est la plus belle voix de basse que j'aie jamais en- tendue : elle fait retentir jusqu'aux corridors de cet immense théâtre ^. Quelle science du coloris dans la manière dont les habillements sont distribués ! J'ai vu les plus beaux tableaux de Paul Véronèse. A côté de Galli, prince hongrois, en costume national, l'habit de houzard le plus brillant, blanc, rouge et or, son premier ministre est couvert de velours noir, n'ayant d'autre ornement brillant que la plaque de son ordre ; la j)upille du prince, la charmante Fabre, est en pelisse bleu-de-ciel et argent, son shako garni d'une plume blanche. La grandeur et la richesse respirent sur ce théâtre : on y voit à tous moments au moins cent chanteurs ou figurants, tous vêtus comme le sont en France les premiers rôles. Pour l'un des derniers ballets, l'on a fait cent quatre-vingt-cinq habits de velours ou de satin *. Les dépenses sont énormes. Le théâtre de la Scala est le salon de la ville. 11 n'y a de société que là ; pas une maison ouverte. 1. Il n'est guère probable que ce qu'on disait des voix en 1816 se trouve encore vrai dix ans plus tard. (1826). 10 STENDHAL Nous nous çerrons à la Scala *, se dit-on pour tous les genres d'affaires. Le premier aspect est eni- vrant. Je suis tout transporté en écrivant ceci. 26 septembre. — J'ai retrouvé l'été ; c'est le moment le plus touchant de cette belle Italie. J'éprouve comme une sorte d'ivresse. Je suis allé à Desio, jardin anglais délicieux, à dix milles au nord de Milan, au pied des Alpes *. Je sors de la Scala. Ma foi, mon admiration ne tombe point. J'appelle la Scala le premier théâtre du monde, parce que c'est celui qui fait avoir le plus de plaisir par la musique. Il n'y a pas une lampe dans la salle ; elle n'est éclairée que par la lumière réfléchie par les décorations *. Impossible miême d'imaginer rien de plus grand, de plus magni- fique, de plus imposant, de plus neuf, que tout ce qui est architecture. Il y a eu ce soir onze change- ments de décorations. Me voilà condamné à un dégoût éternel pour nos théâtres : c'est le véritable inconvénient d'un voyage en Italie. Je paye un sequin par soirée pour une loge aux troisièmes, que j'ai promis de garder * tout le temps de mon séjour. Malgré le manque absolu de lumière, je distingue fort bien les gens qui entrent au par- terre. On se salue à travers le théâtre, d'une loge à l'autre. Je suis présenté dans sept ou huit. Je trouve cinq ou six personnes dans chacune de ces loges, et la conversation établie comme dans un salon. Il y a ROMF., NAPLES ET FLORENCE 11 des manières pleines de naturel et une gaieté douce, surtout pas de gravité *. Le degré de ravissement où notre âme est portée est l'unique thermomètre de la beauté, en musique ; tandis que, du plus grand sang-froid du monde, je dis d'un tableau du Guide : « Cela est de la première beauté * ! » 27 septembre. — Un duc de Hongrie (on a mis un duc, car la police ne souffre pas ici, sans de grandes difficultés, que l'on mette un roi sur la «cène : je citerai de drôles d'exemples) ; un duc de Presbourg donc aime sa pupille : mais elle est mariée en secret à un jeune officier (Bonoldi), protégé par le premier ministre. Ce jeune officier ne connaît pas ses parents : il est fils naturel du duc : le ministre veut le faire reconnaître. A la première nouvelle que le souverain veut épouser sa femme, il a quitté sa garnison et se présente au ministre alarmé, qui le cache dans un souterrain du château ; ce souter- rain n'a d'issue que par le piédestal d'une tête de bronze qui orne la grande salle. Cette tête et le signal qu'il faut faire * pour l'ouvrir donnent les accidents les plus pittoresques et les moins prévus ; par exemple *, le finale du premier acte, qui, au moment où le duc conduit sa pupille à l'autel, com- mence par les grands coups qu'un valet poltron, jeté par hasard dans le souterrain, donne contre le piédestal de la tête pour se faire exhumer *. 12 STENDHAL Le déserteur, poursuivi dans les montagnes, est pris, condamné à mort ; le ministre découvre sa naissance au duc. Au moment où cet heureux père est au comble de la joie, on entend les coups de fusil qui exécutent le jugement. Le quatuor qui commence par ce bruit sinistre, et le changement de ton du comique au tragique, seraient frappants, même dans une partition de Mozart : qu'on juge dans le premier ouvrage d'un jeune homme ! M. Solliva, élève du Conservatoire fondé ici par le prince Eugène, a vingt-cinq ans. Sa musique est la plus ferme, la plus enflammée *, la plus dramatique que j'aie entendue depuis longtemps *. Il n'y a pas un moment de langueur. Est-ce un homme de génie ou un simple plagiaire ? On vient de donner à Milan, * coup sur coup, deux ou trois opéras de Mozart, qui commence à percer en ce pays * ; et la musique de Solliva rappelle à tout moment Mozart. Est-ce un ccnton bien fait ? Est-ce une œuvre de génie * ? 28 septembre. — C'est une œuvre de génie * : il y a là une chaleur, une vie dramatique, une fer- meté dans tous les effets, qui décidément ne sont pas du style de Mozart. Mais Solliva est un jeune homme ; transporté d'admiration pour Mozart, il a pris sa couleur. Si l'auteur à la mode eût été Cima- rosa, il eût semblé un nouveau Cimarosa. Dugazon me disait, à Paris, que tous les jeunes gens qui se présentaient chez lui pour apprendre nOME, NAPLES ET FLORENCE 13 à déclamer * étaient de petits Talma. Il fallait six mois pour leur faire dépouiller le grand acteur *, et voir s'ils avaient quelque chose en propre. Le Tintoret est le premier des peintres pour la vwacitc d'action de ses personnages. Solliva est excellent pour la vie dramatique. Il y a peu de chant dans son ouvrage : l'air de Bonoldi, au premier acte, ne vaut rien ; Solliva triomphe dans les mor- ceaux d'ensemble et dans les récitatifs obligés, pei- gnant le caractère. Aucune parole ne peut rendre l'entrée de Galli, disputant avec son ministre, au premier acte. Les yeux, éblouis de tant de luxe, les oreilles, frappées de ces sons si mâles et si bien dans la nature, attachent tout de suite l'âme au spectacle : c'est là le sublime *. Les meilleures tragédies * sont bien froides auprès de cela. Solliva, comme le Cor- rège, connaît le prix de l'espace : sa musique ne languit pas deux secondes, il syncope * tout ce que l'oreille prévoit ; il serre, il entasse les idées. Cela est beau comme les plus vives symphonies de Haydn. l^'" octobre. — J'apprends (jue la Testa di bronza est un de nos mélodrames. Méprisé à Paris, la mu- sique en a fait * un chef-d'œuvre à Milan ; elle a donné de la délicatesse et de la profondeur aux sen- timents *. « Mais pourquoi, disais-je à M. Porta, aucun poète italien n'invente-t-il les canevas char- gés de situations frappantes qu'il faut pour la musique ? — Penser, ici, est un péril ; écrire, le 14 STENDHAL comble de l'inconséquence. Voyez la brise charmante et voluptueuse qui règne dans l'atmosphère, au- jourd'hui l^r octobre ; voulez-vous qu'on s'expose à se faire exiler dans les neiges de Munich ou de Berlin, parmi des gens tristes, qui ne songent qu'à leurs cordons et à leurs seize quartiers ? Notre cli- mat est notre trésor *. » L'Italie n'aura de littérature qu'après les deux Chambres ; jusque-là, tout ce qu'on y fait n'est que de la fausse culture, de la littérature d'académie. Un homme de génie peut percer au milieu de la platitude générale ; mais Alfieri travaille à l'aveugle, il n'a point de véritable public à espérer. Tout ce qui hait la tyrannie le porte aux nues ; tout ce qui vit de la tyrannie l'exècre et le calomnie. L'igno- rance, la paresse et la volupté sont telles, parmi les jeunes Italiens, qu'il faut un long siècle avant que l'Italie soit à la hauteur des deux Chambres. Napo- léon l'y menait, peut-être sans le savoir. Il avait déjà rendu la bravoure personnelle à la Lombardie et à la Romagne. La bataille de Raab, en 1809, fut gagnée par des Italiens *. Laissons les sujets tristes ; parlons musique : c'est le seul art qui vive encore en Italie. Excepté un homme unique, vous trouverez ici des peintres et des sculpteurs comme il y en a à Paris et à Londres : des gens qui pensent à l'argent. La musique, au contraire, a encore vin peu de ce feu créateur qui anima successivement en ce pays le Dante, Raphaël, ROME, NAPLES ET FLORENCE 15 la poésie, la peinture, et enfin les Pergolèse et les Cimarosa. Ce feu divin fut allumé jadis par la liberté et par les mœurs grandioses des républiques du moyen âge *. En musique, il y a deux routes pour arriver au plaisir, le style de Haydn et le style de Cimarosa : la sublime harmonie ou la mélodie déli- cieuse. Le style de Cimarosa convient aux peuples du Midi et ne peut être imité par les sots, La mélodie fut au plus haut point de sa gloire vers 1780 * ; depuis, la musique change de nature, l'harmonie * empiète et le chant diminue. La peinture est morte et enterrée. Canova a percé, par hasard, par la force de végétation que l'âme de l'homme a sous ce beau climat * ; mais, comme Alfieri, c'est un monstre ; rien ne lui ressemble, rien n'en approche, et la sculp- ture est aussi morte en Italie que l'art des Corrège : la gravure se soutient assez bien, mais ce n'est guère qu'un métier. La musique seule vit en Italie, et il ne faut faire, en ce beau pays, que Vamour : les autres jouissances de l'âme y sont gênées ; on y meurt empoisonné de mélancolie, si l'on est citoyen. La défiance y éteint l'amitié ; en revanche, Vamour y est délicieux ; ailleurs, on n'en a que la copie *. Je sors d'une loge * où l'on m'a présenté à une femme grande et bien faite, qui m'a semblé avoir trente-deux ans. Elle est encore belle, et de ce genre de beauté que l'on ne trouve jamais au nord des Alpes. Ce qui l'entoure annonce l'opulence, et je 16 STENDHAL trouve dans ses manières une mélancolie marquée. Au sortir de la loge, l'ami qui m'a présenté me dit : « Il faut que je vous conte une histoire. » Rien de plus rare que de trouver ici, dans le tête- à-tête, un Italien d'humeur à conter. Ils ne se donnent cette peine qu'en présence de quelque femme de leurs amies *, ou du moins quand ils sont bien établis dans une excellente poltrona (bergère). J'abrège le récit de mon nouvel ami, rempli de cir- constances pittoresques, souvent exprimées par gestes. « Il y a seize ans qu'un homn>e fort riche, Zilietti, banquier de Milan, arriva un soir à Brescia. Il va au théâtre ; il voit dans une loge une très jeune femme, d'une figure frappante. Zilietti avait cjuarante ans; il venait de gagner des millions ; vous l'auriez cru tout adonné à l'argent. Il était à Brescia pour une affaire importante qui exigeait un prompt retour à Milan. Il oublie son affaire. Il parvient à parler à cette jeune femme. Elle s'appelle Gina, comme vous savez ; elle était la femme d'un noble fort riche. Zilietti parvint à l'enlever. Depuis seize ans il l'adore, mais ne peut l'épouser, car le mari vit toujours. « Il y a six mois, l'amant de Gina était malade, car, depuis deux ans, elle a un amant, Malaspina, ce poète * si joli homme que vous avez vu chez la Bibin Catena. Zilietti, toujours amoureux comme le premier jour, est fort jaloux. Il passe exactement ROME, NAPLES ET FLORENCE 17 tout son temps dans ses bureaux ou avec Gina. Celle-ci, désespérée de savoir son amant en danger ■et sachant bien (|uc tous ses domestiques sont payés au poids de l'or pour rendre compte de ses dé- marches, fait arrêter sa voiture à la porte du Dôme, •et, par le passage souterrain de cette église, du côté de l'archevêché, elle va acheter des cordes et des habits d'homme tout faits, chez un fripier, rs'e sa- chant comment les emporter, elle passe ces habits d'homme * sous ses vêtements, et regagne sa voi- ture sans accident. En arrivant chez elle, elle est indisposée et s'enferme dans sa chambre. A une heure après minuit, elle descend de son balcon dans la rue avec ses cordes, qu'elle a arrangées grossiè- rement en échelle. Son appartement est un piano nobile (premier étage) fort élevé. A une heure et demie, elle arrive chez son amant, déguisée en homme. Transports de Malaspina ; il n'était triste de mourir que parce qu'il ne pouvait espérer de la voir encore une fois. « Mais ne reviens plus, ma « chère Gina, lui dit-il, quand elle s'est résolue à « partir, vers les trois heures du matin ; mon portier « est payé par Zilietti ; je suis pauvre, tu n'as rien « non plus ; tu as l'habitude de la grande opulence, « je mourrais désespéré si je te faisais rompre avec <( Zilietti. » « Gina s'arrache de ses bras. Le lendemain, à deux heures du matin, elle frappe à la fenêtre de son amant, qui est aussi au premier étage et donne Rome, Xaples et Florence, I 2 18 STENDHAL sur un de ces grands balcons en pierre si communs en ce pays ; mais elle le trouve dans le délire et ne parlant que de Gina et de sa passion pour elle. Gina, sortie de chez elle par la fenêtre, et avec le secours d'une échelle de corde, était montée chez son amant aussi par une échelle de corde. Cette expédition a eu lieu treize nuits de suite, tant qu'a duré le danger de Malaspina *. » Rien au monde ne semblerait plus ridicule aux femmes de Paris • et moi, qui ai l'audace de raconter une telle équipée, je m'expose à partager le ridi- cule *. Je ne prétends pas approuver de telles mœurs ; mais je suis attendri, exalté ; demain, il me sera impossible de ne pas approcher Gina avec respect ; mon cœur battra comme si je n'avais que vingt ans. Or voilà ce qui ne m' arrive plus à Paris. Si je l'avais osé, j'aurais sauté au cou de l'ami qui venait de me conter cette anecdote. J'ai fait durer le récit plus d'une heure. Il m'est impossible de n'être pas tendrement attaché à cet ami. 2 octobre. — Ce petit Solliva a la figure chétive d'un homme de génie. Je m'expose beaucoup -, il faut voir son second ouvrage *. Si l'imitation de Mozart augmente, si la i^ie dramatique diminue, c'est un homme qui n'avait dans le cœur qu'un opéra, accident fort commun dans le talent musical. Un jeune compositeur donne deux ou trois opéras, ROME, NAPLES ET FLORENCE 19 après quoi il se répète et n'est plus que médiocre : voyez Berton en France. Galli, beau jeune homme de trente ans, est sans doute le meilleur soutien de la Tetta di hronzo ; on lui préfère presque Remorini (le ministre), belle basse aussi, et qui a une voix très flexible, très travaillée *, chose rare dans les basses ; mais ce n'est qu'un bel instrument, toujours le même * et presque sans âme. Un cri partant du cœur : O jorlunato islanle ! dont la musique n'a pas vingt mesures, a fait sa réputation dans cet opéra. L'accent de la nature a été saisi par le maestro *, et reconnu avec trans- port par le public. La Fabre, jeune Française née ici, dans le palais du prince, et protégée par la vice-reine, a une belle voix, surtout depuis qu'elle a vécu avec le célèbre soprano Yelluti *. Elle est à ravir dans certains mor- ceaux passionnés. Il lui faudrait une salle moins vaste. Du reste, on la dit amoureuse de l'Amour. Je n'en doute plus, depuis que je lui ai vu chanter Stringcrlo al petto, au second acte, au moment où elle apprend que son époux, qu'on avait entendu fusiller, est sauvé. Un des confidents du ministre avait fait distribuer aux soldats des cartouches sans balles. Circonstance singulière et touchante, à la représentation de ce 20 STENDHAL soir, tout le théâtre est intéressé ^. Quand la Fabre est distraite ou fatiguée, rien de plus commun ; dans un sérail, ce serait un grand talent. Elle a vingt ans ; même mauvaise, je la préfère infiniment à ces chanteuses sans âme, à mademoiselle Cinti *^ par exemple. Bassi est excellent : ce n'est pas l'âme qui lui manque, à celui-là ! Quel bouffe divin s'il avait un peu de voix ! Quel feu ! quelle énergie ! quelle âme toute à la scène ! Il joue tous les soirs, depuis qua- rante jours, cette Tête de bronze ; n'ayez pas peur qu'il jette un regard dans la salle : il est toujours le valet de chambre poltron et sensible du duc de Hongrie *. En France, un homme d'autant d'es- prit (Bassi fait de jolies comédies) aurait peur d'être ridicule par l'importance qu'il met à son rôle, même quand personne ne l'écoute. Je lui ai fait ce soir cette objection ; il m'a répondu : « Je joue bien pour me faire plaisir à moi-même. Je copie un cer- tain valet poltron, dont mon imagination m'a pro- curé la vue les premières fois que j'ai joué mon rôle. Quand je parais en scène maintenant, fai du plaisir à être en valet poltron. Si je regardais dans la salle, je m'ennuierais à périr ; je crois même que je manquerais de mémoire. D'ailleurs, j'ai si peu 1. Madame la maréchale Ney était au spectacle (Xote de 1817). On parvient à la faire sortir avant le moment où l'on entend le feu de peloton qui exécute la sentence. (Ajouté en 1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 21 tic voix : si je n'étais pas bon acteur, (juc scrais-jc *? » — Pour une belle voix, comme pour la fraîcheur des attraits chez les femmes, il faut un cœur fioid *. Par une disposition instinctive, que j'ai bien observée ce soir sur le baron allemand Kœnijrsfeld *, ces êtres, tout âme, choquent les personnes de la très haute société qui manquent un peu d'esprit * : il leur faut des talents appris * ; ils trouvent de l'excès dans tout ce qui est inspiré. Hier, ce baron pointilleux grondait le garçon du restaurateur, parce qu'il n'avait pas écrit correctement son noble nom •sur sa carte. 3 octobre. — L'orchestre de Milan, admirable dans les choses douces, manque de brio dans les mor- ceaux de force. Les instruments attaquent timide- ment la note. L'orchestre de Favart a le défaut contraire. Il ■cherche toujours à embai'rasser le chanteur, et à faire le plus de bruit possible. Dans un orchestre parfait, les violons seraient français, les instruments à vent allemands, et le reste italien, y compris le chef d'orchestre. Cette place, si essentielle au chant, est occupée à Milan par le célèbre Alessandro Rolla, que la police a fait prier de ne plus jouer de l'alto : il don- nait dîs attaques de nerfs aux femmes *. On pourrait dire à un Français arrivant en ce pays : Cimarosa est le Molière des comi:>ositeurs, Rome, Naples et Fi-orence, I 2» 22 STENDHAL et Mozart le Corneille ; Mayer, Winter, etc., sont de? Marmontel. La grâce innocente de la prose de La Fontaine, dans les Amoui^s de Psyché, est reproduite par Paisiello *. 4 octobre. — J'ai visité aujourd'hui les fresques si touchantes de Luini à Saronno, la chartreuse de Carignano, avec les peintures à fresque de Daniel Crespi, fort bon peintre qui avait vu les Carrache et senti le Corrège. J'ai vu Castelazzo. J'ai été fort mécontent d'un château de Montebello, célèbre par le séjour que Bonaparte y fit en 1797. D'après le principe major e longinquo reverentia, dès ce temps- là Bonaparte ne voulait pas habiter les villes et se prodiguer. Leinate, jardin rempli d'architecture, appartenant à M. le duc Litta *, m'a plu. Ce cour- tisan de Napoléon n'a point fait la girouette depuis 1814 ; il a bravé courageusement les Tedeschi. Notez que Napoléon l'avait fait grand chambellan sans qu'il le demandât. M. le duc Litta a fait un livre, tiré à un exemplaire, qu'il a le projet de brûler avant sa mort. Il a, dit-on, sept à huit cent mille livres de rente. J'ai vu de loin, dans une allée de Leinate, la femme de son neveu le duchino ; c'est une des douze plus jolies femmes de Milan. Je lui trouve l'air dédaigneux des anciens portraits espa- gnols. Il faut bien se garder de se promener seul à Leinate : ce jardin est plein de jets d'eau destinés à mouiller les spectateurs. En posant le pied sur ROME, NAPLES ET FLORENCE 23 la première marche d'un certain escalier *, six jets d'eau me sont partis entre les jambes *. C'est en Italie que les architectes de Louis XIV prirent le goût des jardins comme Versailles et les Tuileries, où l'architecture est mêlée aux arbres. Au Gernietto *, villa du fameux dévot Mellerio *, il y a des statues de Canova. J'ai revu Desio, simple jardin anglais, au nord de Milan, et qui me semble l'emporter sur tous les autres. On voit de près les montagnes et le Rezegon di Lek (la Scie de Lecco) *. L'air y est plus sain et plus vif qu'à Milan. Napo- léon avait ordonné que les rizières et les prés mar- citi (arrosés constamment, on les fauche huit fois par an) seraient éloignés à cinq milles de Milan. Mais il avait accordé un délai aux propriétaires pour le changement de culture. Comme on trouve un avantage immense à cultiver le riz, les proprié- taires ont graissé la patte à la police, et au couchant de Milan, vers la porte Vercellina, j'ai vu des ri- zières à une portée de canon de la ville. Quant aux voleurs, on les rencontre à une portée de fusil presque chaque soir. La police est comme cslle de Paris *, elle ne songe qu'à la politique, et du reste fait tondre barbarement les arbres plantés par Napo- léon, pour açoir le bénéfice des fagots. Mais enfin, comme les espions eux-mêmes ont le goût italien, cette police a forcé les citoyens à faire des choses prodigieuses pour l'embellissement de la ville. Par exemple, l'on peut passer près des mai- 24 STENDHAL sons quand il pleut : des conduits de fer-blanc amènent les eaux des toits dans le canal qui passe sous chaque rue. Comme les corniches sont fort saillantes, ainsi que les balcons *, on est presque à l'abri de la pluie en marchant le long des maisons. Le lecteur se moquerait de mon enthousiasme, si j'avais la bonhomie de lui communiquer tout ce que j'écrivis, le 4 octobre 1816, en revenant de Desio. Cette charmante villa appartient au marquis Cusani, qui, sous Napoléon, voulut rivaliser de luxe avec le duc Litta *. Galli est enrhumé. On nous redonne un opéra de Mayer, Elena, qu'on jouait avant la Testa di hronzo. Comme il paraît languissant ! Quels transports au sestetto du second acte* ! Voilà cette musique de nocturne, douce, attendrissante^ vraie musique de la mélancolie, que j'ai souvent entendue en Bohême. Ceci est un morceau de génie que le vieux Mayer a gardé depuis sa jeunesse, ou qu'il a pillé quelqu3 part * ; il a soutenu tout l'opéra. Voilà un peuple né pour le beau : un opéra de deux heures est soutenu par un moment délicieux qui dure à peine six minutes : on vient de cinquante milles de distance pour entendre ce sestetto chanté par 1\P^6 Fabre, Remorini, Bassi, Bonoldi, etc., et pendant quarante représentations, six minutes font passer sur une heure d'ennui. Il n'y a rien de cho- quant dans le reste de l'opéra, mais il n'y a rien *. Alors on fait la conversation dans les deux cents ROME, NAPLES ET FLORENCE 25 petits salons, avec une fenêtre garnie de rideaux donnant sur la salle, qu'on appelle loges. Une loge coûte quatre-vingts sequins ; elle en coâtait deux cents ou deux cent cinquante, il y a six ans, dans les temps heureux de l'Italie (règne de Napoléon, de 1805 à 1814) *. Napoléon a volé à la France la liberté dont elle jouissait en 1800 et ramené les jésuites. En Italie, il détruisait les abus et protégeait le mérite. Après vingt années du despotisme rai- sonné de ce grand homme, ces gens-ci eussent peut- être été dignes des deux Chambres. Je vais dans huit ou dix loges ; rien de plus doux, de plus aimable, de plus digne d'être aimé que les mœurs milanaises. C'est l'opposé de l'Angleterre ; jamais de figure sèche et désespérée *. Chaque f 3mme est en général avec son amant ; plaisanteries douces, disputes vives, rires fous, mais jamais d'airs importants. Pour les mœurs. Milan est une république vexée par la présence de trois régiments allemands et obligée de payer trois millions à l'em- pereur d'Autriche *. Notre air de dignité, que les Italiens appellent sostenuto, notre grand art de représenter, sans lequel il n'y a pas de considéra- tion, serait pour eux le comble de l'ennui. Quand on a pu comprendre le charme de cette douce société de Milan, on ne peut plus s'en défaire. Plusieurs Français de la grande époque sont venus ici prendre des fers qu'ils ont portés jusqu'au tombeau. Milan est la ville d'Europe qui a les rues les plus 26 STENDHAL commodes ^ et les plus belles cours clans l'intérieur des maisons *. Ces cours carrées sont, comme chez les Grecs anciens, environnées d'un portique, formé par des colonnes de granit fort belles. Il y a peut- être à Milan vingt mille * colonnes de granit ; on les tire de Baveno, sur le lac Majeur. Elles arrivent ici par le fameux canal qui joint l'Adda au Tessin. Léonard de Vinci travailla à ce canal en 1496 ; nous n'étions encore que des barbares, comme tout le Nord *. Il y a deux jouis que le maître d'une de ces belles maisons, ne pouvant dormir, se promenait sous le portique, à cinq heures du matin ; il tombait une pluie chaude. Tout à coup, il voit sortir d'une petite porte, au rez-de-chaussée, un fort joli jeune homme de sa connaissance. Il comprend qu'il a passé la nuit dans la maison. Comme ce jeune homme aime beaucoup l'agriculture, le mari lui fait pendant deux heures, tout en se promenant sous le portique, et sous prétexte d'attendre la fin de la pluie, des questions infinies sur l'agriculture. Vers les huit heures, la pluie ne cessant pas, le mari a pris fort poliment congé de son ami, et est re- monté *. Le peuple milanais offre la réunion de deux choses que je n'ai jamais vues ensemble au même degré : la sagacité et la bonté. Quand il discute, il est le 1, The most comjortahle streeis. (1817.) ROME, NAPLES ET FLOnENCE 27 contraire des Anglais, il est serré comme Tacite ; la moitié du sens est dans le geste et dans l'œil : dès qu'il écrit, il veut faire de belles phrases toscanes, et il est plus bavard que Cicéron *. Madame Catalani est arrivée et nous annonce quatre concerts ; le croiriez-vous ? une chose choque tout le monde : le billet coûte dix francs. J'ai vu une loge pleine de gens qui jouissent de quatre-vingts ou cent mille livres de rente *, et qui, dans l'occasion, en dépensent le triple en bâtiments, se récrier sur ce prix de dix francs. Ici, le specta- cle est pour rien ; il coûte trente-six centimes aux abonnés. Poui cela, on a le premier acte de l'opéra, qui dure une heure ; on commence à sept heures et demie en hiver, et à huit heures et demie en été ; ensuite grand ballet sérieux, une heure et demie : après le ballet vient le second acte de l'opéra, trois quarts d'heure ; enfin, un petit ballet comique, ordinairement délicieux, et qui vous renvoie chez vous, mourant de rire, vers les minuit et demi, une heure. Quand on a payé son billet quarante sous, ou que l'on est entré pour trente-six centimes, on va se placer dans un parterre assis, sur de bonnes banquettes à dossier, très bien rembourrées : il y a huit à neuf cents places. Les gens qui ont une loge vont y recevoir leurs amis. Ici, une loge est comme une maison, et se vend vingt à vingt-cinq mille francs ; le gouvernement donne deux cent mille francs à V imprésario (l'entrepreneur) ; V imprésario 28 STENDHAL loue à son profit le cinquième et le sixième rangs de loges, qui lui valent cent mille francs : les billets font le reste. Sous les Français, l'entreprise avait les jeux, qui donnaient six cent mille francs * à mettre en ballets et en voix. La Scala peut contenir trois mille cinq cents spectateurs. Le parterre de ce théâtre est ordinairement à moitié vide, c'est ce qui le rend si commode *. Dans les loges, vers le milieu de la soirée, le cava- lier servant de la dame fait ordinairement apporter des glaces : il y a toujours quelque pari en train, et l'on parie toujours des sorbets, qui sont divins • il y en a de trois sortes : gelati, crepè, et pezzi duri \ c'est une excellente connaissance à faire. Je n'ai point encore décidé la meilleure espèce, et tous les soirs je me mets en expérience *. 6 octobre. — Enfin, ce concert de madame Cata- lani, si attendu, a eu lieu dans la salle du Conserva- toire, qui n'a pas pu se remplir. Il y avait quatre cents spectateurs tout au plus *. Quel tact dans ce peuple ! Le jugement est unanime ; c'est la plus belle voix dont on se souvienne, supérieure de bien loin à la Banti, à la Billington, à la Correa, à Mar- chesi, à Crivelli. Même dans les morceaux les plus vifs, madame Catalani semble toujours chanter sous un rocher ; elle a ce retentissement argentin. Quel effet ne produirait-elle pas si la nature lui eût donné une âme ! Elle a chanté tous ses airs ROME, NAPLIiS ET FLORENCE 20 de la même manière. Je l'attendais à l'air si tou- chant Frenar vorrei le lacrime. Ell(3 l'a chanté avec le même luxe de petits orne- ments gais et rapides que les variations sur l'air Nel cor più non mi sento. Madame Catalani ne chante jamais qu'une douzaine d'airs : c'est avec cela qu'elle se promène en Europe^ . 1. Ce soir nous avons eu : Délia Iroinha il suon guerriero. PORTOGALLO. Frenar vorrei le lacrime. Idem. Nel cor più non mi scnio, Paisiello. second concert, a milan. Dell ! jrenale le lacrime. Plccita. Ombra adorata, aspella. Crescentini. i^el cor più non mi senlo. Paisiello. TROISIÈME concert. Délia tromba il suon guerriero. PoRTOGALLO. Per queste amare lacrime. Oh ! dolce conlenlo. Mozart. quatrième concert. ■Son Regina. Portogallo. Dolce Iranquillilà. -30 STEÎSDHAL — Il faut l'entendre une fois, pour avoir un regret éternel que la nature n'ait pas joint un peu d'âme à un instrument si étonnant. — Madame Catalani n'a fait aucun progrès depuis dix-huit ans qu'elle chan- tait à Milan Ho perduto il figlio amato. — Peu importe le nom du compositeur, l'air que chante madame Catalani est toujours le même: c'est une suite de broderies, et la plupart de mau- vais goût. Elle n'a trouvé que de. mauvais maîtres hors de l'Italie. Madame Catalani a chanté cet air avec Galli et mademoi- selle Cori, son élève. Oh cara d'amore 1 de Guglielmi avec Galli. Sul margine d'un rio. MiLLICO. Clie momenlo non pensalo, terzetto de Puccita, avec Galli et Rcmorini. La voix de Galli ^ écrasé celle de la femme célèbre. CINQUIÈME CONCERT. Quelle pupille tenere. CiMAROSA, Che soave zefiretto. Mozart. Stanca di pascolare. MiLLICO. Frenar vorrei le lacrime. Portogallo. Là ci darein la niano. ^loZART. Dolce tranquillità. (yole de 1817;. ROME, NAPLES ET FLORENCE 31 Voilà ce qu'on disait autour de moi. Tout cela est vrai ; mais de noire vie peut-être nous n'enten- drons rien d'approchant. Elle fait la gamme ascen- dante et descendante par semi-tons, mieux que Marchesi, que l'on me fait voir au concert. Il n'est point trop vieux ; il est fort riche, et chante encore quelquefois devant ses amis intimes ; c'est comme son rival Pacchiarotti à Padoue. Marchesi a eu des aventures fort agréables dans sa jeunesse. On m'a conté ce soir l'anecdote singulière d'un homme fort respectable de ce pays-ci, qui a le mal- heur d'avoir la voix très claire. Un soir qu'il entrait chez une femme aussi célèbre par sa petite vanité que par ses immenses richesses, l'homme à la voix claire est accueilli par une volée de coups de bâton plus il crie du haut de sa tête et appelle au secours plus les coups de canne redoublent d'énergie. « Ah scélérat de soprano, lui crie-t-on, je t'apprendrai à faire le galant ! » Notez que c'était un prêtre qui parlait ainsi, et qui vengeait les injures fraternelles sur les épaules de notre citoyen, qu'il prenait pour Marchesi. Le soprano, profitant de l'anecdote, qui fit rire pendant six mois, ne remit plus les pieds chez la riche bourgeoise *. Aux lumières, madame Catalani, qui peut avoir trente-quatre à trente-cinq ans, est encore fort belle ; le contraste de ses traits nobles et de sa voix sublime avec la gaieté du rôle doit faire un effet étonnant dans V opéra buffa. Pour V opéra séria. 32 STENDHAL elle n'y comprendra jamais rien. C'est une âme sèche *. Au total, j'ai été désappointé. J'aurais fait trente lieues avec plaisir pour ce concert, je suis heureux de m' être trouvé à Milan. En sortant *, je suis venu au grand trot de mes chevaux chez madame Bina R... ; il y avait déjà trois ou quatre amis de la maison, qui étaient venus là du Conservatoire, tou- jours en courant, pour donner des nouvelles du con- cert à leurs amis, qui avaient voulu épargner dix francs. Or il y a près d'une demi-lieue *. La conversation ne se faisait que par exclamations. Pendant trois quarts d'heure, comptés à ma montre, il n'y a pas eu une seule phrase de finie. Naples n'est plus la capitale de la musique ; c'est Milan, du moins pour tout ce qui a rapport à l'ex- pression des passions *. A Naples, on ne demande qu'une belle voix ; on y est trop Africain pour goûter l'expression fine des nuances de sentiment *. Au moins, c'est ce que vient de me dire M. de Brème. 7 octobre. — J'oubliais ce qui m'a le plus frappé hier au concert de madame Catalani ; j'ai été pen- dant quelques minutes immobile d'admiration : c'est la plus belle tête que j'aie vue de ma vie, lady Fanny Harley *. Raphaël, ubi es ? Aucun de nos pauvres peintres modernes, tout chargés de titres et de cordons, ne serait cajjable de peindre cette ROME, NAPLES ET FLORENCE 33 tcte ; ils y voudraient placer V imitation de V antique ou le style, comme on dit à Paris, c'est-à-dire donner l'expression de la force et du calme à une figure qui est touchante précisément à cause de Vabsence de la force *. C'est par l'eiïet de l'air facile à émouvoir et par l'expression naïve de la grâce la plus douce, que quelques figures modernes sont tellement supé- rieures à l'antique. Mais nos peintres ne pourraient pas même comprendre ce raisonnement. Que nous serions heureux de pouvoir en revenir au siècle des Ghirlandajo et des Giorgion (1490) ! Nos artistes alors seraient au moins en état de copier la nature comme au miroir : et que ne donnerait-on pas d'un miroir où l'on verrait constamment les traits de lady Fanny Harley telle qu'elle était ce soir ! 8 octobre. — Je ne sais pourquoi l'extrême beauté m'avait jeté hier soir dans les idées métaphysiques. Quel dommage que le beau idéal, dans la forme de^^ têtes, ne soit venu à la mode que depuis Raphaël ! La sensibilité brûlante de ce grand homme aurait su le marier à la nature. L'esprit à pointes de nos artistes gens du monde est à mille lieues de cette tâche. Du moins, s'ils daignaient s'abaisser quelque- fois à copier strictement la nature, sans y rien ajouter de roide, fût-il emprunté du grec, ils seraient sublimes sans le sa^'oir. Filippo Lippi, ou le frère Ange de Fiesole, quand le hasard leur faisait ren- contrer une tête angélique comme celle de lady Rome, Naples kt Florence, I 3 34 STENDHAL Fanny Harley, la copiaient exactement. C'est ce qui rend si attachante l'étude des peintres de la seconde moitié du xv^ siècle. Je conçois que M. Cor- nélius et les autres peintres allemands de Rome les aient pris pour modèles. Qui ne j^référerait Ghirlandajo à Girodet ? 20 octobre. — Si je ne pars pas d'ici dans trois ours, je ne ferai pas mon voyage d'Italie, non que e sois retenu par aucune aventure galante, mais e commence à avoir quatre ou cinq loges où je suis reçu comme si l'on m'y voyait depuis dix ans. L'on ne se dérange plus pour moi, et la conversation con- tinue comme si c'était un valet qui fût entré. — « Plaisante manière de se féliciter ! s'écrierait un de mes amis de Paris ; je ne vois là que de la gros- sièreté. » — A la bonne heure, mais c'est pour moi la jjIus douce récompense des deux ans que j'ai passés autrefois à apprendre non seulement l'ita- lien de Toscane, mais encore le milanais, le pié- montais, le napolitain, le vénitien, etc. On ignore, hors de l'Italie, jusqu'au nom de ces dialectes, que l'on parle uniquement dans les pays dont ils portent le nom. Si l'on n'entend pas les finesses du milanais, les sentiments comme les idées des hommes au milieu desquels on voyage restent parfaitement invisibles. La fureur de parler et de se mettre en avant, qu'ont les jeunes gens d'une certaine nation *, les fait prendre en horreur à Milan. Par hasard, ROME, NAPLES ET FLORENCE 35 j'aime mieux écouter que parler ; c'est un avan- tage, et qui compense quelquefois mon mépris peu caché pour les sots. Je dois avouer, de plus, qu'une femme d'esprit m'écrivait à Paris que j'avais l'air rustique. C'est peut-être à cause de ce défaut que la bonhomie italienne a si vite fait ma conquête. Quel naturel ! quelle simplicité ! comme chacun dit bien ce qu'il sent ou ce qu'il pense au moment même ! Comme on voit bien que personne ne songe à imiter un modèle ! Un Anglais me disait à Londres, en me parlant de sa maîtresse avec ravissement : a II n'y a chez elle rien de vulgaire ! » Il me faudrait huit jours pour faire comprendre cette exclama- tion à uii Milanais ; mais, une fois comprise, il en rirait de bien bon cœur. Je serais obligé de com- mencer par expliquer au Milanais comme quoi l'Angleterre est un pays où les hommes sont par- qués et divisés en castes, comme aux Indes, etc., etc. « La bonhomie italienne ! Mais c'est à pouffer de rire », diront mes amis du faubourg Poissonnière, Le naturel, la simplicité, la candeur passionnée, si je puis m'exprimer ainsi, étant une nuance qui se mêle à toutes les actions d'un homme, je devrais placer ici une description en vingt pages de diverses actions que j'ai vues ces jours-ci. Cette description, faite avec le soin convenable et l'exac- titude scrupuleuse dont je me pique, me prendrait beaucoup de temps, et trois heures viennent de 36 STENDHAL sonner à l'horloge de San Fedele. Une telle descrip- tion semblerait incroyable aux trois quarts des lec- teurs. J'avertis donc seulement qu'il y a ici une chose singulière à voir ; la verra qui pourra ; mais il faut savoir le milanais. Si jamais le grand poète Béranger passe en ce pays, il me comprendra. Mais Saint-Lambert, l'auteur des Saisons, le courtisan de Stanislas, l'amant trop heureux de madame du Châtelet, eût trouvé ce pays-ci affreux. 25 octobre. — Ce soir, une femme brillante de beauté, de finesse, d'enjouement, madame Bibin Catena, a bien voulu essayer de m'apprendre le taroc. C'est une des grandes occupations des Mila- nais. C'est un jeu qui n'a pas moins de cinquante- deux cartes, grandes chacune comme trois des nôtres. Il y en a une vingtaine qui jouent le rôle de nos as, et qui l'emportent sur toutes les autres ; elles sont fort bien peintes, et représentent le pape, la papesse Jeanne, le fou, le pendu, les amoureux, la fortune, la mort, etc. *. Il y a d'ailleurs, comme à l'ordinaire, quatre couleurs (hastoni, danari, spade, coppe) ; les cartes portent l'image de bâtons, de deniers, d'épées et de coupes. M. Reina *, l'un des amis auxquels m'a présenté madame G..., me dit que ce jeu a été inventé par Michel-Ange. Ce M. Reina a formé l'une des belles bibliothèques de l'Europe : il a, de plus, des sentiments généreux, chose singulière et que je ne me souviens pas d'avoir ROME, NAPLES ET FLORENCE 37 jamais vue réunie à la hiblioinanie. Il fut déporté aux bouches du Cattaro en 1799. Si Michel- Ange a inventé le tarocco, il a trouvé là un beau sujet de disputes pour les Milanais, et de scandale pour les petits-maîtres français. J'en ai rencontré un ce soir qui trouvait les Italiens Itien lâches de ne pas mettre l'épée à la main vingt fois pour une partie de tarocco. En efTet, les Milanais ayant le malheur de manquer tout à fait de vanité, ils poussent à l'excès le feu et la franchise de leurs disputes au jeu. En d'autres termes, ils trouvent au jeu de tarocco les émotions les plus vives. Ce soir, il y a eu un moment où j'ai cru que les quatre joueurs allaient se prendre aux cheveux ; la partie a été interrompue au moins dix minutes. Le par- terre impatienté ciiait : « Zitti ! zitti ! », et la loge n'étant qu'au second rang, le spectacle était en quelque sorte interrompu. « Va a farti huzzarare ! » criait l'un des joueurs. — • « Ti te sei un gran cojo- nonon ! » répondait l'autre en lui faisant des yeux furibonds et criant à tue-tête. L'accent donné à ce mot cojononon m'a semblé incroyable de bouffon- nerie et de vérité. L'accès de colère paraît excessif et laisse toutefois si peu de traces, que j'ai remar- qué qu'en quittant la loge il n'est venu à l'idée d'au- cun des disputeurs d'adresser à l'autre un mot d'amitié. A vrai dire, la colère italienne est, je crois, silencieuse et retenue, et ceci n'est rien moins que de la colère. C'est l'impatience vive et bouffonne Rome, Xaples et Plorence, I 3. 38 STENDHAL de deux hommes graves qui se disputent un joujou, et sont ravis de faire les enfants pendant un moment. Dans ce siècle menteur et comédien {this âge of cant, dit lord Byron), cet excès de franchise et de bonhomie entre gens des plus riches et des plus nobles de Milan me frappe si fort, qu'il me donna l'idée de me fixei en ce pays. Le bonheur est conta- gieux. Le maudit Français, que j'aurais voulu à cent lieues de moi, m'a retrouvé au café de l'Académie en face de la Scala : « Quelle grossièreté, me dit-il, cojononon ! quels cris ! Et vous dites que ces gens-là ont des sentiments délicats ! qu'en musique leur oreille est blessée du moindre son criard 1 » Je méri- tais de voir ainsi toutes mes idées polluées par un sot ; j'avais eu la bêtise de lui parler avec candeur. Avec quelle amertume je me suis repenti d'avoir adressé la parole à M. Mal.... J'avouerai, dût l'hon- neur national me répudier, qu'un Français, en Italie, trouve le secret d'anéantir mon bonheur en un instant. Je suis dans le ciel, savourant avec délices les illusions les plus douces et les plus folles ; il me tire par la manche pour me faire apercevoir qu'il tombe une pluie froide, qu'il est minuit passé, que nous marchons dans une rue privée de réverbères, et que nous courons le risque de nous égarer, de ne plus retrouver notre auberge, et peut-être d'être volés. Voilà ce qui m'est arrivé ce soir : l'abord du compatriote est mortel pour moi. ROME, NAPLES ET FLORENCE 39 Comment expliquer cet effet nerveux et cet agréa- ble pouvoir de tuer le plaisir des beaux-arts que possède l'amabilité française ? Est-elle jalouse d'un plaisir qu'elle et impuissante à partager ? Je crois plutôt qu'elle le trouve une affectation ridicule *. 27 octobre. — Madame Marini * m'a procuré un billet pour le bal que les négociants donnent ce soir à leur cashi de San Paolo. Rien n'a été plus difficile. Avec mon billet, et en parlant milanais serré *, je viens d'engager le portier à me laisser voir le local. L'air de bonhomie qu'il faut prendre ici et ma qua- lité de Français ont plus fait que la manda (l'étrennc). Les riches négociants de Milan, dont le bon sens tranquille et le luxe tout en agréments réels et sans aucun faste me rappellent le caractère hollandais, se sont réunis au nombre de quatre cents pour acheter à fort bon compte, dans la rue San Paolo, ce qu'on appelle ici un palazzo. C'est un grand hôtel, bâti en pierres que le temps a noircies. La façade n'est point un mur plat, comme celle des maisons de Paris. Il y a un ordre étrusque au rez-de- chaussée, et au premier étage des pilastres. C'est un peu comme ce qu'on appelle à Paris le palais de la Chambre des Pairs. En faisant gratter le palais de cette Chambre, on a ôté à l'architecture tout le charme des souvenirs, ce qui est adroit pour une Chambre aristocratique. S'il avait pu passer par 40 STENDHAL la tête des négociants de Milan de faire un tel ■outrage à leur casin de San Paolo, les bottiers et les menuisiers qui ont leurs boutiques dans cette rue, l'une des plus passagères * de la ville, en eussent fait des gorges chaudes. Il y a ici une commisssion di ornato (de l'orne- ment) ; quatre ou cinq citoyens connus par leur amour pour les beaux-arts, et deux architectes, composent cette commission, qui exerce ses fonc- tions gratuitement. Toutes les fois qu'un proprié- taire touche au mur de face de sa maison, il est tenu de communiquer son plan à la municipalité, qui le transmet à la commission di ornato. Elle donne son avis. Si le propriétaire veut faire exécuter quelque chose de par trop laid ^, les membres de la commission di ornato, gens considérables, se moquent de lui dans les conversations. Chez ce peuple né pour le beau, et où d'ailleurs parler poli- tique est dangereux ou désespérant, on s'occupe un mois de suite du degré de beauté de la façade d'une maison nouvelle. Les habitudes morales de Milan sont tout à fait républicaines, et l'Italie d'aujour- d'hui n'est qu'une continuation du moyen âge *. Avoir une belle maison dans la ville donne plus de considération que des millions en portefeuille. Si la maison est remarquable par sa beauté, elle prend 1. Par exemple, la façade en bois peint en bronze, derrière ■les colonnes du théâtre Favart. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 41 tout de suite le nom du }>ro})riétaii'e. Ainsi l'on vous dit : Les tribunaux sont telle rue, dans la casa Cle- rici. Faire bâtir une belle maison confère à Milan la véritable noblesse. Depuis Philippe II, le (gouverne- ment a toujours été regardé ici comme un être mal- faisant qui vole quinze ou vingt millions par an ; on se moquerait fort des gens qui prétendraient défendre ses mesures ; ce ridicule excessif ne serait même pas compris. Le gouvernement n'a absolu- ment aucune prise sur l'opinion. II va sans dire qu'il y a eu exception pour Napoléon de 1796 à 1806, époque où il renvoya le corps législatif, pour lui avoir refusé l'impôt de V enregistrement des actes. De 1806 à 1814, il n'eut pour lui que les riches et les nobles. La femme d'un riche banquier, madame Bignami *, refusa, dit-on, d'être dame du palais, parce qu'on voyait que le prince Eugène, véritable mar- quis français, beau, brave et fat, ne prisait que la noblesse, et aristocratisait constamment les mesures de son beau-père. L'honnête maréchal Davoust eût convenu à ce pays pour vice-roi. Il avait la prudence italienne. L'architecture me semble plus vivante en Italie que la peinture ou la sculpture. Un banquier mila- nais sera avare cinquante années de sa vie, pour finir par bâtir une maison, dont la façade lui coû- tera cent mille francs de plus que si elle était un simple mur. La secrète ambition de tous les citoyens 42 STENDHAL de Milan, c'est de bâtir une maison, ou du moins de renouveler la façade de celle qu'ils tiennent de leur père. Il faut savoir que l'architecture fut pitoyable vers 1778, quand Pier Marini construisait le théâtre de la Scala, qui est un modèle pour les agréments de l'intérieur, mais non certes pour ses deux façades. On se rapproche maintenant de la simplicité antique. Les Milanais ont trouvé une certaine proportion., remplie de grâce, entre les pleins et les i'ides de la façade d'une maison. L'on cite deux architectes, M. le marquis Cagnola, qui a fait la porte de Marengo, et M. Canonica, à qui l'on doit plusieurs théâtres ; Carcano, le plus armonico (sonore) de tous, le théâtre Re, etc. J'ai été présenté à quelques riches Milanais qui ont le bonheur de bâtir. Je les ai trouvés sur leurs échelles, passionnés comme un général qui livre bataille. J'ai monté moi-même aux échelles. J'ai trouvé des maçons remplis d'intelligence. Chacun d'eux juge la façade adoptée par l'arclii- tecte. Pour la distribution intérieure, ces mai- sons m'ont paru inférieures à celles de Paris. En Italie, on imite encore les distributions des palais du moyen âge, bâtis à Florence vers 1350 et ornés depuis par Palladio et ses élèves (vers 1560). L'ar- chitecture avait alors pour but de satisfaire à des besoins sociaux qui n'existent plus. Les chambres à coucher des Italiens me sembleraient la seule ROME, NAPLES ET FLORENCE Ij chose à conserver : elles sont élevées, fort saines et le contraire des nôtres. Les quatre cents propriétaires du casin de San Paolo viennent de dépenser un argent fou pour orner leur palazzo. La salle de bal, qui est toute neuve et magnifique, m'a semblé plus vaste que la première salle du Musée du Louvre. Ils ont employé les meilleurs peintres, ce qui n'est pas beaucoup dire, pour peindre le plafond. En revanche, il v a des ornements en bois et en pajner mâché imitant le marbre, qui sont du goût le plus noble et d'une beauté frappante. Napoléon avait établi ici une école del- Vornalo et une école de gravure, qui ont rempli le but de ce grand roi. Le caractère de la beauté en Italie, c'est le petit nombre des détails et, par conséquent, la grandeur des contours. (Je supprime ici quatre pages de phi- losophie, peu intelligibles pour qui n'aime pas la peinture avec passion). Je trouve que le casin de San Paolo inspire le respect. Les palais de nos ministres ont l'air d'un boudoir surdoré ou d'une boutique fort élégante. Rien de plus convenable, quand le ministre est un Robert Walpole, achetant des votes et vendant des places. Cette physionomie de l'architecture d'un bâtiment, qui inspire un sentiment d'accord avec sa destination, s'appelle le style. Comme la plu- part des bâtiments doivent faire naître le respect et même la terreur, par exemple une église catJio- 44 STENDHAL îique *, le palais d'un roi despote, etc., souvent quand on dit en Italie : « Ce bâtiment est plein de style », entendez : « Il inspire le respect ». Les pédants, quand ils parlent de style, veulent dire : « Cette architecture est classique, elle imite le grec, ou du moins une certaine nuance de grec francisé, comme V I phi génie de Racine imite celle d'Euripide. » « La rue Dei Nobili, à Milan, a une fort belle archi- tecture », vous dit-on ; entendez qu'elle est horri- blement triste et sombre. Je ne rirais pas de huit jours si j'habitais le palais Arconati. Ces palais me rappellent toujours le moyen âge, les conspirations sanglantes des Visconti (1301) et les passions gigantesques du xrv^ siècle. Mais je suis le seul à avoir de ces idées. Les possesseurs de ces palais si grandioses soupirent pour un petit appar- tement sur le boulevard de Gand, à Paris. Ce qu'il y a de plus semblable aux Français ici, ce sont les gens fort riches. Ils ont de plus que nous l'avarice, qui est une passion très commune parmi eux, et qui lutte plaisamment avec une forte dose de petite vanité. Leur seule dépense, ce sont les chevaux, j'en ai vu plusieurs de trois, quatre, cinq mille francs. Un fat milanais penché sur son cheval * forme un ensemble bien plaisant. J'oubliais de dire que tous les jours, à deux heures, il y a Corso, où tout le monde paraît à cheval ou en voiture. Le Corso a lieu à Milan, sur le bastion, entre la Porta Rense et la Porta Noa. Dans la plupart des villes d'Italie, c'est ROME, NAPLES ET FLORENCE 45 la rue principale qui sert de Corso. Jamais l'on ne manque ni le Corso ni le théâtre. Les nobles Lombards ne mangent guère que le tiers de leur revenu ; ils en dépensaient le double avant la révolution de 179G. Deux ou trois ont vu le feu sous Napoléon. Leurs mœurs sont décrites avec vérité dans les petites pièces de vers de Carline Porta *, en milanais. 28 octobre, à 5 heures du matin, en sortant du bal. — Je pars dans quatre heures pour Desio, que je veux revoir à loisir. Si je n'écris en ce moment, je n'écrirai pas. Je cherche à me calmer, et à ne pas écrire une ode qui me semblerait ridicule dans trois jours. Mes papiers peuvent être saisis par la police autrichienne, je n'écrirai donc rien sur les intrigues secrètes qui sont de notoriété publique, et que mes amis m'ont fait remarquer. Je serais au désespoir de manquer à cette charmante société italienne, qui daigne parler devant moi comme devant un ami. La police autrichienne ignore tout ce qu'elle ne trouve pas écrit. Il y a de la modération dans cette idée. Je sors du casin de San Paolo. De ma vie je n'ai vu la réunion d'aussi belles femmes ; leur beauté fait baisser les yeux. Pour un Français, elle a un caractère noble et sombre qui fait songer au bonheur des passions bien plus qu'aux plaisirs passagers d'une galanterie vive et gaie. La beauté n'est 46 STENDHAL jamais, ce me semble, qu'une promesse de bonheur*. Malgré la tristesse sévère, nécessitée par l'orgueil tracassier et grognon des maris anglais, et la sévé- rité de la terrible loi nommée Improper, le genre de beauté des Anglaises est beaucoup plus d'accord avec le bal ^. Une fraîcheur sans égale et le sourire de l'enfance animent leurs beaux traits, qui ne font jamais peur, et semblent promettre d'avance de reconnaître un maître absolu dans l'homme qu'elles aimeront. Mais tant de soumission laisse concevoir la possibilité de l'ennui, tandis que le feu des yeux italiens détruit à jamais jusqu'à la moindre idée de ce grand ennemi de l'amour heureux. lime semble qu'en Italie, même auprès d'une demoiselle payée, l'on ne doit pas craindre l'ennui. Le caprice veille pour écarter le monstre. Les figures d'hommes du bal de cette nuit au- raient offert des modèles magnifiques à un sculp- teur comme Danneker ou Chantrey, qui fait des bustes. Mais un peintre en eût été moins content. Ces yeux si beaux et si bien dessinés m'ont semblé manquer quelquefois d'esprit ; le fier, l'ingénieux, le piquant, s'y lisent rarement. Les têtes de femmes, au contraire, présentent souvent la finesse la plus passionnée réunie à la plus rare beauté. La couleur des cheveux et des sourcils est d'un magnifique châtain foncé. Elles ont l'air 1. Miss Bathurst *, Rome, 1824. (Note de 1826.J ROME, NAPLES ET FLORENCE 47 froid et sombre jusqu'à ce que quelque mouvement de l'âme vienne les animer. Mais il ne faut point chercher la couleur de rose des têtes de jeunes filles €t d'enfants anglais. Au reste, j'étais peut-être le seul, ce soir, à m'apercevoir de l'air sombre. J'ai vu, par les réponses de madame G..., l'une des femmes les plus spirituelles de ce pays, que l'air riant et conquérant que l'on trouve souvent au bal, en France, passerait ici pour une grimace. On se moquait fort de quelques femmes de marchands du second ordre qui se donnaient des yeux brillants pour avoir l'air de s'amuser. Je soupçonne pourtant que les belles Milanaises ne dédaigneraient pas cet air-là si elles ne devaient passer qu'un quart d'heure au bal. Après quelques minutes, l'air qu'une femme donne à sa figure devient grimace, et, dans un pays méfiant, la grimace doit être le comble du mauvais goût. N'êtes-vous agité par aucune nuance de passion ? laissez vos traits au repo-i, si l'on me permet cette expression. C'est alors que les beaux traits des femmes italiennes prenaient pour moi, étranger, l'air sombre et presque terrible. Le général Bubna *, qui a été en France, et qui joue ici le rôle d'esprit léger et à bons mots, disait ce soir : « Les femmes françaises se regardent entre elles, les Italiennes regardent les hommes. » C'est un homme très fin, qui a le secret de se faire bien venir, tout en étant le chef de la tyrannie étrangère. Avant ce bal, je n'avais jamais vu la vanité en 48 STENDHAL Italie. On danse successivement une valse, une monférine et une contre-danse française. On a commencé à arriver à dix heures. Jusqu'à minuit, la vanité a régné seule, excepté dans les beaux traits de madame.... On dit que son mari lui a déclaré que si Frascani, qu'il a la bonté de redouter encore (Frascani et madame... sont d'accord depuis deux ans), était au bal, il l'emmènerait, pour tout le car- naval, à sa campagne si sauvage de Trezzo. Ma- dame... a averti Frascani, qui n'a pas paru de toute la soirée. Depuis onze heures que l'on m'a donné cet avis, jusqu'à deux qu'elle a osé quitter le bal, l'expression de la gaieté, du contentement, ou même de la simple attention, n'a pas paru, je puis le jurer, sur cette belle ligure. « Mais vos maris sont donc jaloux ? disais-je à M. Cavaletti *, ancien écuyer de Napoléon. — Tout au plus pendant les deux premières années du ma- riage, me répondit-il ; mais cela est fort rare. C'est un beau métier que d'être jaloux quand on n'est pas amoureux ! Etre jaloux de sa maîtresse, passe. » Grâce à cet ancien ami et à deux ou trois per- sonnes auxquelles il a présenté un Français qui nest ici que pour trois semaines, et devant lequel on peut tout dire (c'étaient ses termes), bientôt ce bal n'a plus été pour moi insignifiant comme un bal masqué. J'ai connu les noms et les intérêts. Vers minuit, la revue de toutes les toilettes étant ROME, NAPLES ET ILOUENCE 49 finie, (elles étaient plus magnifiques qu'élégantes), la froide et dédaigneuse vanité a été remplacée peu à peu sur les physionomies par un intérêt plus agréable à voir. Le ridicule, pour une jolie femme en ce pays-ci, c'est de ne pas avoir de tendre enga- gement. Ces liaisons durent huit ou dix ans, souvent toute la vie. Tout cela m'a été conté presque aussi clairement que je l'écris, par madame M.... Quand une jeune femme passe, au bout d'un an de mariage, pour n'être pas amoureuse de son mari, et ne prend intérêt à personne, on dit, en haussant les épaules : E una sciocca * (c'est une oie), et les jeunes gens la laissent se morfondre sur sa banquette. J'ai vu ce soir, ou j'ai cru voir toutes les nuances des diffé- rents degrés d'intérêt. La belle figure du jeune comte Botta, en regardant madame R..., expri- mait fort bien l'amour avant la déclaration. On dit en France qu'un amant heureux joue un pauvre rôle au bal ; pour peu qu'il soit passionné, il se voit le public pour rival. A Milan, on ne l'oublie qu'une heure, pour la revue des toilettes. Il faut au moins dix lignes en français pour louer une femme avec délicatesse. Je ne dirai donc rien des grâces et de l'esprit à la ^sa^bonne de madame Bibin Catena. Madame C... m'a fait voir bien des physionomies jalouses vers les deux heures. Le comte N..., désespéré, a quitté le bal. La femme qu'il sert (che serve) l'a cherché avec anxiété dans les huit ou dix salles où l'on jouait, dans les salles Rome, Naples kt Florence, I 4 50 STENDHAL à demi éclairées par des lampes d'albâtre, où l'on se reposait ; ensuite, une tristesse frappante s'est emparée de cette belle figure ; elle ne s'est plus inté- ressée à rien, et, pour pouvoir rendre compte de sa soirée, elle est allée se placer à une table de jeu à côté de gens connus per avère altre amicizie (pour être engagés ailleurs). Le mot amore se prononce fort rarement ici. J'ai toutes les peines du monde à écrire en français les remarques que l'on m'a fait faire cette nuit. Nous n'avons réellement point d'équivalents pour toutes ces choses-là, dont on ne parle jamais en France, et qui, d'ailleurs, y sont probablement fort rares. Ici on ne parle d'autre chose. Aussi, quand la conversation périt en Italie, ce n'est pas par ennui, mais par prudence. Les Italiens aiment fort peu la danse. Dès une heure du matin, on ne voyait plus danser que les étrangers ou les gens sans affaires. Trois ou quatre beaux officiers allemands, bien blonds, valsent toujours : on a d'abord admiré leur bonne grâce, et l'on finit par se moquer de leurs figures rouges, et de la peine di facchino (de portefaix) qu'ils se donnent. Ces pauvres jeunes gens, qui ne sont reçus que dans quelques maisons fort ultra et ennuyeuses, affichent ainsi leur bonne mine pour tâcher de faire fortune. Le lendemain on les voit, fixes comme des termes, au parterre de la Scala ; ils regarderont quatre heures de suite une jolie femme avec laquelle ils ont dansé ; ils se présentent à elle le dimanche à ROME, NAPLES ET FLORENCE 51 l'église ; chaque soir, au Corso, ils caracolent à che- val auprès de sa portière. Une Française bien jolie, madame la comtesse Ag..., a été comptée parmi les douze plus jolies femmes du bal *. On citait mesdames Litta, Rughetta, Ruga, Maïnoni, Ghirlanda, de Varèse, la comtesse C..., de Mantoue, et une belle Espagnole, madame Carmelita L.... Les jeunes gens portent ici beaucoup de cheveux et des nœuds de cravate énormes. On reconnaît des gens accoutumés à voir de la peinture à fresque ordinairement colossale. M. Izimbardi * m'a fait remarquer que les femmes de la haute noblesse affectent de parler du nez. J'ai entendu l'une d'elles dire d'une autre femme : A-t-elle du sang bleu ? ce qui veut dire : Est-elle i>raiment noble? et j'ai eu la sottise de rire aux éclats {sang bleu se prononce de même en milanais et en français). On m'a présenté à M. Peregô, homme de génie ; c'est à lui que l'on doit les décorations du théâtre de la Scala que j'ai tant admirées. Il a dirigé cer- taines parties de l'ornement du magnifique Casin oii j'ai passé sept heures avec tant de plaisir. C'est à ce bal aussi que j'ai été présenté à MM. Romagnosi et Tommaso Grossi. J'y ai vu Vincenzo Monti. La dévotion de M. Manzoni l'a, dit-on, empêché d'y paraître. Il traduit V Indifférence de M. de Lamen- nais. A cela près, homme comparable à lord Byron pour le lyrique. 52 STENDHAL 30 octobre. — Tout ce que je puis dire des habi- tudes morales ou de la manière d'aller à la chasse du bonheur en Italie, je ne le sais que par des récits qui ont pu être trompeurs. Ces choses-là ne se voient pas ai'ec les yeux de la tête, comme disait Napoléon. Supposez que le mur mitoyen qui sépare votre cabinet de la maison voisine devienne tout à coup transparent, vous verrez une scène entre une femme et deux hommes, qui ne vous intéressera point. Vous ignorez ce que ces gens-là sont les uns pour les autres. Que l'on vous conte leur histoire, l'avant-scène de la conversation visible à cause du mur transparent, et peut-être serez-vous vivement touché. J'ai entrevu quelques scènes ; mais j'avoue que je ne sais que par des récits tout c i qui les rend inté- ressantes pour moi. Les nigauds qui, en voyageant^ ne parlent qu'aux garçons d'auberge, aux ciceroni, à la blanchisseuse et à leur banquier, pendant l'unique dîner qu'ils en reçoivent, me taxeront d'exagération, de mensonge, etc., etc. Je les engage à fermer le livre. Combien l'on est plus inattaquable en se bornant, comme tous les voyageurs, à compter les tableaux d'une galerie ou les colonnes d'un monument ! Mais, si l'on a le talent de couper ces sortes de pro- cès-verbaux par des systèmes puérils en style emphatique sur l'origine des monuments, sur le pas- sage de la civilisation des Egyptiens aux Etrusques^ ROME, NAPLES ET FLORENCE 53 €t des Etrusques aux Romains, à l'instant ces mêmes nigauds vous trouvent admirable. Que de périls à parler de mœurs ! Les nigauds qui ont voyagé diront : « Cela n'est ])as vrai, car j'ai passé cinquante-deux jours à Venise, et je ne l'ai pas vu. » Les nigauds casaniers diront : « Cela est indécent, car l'on n'en agit pas ainsi rue Moufîe- tard. » Un voyageur anglais, homme d'esprit, nommé John Scott, vient d'être tué en duel pour avoir imprimé un certain paragraphe. C'est dommage ; il était en passe de parvenir aux premiers honneurs littéraires de son pays ; il venait de faire la conquête de tous ses compatriotes qui ont mal au foie, en publiant un voyage en France, où il nous accable d'injures. Les héritiers de John Scott lui ont joué le mauvais tour d'impiimer le journal d'un voyage à Milan, auquel il travaillait. Ce journal n'est encore orné d'aucun mensonge : c'est la hase toute nue du voyage futur. On y voit que John Scott n'a parlé absolument à Milan qu'à des garçons de café, à son maître d'italien, et à quelque malheureux custode de monuments publics. Pour ne citer aussi que les morts parmi les voya- geurs compteurs de colonnes, cherchez les voyages de M. Millin en Italie. ^L Millin étant à Rome, en 1806, \i crois, rentre chez lui désespéré. « Qu'avez- vous ? lui dit un savant qui se trouvait là. — Ce que j'ai ! ce que j'ai ! Denon est ici ; savez-vous ce qu'il Rome. Naples et Florence, I 4. 54 STENDHAL dépense par jour ? Cinq cents francs I Je suis un homme perdu. Que va dire Rome de moi ? » 2 novembre. — Madame M... V..., qui ressemble en beau à la charmante Hérodiade de Léonard de Vinci *, et chez qui j'ai découvert un tact parfait pour les beaux-arts, m'a dit hier à une heure du matin : « Il fait un beau clair de lune, je vous con- seille d'aller voir le Dôme (la cathédrale), mais il faut vous placer du côté du Palazzo Reg'in. » J'y ai trouvé le plus beau silence. Ces p;yT*amides de marbre blanc, si gothiques et si minces, s'élan- çant dans les airs et se détachant sur le bleu sombre d'un ciel du Midi garni de ses étoiles scintillantes, forment un spectacle unique au monde. Bien plus, le ciel était comme velouté, et d'accord avec les rayons tranquilles d'une belle lune. Une brise chaude se jouait dans les passages étroits qui, de quelques côtés, environnent la masse énorme du Dôme. Moment ravissant. C'est à Napoléon que l'on doit la façade demi- gothique et toutes les aiguilles (guglie) du côté du midi, vers le Palazzo Regio (1805-1810). La co- lonne, découpée à jour, et formée d'un filigrane de marbre blanc, que l'on aperçoit de plusieurs lieues et qui porte la statue colossale de la Madone, fut élevée sous Marie-Thérèse. Jean Galeas Visconti, celui qui, après avoir vaincu et pris son oncle Barnabô, le fit empoisonner dans nOME, NAPLES ET FLORENCE 55 le château si pittoresque de Trezzo, fonda la cathé- drale de Milan (il Duomo), en 1386, peut-être pour apaiser la Vierge. Il commença aussi cette bonbon- nière de marbre sans dignité, appelée la Chartreuse de Pavie. On doit à M. Franchetti, ancien auditeur au Con- seil d'Etat, un bel ouvrage sur le Dôme de Milan. M. Litta, qui, sous le titre suranné d'Histoire des Familles illustres d'Italie, publie des gravures fort soignées et un texte explicatif exempt de men- songes, a donné un beau trait du tombeau de Jean- Jacques de Médicis *, dessiné par j\Iichel-Ange, et placé dans le Dôme. Les artistes du xiv^ siècle pra- tiquèrent sur les piliers extérieurs de cette énorme masse gothique plus de deux mille niches de toute grandeur, dans lesquelles on a mis tout autant de statues. Telle statue, placée à cent pieds de terre, n'a pas trente pouces de proportion. Il y a, derrière le grand autel, des fenêtres de soixante pieds de haut sur trente de large. INIais les vitraux colorés conservent aux cinq navale de l'intérieur le beau sombre qui convient à la religion qui prêche un enfer éternel *. On trouve près du grand autel, au midi, un pas- sage souterrain et ouvert au public, qui, de l'inté- rieur de l'église, conduit sous le portique de la cour de l'archevêché. Les personnes qui aiment à se voir s'y rencontrent par hasard. Le cocher et le laquais, qui, peut-être, sont des espions, attendent à la porte 56 STENDHAL de l'église. A côté de ce passage, le cicérone vous fait remarquer une statue de saint Barthélémy, écorché et portant gaillardement sa peau en ban- doulière, fort estimée du vulgaire, et qui pourrait figurer avantageusement dans un amphithéâtre d'hôpital, si elle n'était remplie de fautes d'ana- tomie. J'ai dit cela ce soir dans la loge de ma- dame F... ; on s'est tu. J'ai vu que je venais d'offenser le patriotisme d^ antichambre, et je me suis hâté de sortir. En général, dans la société italienne, même la plus spirituelle, il faut se comporter comme à la cour, et ne jamais rien blâmer de ce qui est italien. 3 novembre. — On fait d'immenses préparatifs pour la fête de demain, San Carlo, qui est, après ou avant la Madone, le véritable dieu des Milanais. On revêt de damas rouge la base des énormes piliers gothiques du Dôme. On accroche à trente pieds de haut une quantité de grands tableaux représentant les traits principaux de la vie de saint Charles. J'ai passé deux heures au milieu des ou- vriers à écouter leurs propos. A chaque instant Napoléon est mêlé à saint Charles. Tous deux sont adorés. Me trouvant disposé à voir des églises, je suis allé visiter la fameuse église de la Madone, près de la porte de San Celso. Cet édifice curieux rappelle la forme primitive des églises chrétiennes, fort oubliée ROME, NAPLES ET FLORENCE 57 maintenant. II s'y trouvait, comme dans les théâtres actuels, cinq ou six sorte- de places différentes, aiïectées aux diverses situations de l'âme des fidèles. J'ai admiré l'égalise, Fon petit portique intérieur et lis quatre pendentifs peints à fresque par Appiani. Au retour, j'ai vu les magnifiques colonnes an- tiques de San Lorenzo. Il y en a seize. Elles sont rangées sur une ligne droite, cannelées, d'ordre corinthien, et hautes de vingt-cinq à trente pieds. Il faut, pour les admirer, un œil accoutumé déjà à séparer les ruines de la vénérable antiquité de toutes les petitesses dont les a surchargées la pué- rilité moderne. Une ruine devrait être entourée d'une grille de fer comme un carré de fleurs au jardin des Tuileries, et, si elle tombe, raffermie avec des crampons de fer ou par un éperon de briques peint en vert foncé, comme on m'a dit qu'on l'a pratiqué au Colysée, à Rome. L'église de San Lorenzo, bâtie derrière les seize colonnes antiques, m'a amusé par sa forme originale. Un petit bossu qu'on m'a fait voir a, ce me semble, un vrai talent pour l'architecture. La porte de Marengo (débaptisée par les ultra du pays) est belle, sans être copiée de l'antique, tandis que la Bourse de Paris ne sera qu'une copie d'un temple grec. Or il ne pleut en Grèce que pendant un mois, et à Paris il pleut deux cents fois par an. Cette aveugle imitation de l'antique, qu'on appelle classicisme 58 STENDHAL dans les lettres, l'architecture pourra-t-elle jamais s'en débarrasser ? Une Bourse, calculée d'après les convenances de notre climat pluvieux, serait laide à voir ; ne vaut-il pas mieux produire du beau à tort ou à raison ? Pour que les portiques de la Bourse de Paris pussent garantir de la pluie, il faudrait des colonnes de quinze pieds de haut, tout au plus. Il faudrait une halle immense et couverte, pour les voitures qui attendent. J'ai fini mes courses par la Cène de Léonard de Vinci au couvent délie Grazie, où j'ai passé deux heures. Ce soir, au café de l'Académie, M. Izimbardi m'a dit : « Quel prêtre homme de génie établit jadis l'usage de manger des pois chiches le 4 novembre, jour de la Saint -Charles ? L'enfant de quatre ans est frappé de cette singularité, et adore saint Charles. » — M. Melchior Gioja pense qua ces pois chiches sont un vestige du paganisme. Mon igno- rance m'empêche d'avoir un avis. Demain, je man- gerai des pois chiches chez madame C... Je suis surpris de cette invitation, les Milanais ne prient jamais à dîner : ils ont encore des idées espagnoles sur le luxe qu'il faut déployer en ces occasions. 5 novembre. — Je suis allé tous ces soirs, vers les une heure du matin, revoir le Dôme de Milan. Eclairée par une belle lune, cette église offre un aspect d'une beauté ravissante et unique au monde. ROME, NAPLES ET FLORENCE 59 Jamais l'architecture ne m'a donné de telles sensations. Ce marbre blanc découpé en filigranes n'a certainement ni la magnificence ni la solidité de Saint-Paul de Londres. Je dirai aux personnes nées avec un certain tact pour les beaux-arts : « Cette architecture brillante est du gothique sans l'idée de mort ; c'est la gaieté d'un cœur mélancoliqu3 ; et, comme cette architecture dépouillée de raison semble bâtie par le caprice, elle est d'accord avec les folles illusions de l'amour. Changez en pierre grise le marbre éclatant de blancheur, et toutes les idées de mort reparaissent. » Mais ces choses sont invisibles au vulgaire et l'irritent. En Italie, ce vul- gaire est le petit nombre : il est l'immense majorité en France. La façade demi-gothique du Dôme n'est pas belle, mais elle est bien jolie. Il faut la voir éclairée par la lumière rougeâtre du soleil couchant. On m'assure que le Dôme est, après Saint-Pierre, la plus vaste église du monde, sans excepter Sainte-Sophie. Je suis allé me promener en sédiole à Marignan, le champ de gloire de François P^, sur la route de Lodi. La sédiole est une chaise posée sur l'essieu qui réunit deux roues très hautes. On fait trois lieues à l'heure. Au retour, vue admirable du Dôme de Milan, dont le marbre blanc, s'élevant au-dessus de toutes les maisons de la ville, se détache sur les Alpes de Bergame, qu'il semble toucher, quoiqu'il en soit encore séparé par une plaine de trente milles. 60 STENDHAL Le Dôme, vu à cette distance, est d'une blancheur parfaite. Ce travail des hommes si compliqué, cette forêt d'aiguilles de marbre, double l'effet pitto- resque de l'admirable contour des Alpes se déta- chant sur le ciel. Je n'ai rien vu au monde de plus beau que l'as- pect de ces sommets couverts de neige, aperçus à vingt lieues de distance, toutes les montagnes infé- rieures restant du plus beau sombre. 6 novembre. — Le côté de l'église de San Fedele (architecture de Pellegrini), qu'on aperçoit en ve- nant du théâtre de la Scala par la rue San Gioi^anni aile case rotte, est superbe, mais dans le genre de la beauté grecque : cela est gai et noble, il n'y a pas d3 terreur. Ce petit endroit de Milan est intéressant pour qui sait voir la physionomie diS pierres rangées avec ordre. La rue San Giuseppe, la Scala, San Fedele, le palais Belgiojoso, la maison degli Omenoni, tout cela se touche. La grande salle de la Douane, rem- plie de ballots aujourd'hui, rend témoignage de la solidité des ornements placés dans les salons du xvi^ siècle. La galerie de Diane, aux Tuileries, est pauvre en comparaison. La place San Fedele a été augmentée par la démo- lition de la maison du comte Prina, ministre des finances sous Napoléon, assassiné, le 20 avril 1814, par les soins des partisans de l'Autriche et de quel- ROME, NAPLES ET FLORENCE 61 qucs libéraux aujourd'hui liiou repentants (du moins telle est la version commune). Le prêtre de San Giovanni, devant lequel nous venons de passer, refusa de faire ouvrir, pour le comte Prina, la grille de son église : on y aurait transporté le malheureux ministre, que le peuple avait déjà commencé à traîner par les pieds, mais qui n'était pas blessé mortellement. La lente agonie de ce malheureux dura trois heures. On raconte que les assassins gagés, voulant compromettre le peuple, firent tuer le comte Prina à coups de parapluie. La France n'a rien produit d'égal à ce Piémontais dans l'art d'extorquer et de dépenser de l'argent au profit d'un despote. Cet homme a laissé de grands éta- blissements : il avait du grandiose dans la tête. Un des côtés de la place déblayée après sa mort est formé par la façade du palais Marini, plus remar- quable par sa masse que par sa beauté (1555). Prina travaillait nuit et jour et volait peu ou points afin de devenir duc. En mars 1815 *, on destitua un préfet de police honnête homme, nommé Villa, je crois, qui informait sérieusement contre les assas- sins. M. Mlla avait déjà rempli trois chambres des restitutions faites par les gens qui avaient pillé la maison du malheureux ministre. Ils nommaient c|ui les avait payés. 7 novembre. — On a voulu me faire admirer bien des choses à Milan ; mais mon parti est pris, je ver- 62 STE>"DnAL rai toujours absolument seulles monuments célèbres. Tl faut réserver pour le goût endormi des voyageurs allemands ces bavardages de cicérone de toutes les classes. Rien ne révolte davantage les personnes susceptibles d'aimer les arts un joui ; cela rend injuste pour tout ce qui n'est pas parfait. Ici, le plus honnête homme du monde vantera, par honneur national, un palais ridicule et qui n'a de bon que sa masse. C'est ce que je viens d'observer tous ces jours- ci chez M. Reina, patriote de 1799, honoré par la per- sécution. A propos, ]M. Reina m'a prêté un opuscule bien curieux : c'est l'histoire de la déportation des patriotes lombards aux bouches de Cattaro, par M. Apostoli, bossu, qui avait peut-être autant d'es- prit que Chamfort. Rien n'est plus rare en Italie : la prolixité y étouffe Vesprit fra?ioais. Le plus extrême dénûment a forcé, dans ces der- niers temps, le pauvre Apostoli à se faire espion des Autrichiens. Il le disait à tous ses amis réunis au café de Padoue, et l'infamie ne l'avait point atteint. Ce bossu si brillant est, dit-on, mort de faim. Son livre est intitulé Lettere sirmien^i *. Il dit la vérité, même contre ses collègues de déportation. Il ne tombe jamais dans V importance et dans le vague qu'un déporté français n'eût pas manqué de mettre dans une relation de ce genre. J'ai admiré réellement, à Milan, le vue de la coupole du Dôme s'élevant au-dessus des arbres du jardin de la villa Belgiojoso, les fresques ROME, NAPLES ET FLORENCE 63 d'Appiani à cette même villa Belgiojoso, et son Apo- théose de Napoléon * au Palazzo Regio. La France n'a rien produit de comparable. Il ne faut pas des raisonnements pour trouver cela beau. Cela fait plaisir à l'œil. Sans ce plaisir en quelque sorte instinctif ou du moins non raisonné du premier moment, il n'y a ni peinture ni musique. — Cepen- dant j'ai vu les gens de Kœnigsberg arriver au plaisir, dans les arts, à force de raisonnements. Le Nord juge d'après ses sentiments antérieurs, le Midi d'après ce qui fait actuellement plaisir à ses sens. 8 noi'embre. — Le Cirque, qui s'élève au milieu des Ijastions de la forteresse, changés en prome- nades et garnis de platanes qui, dans ce terrain fer- tile, en dix ans ont atteint cinquante pieds de hau- teur, est un autre bel ouvrage de Napoléon. Le fond de ce cirque se remplit d'eau, et j'y ai vu, il y a trois jours, trente mille spectateurs assister à une joute nautique où figuraient les bateliers du lac de Como. La veille, en l'honneur de l'arrivée d'un archiduc autrichien, j'avais vu des amateurs de chevaux, montés sur des chars antiques (bighe), se disputer le prix de la rapidité, en faisant quatre fois le tour de la spina du Cirque ^ Le peuple de Milan est fou 1. Une ligne droite placée sur le grand diamètre de l'ellipse *. (^826.) •C4 STENDHAL de ce spectacle, assez insignifiant pour moi. Je m'ennuyais, lorsque la course des bighe fut rempla- cée par le spectacle baroque et hideux de trente-six nains hauts de trois pieds et demi, que l'on renferme dans des sacs serrés sous le cou, et qui se disputent le prix de la course en sautant à pieds joints comme des grenouilles. Les culbutes de ces pauvres diables font rire le peuple ; et tout le monde est peuple •dans ce pays à sensations, même la jolie signora Formigini. Ce soir, je me suis plaint de cette inhumanité dans la loge d'une femme célèbre par son amabilité, sa disinvoltura et sa science. Elle m'a dit : « Les nains, dans ce pays-ci, sont fort gais. Voyez celui qui offre des fleurs aux dames à la porte de la Scala : il a l'humeur caustique. » Il y a peut-être mille citoyens de Milan qui n'ont pas trois pieds de haut : c'est l'effet de l'humidité et de la panera (crème •excellente de ce pays-ci, et que l'on ne trouve nulle part, pas même en Suisse). L'archiduc, pour qui les ultra placés à la munici- palité de Milan donnent ces fêtes, est un homme raisonnable, froid, mal mis, fort savant en statisti- que, en botanique et en géologie. Mais il ne sait pas parler aux femmes. Je l'ai vu se promenant à pied, au Corso, avec des bottes que mon valet de place ne jDorterait pas. — Un prince n'est qu'une cérémo- nie *, comme je ne sais qui répondit à Louis XVL On regrette l'amabilité et la vanité du prince ROME, NAPLES ET FLORENCE 65 Eugène, ([ui lui inspiraient un mot pour cliaque femme. Assez terne à Paris, le vice-roi était brillant à Milan, et passait pour fort aimable. Dans ce genre de mérite, personne ne peut le disputer aux Fran- çais. On annonce pour le 31 décembre l'entrée solen- nelle de rem])ereur François. Il n'aura aucun succès. Les Milanais ont fort peu d'entrain. A Paris, on agite des mouchoirs pour tout le monde, et l'on est presque de bonne foi dans le moment. Les jeunes gens de dix-sept ans, ici, sont silencieux et sombres ; nulle étourderie, nulle gaieté. Rien de plus rare que la gaieté, en Italie, car je n'appelle pas gaieté la joie d'une passion satisfaite. 10 novembre. — J'ai fait neuf milles en sédiole sur les remparts de Milan élevés au-dessus du sol d'une trentaine de pieds, ce qui est considérable dans ce pays de plaine parfaite. Par l'étonnante fertilité de la terre, cette plaine offre partout l'aspect d'une forêt, et l'on ne voit pas à cent pas de soi. Les arbres ont encore toutes leurs feuilles aujourd'hui 10 no- vembre. Il y a des teintes de rouge et de bistre magnifiques. La vue des Alpes, dans le lointain *, à partir du bastion di porta Nova jusqu'à la porte de Marengo, est sublime. C'est un des beaux spec- tacles dont j'aie joui à Milan. On m'a fait distinguer le Rezegon di Lek et le mont Rosa. Ces montagnes, vues ainsi par-dessus une plaine fertile, sont d'une beauté frappante, mais rassurante comme l'archi- RoME, Xaplks et Florence, I 5 66 STENDHAL lecture grecque. Les montagnes de la Suisse, au contraire, me rappellent toujours la faiblesse de l'homme et le pauvre diable de voyageur emporté par une avalanche. Ces sentiments sont probable- ment personnels. La campagne de Russie m'a brouillé avec la neige, non à cause de mes périls, mais par le spectacle hideux de l'horrible souffrance et du manque de pitié. A Wilna, on bouchait les trous dans le mur de l'hôpital avec des morceaux de cadavres gelés. Comment, avec ce souvenir, trouver du plaisir à voir la neige ? En descendant de sédiole, je suis allé au foyer de la Scala entendre la répétition de JMaometto, mu- sique de M. Winter ; c'est un Allemand célèbre. Il y a une prière sublime chantée par Galli, la Festa et la Bassi. On attend Rossini, qui va travailler sur le sujet de la Pie voleuse, que M. Gherardini arrange en italien. On dit que cet opéra s'appellera la Gazza ladra. C'est, ce me semble, un triste sujet et bien peu fait pour la musique. On dit beaucoup de mal de Rossini : c'est un paresseux, il vole les entrepre- neurs, il se vole lui-même, etc., etc. Oui, mais il y a tant de musiciens vertueux qui me font bâiller ! Hier, à la messe aux Servi, l'orgue a exécuté divinement les cantilènes les plus passionnées de Mozart et de Rossini : cantare pares. Que de gens intéressés à dire des horreurs d'un homme de génie qui se moque de toutes les supério- rités sociales ! On peut dire que, dans ce siècle de ROME, NAPLES ET FLORENCE 67 louanges mendiées, de compérage et de journa- lisme, y envie est la seule marque certaine d'un grand mérite. 11 novembre. — Ce soir, chez l'aimable Bianca Milesi *, un sot, qui se mêle de musique, voulait nous persuader que Rossini est une espèce d'assassin. Cette rage de l'envie me donne un vif plaisir. Il paraît prouvé qu'à son dernier voyage, Rossini * a eu la hardiesse de venir raconter au café de l'Aca- démie, pavé d'espions, sa rapide bonne fortune avec madame la comtesse B.... J'y crois assez ; Rossini est fort bel homme, et le sentiment ne le rend pas timide. C'est peut-être la seule chose qui manque à son génie, mais c'est un grand moyen de succès. Je suis remonté ce matin sur la guglia del Duomo. On distingue Bergame, \dlle pittoresque située sur la première colline des Alpes, à trente milles d'ici (dix lieues). On voit les petites chapelles de la fameuse Madonna del Monte, près Varèse, égale- ment à dix lieues d'ici. Ainsi isolé * dans les airs au sommet de cette aiguille en filigrane, la vue des Alpes paraît gaie. L'architecture de la porta Nova, autre ouvrage de Napoléon, ressemble à une miniature exécutée avec sécheresse ; cela est d'aussi mauvais goût que les décorations des théâtres de Paris. (On arrive à la petitesse, dans les arts, pai l'abondance des détails et le soin qu'on leur donne). 68 STENDHAL Le palais de Brera a un escalier et une cour qui produisent beaucoup d'effet, du moins quand on arrive du Nord. Peut-être, à mon retour de Rome, penserai-je différemment. Cela est fort petit, mais plus beau que la cour du Louvre, en exceptant la façade du couchant, qui, encore, n'est belle que par la sculpture. Saint Chai-les Borromée créa le collège de Brera en 1572. Cet homme avait une parcelle du génie de Napoléon ^, c'est-à-dire nulle petitesse dans l'esprit, et la force qui va directement au but. Pour servir le despotisme et la religion, il détruisit la force dans le caractère milanais *. On fréquentait les salles d'armes vers 1533 ; Castiglione insultait Maravi- glia, espion diplomatique de François I^'" ; saint Charles fit quitter l'épée à ce peuple, et l'envoya à l'office du chapelet. Je vois un buste sur une porte, à Brera, et une inscription qui m'apprend qu'un frère de l'ordre des Umiliati, excédé des sévérités de saint Charles, qui voulait des mœurs pures dans le clergé, et en cela était de bonne foi, lui tira un coup d'arquebuse et le manqua. Donato Farina essaya ce crime en 1569. Avant et depuis saint Charles, les curés du Milanais ont eu des maî- tresses *. Rien ne semble plus naturel, personne ne les blâme ; on vous dit avec simplicité : « Ils ne sont 1. Saint Charles, né à Arona, à côté du colosse, en 1538, meurt à Milan en 1584. Il s'immortalisa pendant la peste de 1576. ROME, NAPLES ET FLOnENCE 69 pas mariés *. » J'ai vu une (laiiu; tenir l)caucoup, uii dimanche matin, à ne pas manquer la messe qui fut célébrée par un prêtre son amant *. Cela est con- forme au concile de Trente, qui a déclaré que si le diable lui-même se déguisait en prêtre pour admi- nistrer un sacrement, le sacrement serait valable *. Vers cinquante ans, les prêtres du Milanais de- viennent ivrognes, ou bien ils se convertissent, sou- vent après la mort d'une maîtresse ; alors ils se livrent à des pénitences extraordinaires, et cherchent à persécuter leurs jeunes collègues. Dans ce cas, on se moque d'eux et on les hait. En 1792, les prêtres de toute l'Italie furent très scandalisés de la tenue décente des prêtres français émigrés *. Je vais souvent au musée de Brera. Le IMariage de la Vierge, tableau de la première manière de Raphaël, intéresse les savants. Ce tableau me fait la sensation de l'opéra de Tancrède de Rossini. La passion y est exprimée faiblement, mais juste. Aucun personnage n'est vulgaire, tous sont dignes d'être aimés ; c'est le contraire du Titien. Il y a une Agar du Guerchin, faite pour atten- drir les cœurs les plus durs et les plus dévoués à l'ar- gent ou aux cordons. On remarque les fresques de Luini, celui que j'ai tant admiré à Saronno. On les a transportées ici avec le morceau de mur sur lequel elles furent faites. Ce peintre est relevé à nos yeux par la chaleur fac- tice et l'affectation des artistes modernes. Il est Rome, Naples et Florence, I 5. 70 STENDHAL froid, sans doute, mais il a des figures célestes ; c'est de la grâce tempérée par le calme du caractère, comme Léonard. Napoléon fit transporter à Brera les plus beaux tableaux de la galerie Zampieri, de Bologne, et entre autres plusieurs chefs-d'œuvre des Carrache. Ils ressuscitèrent la peinture (1590). Avant eux *, on peignait comme écrivaient Dorât, Voiture ou Marchangy. De nos jours, en France, David a fait une révolution semblable. Contempo- rain du Guide et des derniers grands hommes de cette école (1641), Malvasia, dans sa Felsina Pit- trice, écrit leur biographie sans reculer devant des détails peu nobles peut-être alors, aujourd'hui fort curieux. 12 novemhre. — Il y a un mois que mon ami Guasco entra chez moi le matin, avec un grand jeune homme vêtu de noir et fort maigre, mais d'un air très distingué. C'était monsignor Ludovico de Brème, ancien aumônier du roi d'Italie Napoléon, et fils de son ministre de l'intérieur *. Je vais tous les jours dans la loge de j\I. de Brème à la Scala. C'est une société toute littéraire. On n'y voit jamais de femmes. M. de Brème a beaucoup d'instruction, d'esprit, et les manières du grand monde. Il est admirateur passionné de madame de Staël, et fort ami des lettres. Il me marque moins d'empressement parce que j'ai osé dire que madame de Staël n'avait jamais fait qu'un ouvrage : V Esprit ROME, NAPLES ET FLORENCE 71 des lois de la société. Du reste, elle rédigeait en beau style à effet les idées qu'elle avait entendu énoncer dans son salon. Quand cette femme d'esprit, la pre- mière improvisatrice de France, arriva en exil à Auxerre, elle débuta, dans l'aimable salon de ma- dame de la Bergerie, par se vanter huit jours de suite. Le cinquième jour, par exemple, elle parla uniquement de la beauté da son bras, mais elle n'en- nuyait pas. Comme M. de Brème est fort poli, je continue à me présenter presque tous les soirs dans sa loge. Je porte à ces messieurs des nouvelles de France, des anecdotes sur la retraite de Moscou, Napoléon, les Bourbons ; ils me payent en nouvelles d'Italie. Je rencontre dans cette loge Monti, le plus grand poète vivant, mais qui n'a nulle logique. Quand on l'a mis en colère contre quelque chose, il est d'une éloquence sublime. Monti est encore un fort bel homme de cinquante-cinq ans. Il a la bonté de me faire voir son portrait, chef-d'œuvre d'André Appiani. Monti est le Dante ressuscité au xviii^ siè- cle. Comme le Dante, il s'est formé en étudiant Vir- gile, et méprise les délicatesses monarchiques de Racine, * etc. Il y aurait trop à dire. Les paroles extrêmement énergiques, quoique offensant un peu la délicatesse ^, ne sont pas repous- sées par l'éloquence italienne. On sent à chaque pas 1. Si on les traduisait en français. (1826.) 72 STENDHAL ■que ce pays n'a pas eu, pendant cent cinquante ans, la cour dédaigneuse de Louis XIV et Louis XV. La passion ici ne songe jamais à être élégante. Or qu'est-ce c[u'une passion qui a le loisir de songer à quelque chose d'étranger ? Silvio Pellico, plein de raison et de bonne édu- cation, n'a peut-être pas dans l'expression toute la magnificence et toute la force de Monti. Or, en litté- rature, la force est synonyme d'influence, d'effet sur le public, de mérite. M. Pellico est bien jeune, et il a le malheur d'avoir * juste la position d'un homme sans nulle fortune, à qui un hasard barbare, au lieu du front d'airain d'un intrigant, a donné une âme généreuse et tendre. Les calomnies l'affligent. Comment voulez-<^ous que se venge un sot ? lui dis-je ; il me répond : « Le plus beau jour de ma vie sera celui l. R..., suivi d'un laquais portant une énorme caisse de pistolets, va demander raison à l'étranger. La maî- tresse de R... est peu jolie et a cinquante ans. Venise était heureuse, et cependant la justice, sur procès entre particuliers, y était pitoyable, et la justice criminelle nulle. Dès qu'un ridicule se montrait à Venise, le len- 7G STENDHAL demain il y avait vingt sonnets. L'aimable Nina les sait par cœur, mais ne les récite que lorsqu'on l'en prie bien sérieusement. Je crois à tout ce qu'elle nous dit de l'amabilité des Vénitiens, depuis que madame C... m'a pré- senté à M. le colonel Corner *. Simplicité de cet aimable jeune homme, qui a gagné au feu toutes ses croix, dont les aïeux étaient doges avant que les.... fussent nobles, et qui a déjà mangé deux millions. Partout ailleurs, quelle fatuité n'aurait pas un tel personnage ! Il a fort bien improvisé à un pique-nique que nous avons fait hier à la cassine des Pommes ; nous avons eu de très jolis vers, des idées agréables et nulle affec- tation. M. Ancillo *, apothicaire de Venise, homme charmant, nous a dit un ancien sonnet aristocra- tique sur la naissance du Christ. La satire chez Vol- taire exerce trop l'esprit ; la satire vénitienne est plus voluptueuse : elle joue avec une grâce infinie sur des idées fort connues. j\L Ancillo nous récite quelques poésies de M. Buratti. Si ce n'est pas la perfection, c'en est bien près. J'ai entrevu ce soir, chez la Nina, M. le comte Saurau, gouverneur de Milan. C'est un homme de beaucoup d'instruction, et, je soupçonne, d'esprit ; je pense qu'il n'est pas né noble, ce qui l'oblige à ne pas prendre le pouvoir en plaisanterie. J'ai vu, à quelque chose qu'il a dit sur Coriolan (ballet de Viganô), qu'il a ce tact fin pour les beaux-arts que ROME, NAPLES ET FLORENCE 77 l'on ne trouve jamais chez l'honinie de lettres fran- çais, à commencer par Voltaire. 13 noy'emhre. — Je n'ose raconter les anecdotes d'amour. — Il y avait à Brescia, vers 1786, un comte Vitelleschi, homme singulier, dont l'énergie rappelle le moyen âge. Tout ce qu'on m'en a conté annonce un caractère dans le genre de Castruccio Castracani. Comme il était simple particulier, ce caractère se bornait à dissiper sa fortune en dépenses singulières, à faire des folies pour une femme qu'il aima, et enfin à tuer ses rivaux. Un homme regar- dant sa maîtresse, comme il lui donnait le bras : « Baisse les yeux ! » lui crie-t-il. L'autre continuant à la regarder fixement, il lui brûle la cervelle. De petits écarts de ce genre n'étaient que des pecca- dilles pour un patricien riche ; mais Vitelleschi ayant tué l'arrière-cousin d'un Bragadin (noble vénitien des grandes familles), il fut arrêté et jeté, à Venise, dans la fameuse prison à côté du Ponte dei Sospiri. Vitelleschi était fort bel homme et très éloquent. Il essaya de séduire la femme du geôlier, qui s'en aperçut. Le geôlier lui fit je ne sais quel tour de son métier, il le chargea de fers, par exemple. Vitel- leschi prit de là occasion de lui parler, et enfin, dans les fers, au secret, sans argent, il séduisit le geôlier, qui chaque jour trouvait du plaisir à venir passer deux heures avec son prisonnier. « Ce qui me tour- mente, disait Vitelleschi au geôlier, c'est que je suis 78 STENDHAL comme vous ; j'ai de l'honneur. Pendant que je suis ici à pourrir dans les fers, mon ennemi se pavane à Brescia. Ah ! si je pouvais seulement le tuer et puis mourir * ! » Ces beaux sentiments touchent le geôlier, qui lui dit : « Je vous donne votre liberté pendant cent heures. » Le comte lui saute au cou. Il sort de la prison un vendredi soir ; une gondole le passe à Mestre ; une sédiole l'attendait avec des relais. Il arrive à Brescia le dimanche à trois heures après midi, et prend poste à la porte de l'église. Son ennemi sort après vêpres, il le tue, au milieu de la foule, d'un coup de carabine. Personne n'a l'idée d'arrêter le comte Vitelleschi ; il remonte en sédiole et rentre en prison le mardi soir. La sei- gneurie de Venise reçoit bientôt le rapport de ce nouvel assassinat : on fait venir le comte Vitel- leschi, qui paraît devant ses juges, pouvant à peine se traîner, tant il est affaibli. On lui lit le rapport. « Combien de témoins ont signé cette nouvelle calomnie ? dit Vitelleschi d'une voix sépulcrale. — Plus de deux cents, lui répond-on. — Vos Excel- lences savent cependant que, le jour de l'assassinat, dimanche dernier, j'étais dans cette maudite pri- son. Vous voyez le nombre de mes ennemis. » Cette raison ébranla quelques vieux juges ; les jeunes favorisaient Vitelleschi comme un homme singulier, et bientôt, à cause de ce nouvel assassinat, il fut mis en liberté. Un an après, le geôlier reçut, par la main d'un prêtre, cent quatre-vingt mille lire venete ROME, NAPLES ET FLORENCE 79 (90.000 fr.) ; c'était le prix d'une petite terre, la seule non hypothéquée qui restât au comte Vitel- leschi. Cet homme brave, passionné, bizarre, dont la vie ferait un volume, est mort dans un âge fort avancé, faisant toujours trembler ses voisins. Il a laissé deux filles et quatre fils, tous remarquables par la plus rare beauté. Il y a un conte plaisant d'une cheminée où il avait élu domicile, et où il vécut quinze jours pour épier sa maîtresse, qu'il eut la joie inexprimable de trouver fidèle. Elle accordait des rendez-vous à un jeune homme fort riche et qui l'aimait, afin d'en faire un mari pour sa fille. Vitelleschi, bien sûr de l'innocence de sa belle, tombe tout à coup, du haut de la cheminée où il se tenait, dans le foyer, et dit en riant au jeune homme stupéfait : « Tu l'as échappé belle ! Ce que c'est cependant que d'avoir affaire à un honnête homme 1 Tout autre à ma place t'aurait tué sans vérifier la chose. » Le comte Vitelleschi était tou- jours gai, point farouche, et sa plaisanterie avait de la grâce. C'est lui qui se déguisa un jour, à l'ap- proche de Pâques, en confesseur de cette même maîtresse qu'il aima pendant quinze ans. Il avait donné de l'opium au véritable confesseur, appelé le matin chez un de ses buli jouant le malade à l'agonie. Le confesseur endormi, Vitelleschi lui vole ses habits et marche gravement au confession- nal *. Si je transcrivais d'autres anecdotes plus détail- 80 STENDHAL lées, je serais comme l'Anglais parlant de glace au roi de la côte de Guinée. Ces anecdotes montrent qu'il ne vient jamais à l'idée d'un Italien, homme d'esprit, qu'il y ait un modèle à imiter. Un jeune Italien, riche, à vingt-cinq ans, quand il a perdu toute timidité, est l'esclave de la sensation actuelle ; il en est entièrement rempli. Tout ce qui n'est pas l'ennemi qu'il abhorre, ou la maîtresse qu'il adore, disparaît à ses yeux. On trouve quelques fats à la française parmi la noblesse. Ainsi que les jeunes Russes, ils sont de cinquante ans en arrière ; ils copient le siècle de Louis XV. Ils sont comiques, surtout à cheval, se montrant dans les promenades publiques. Hier, aux Giardini, vers une heure, nous avons eu une musique instrumentale délicieuse. Tel régi- ment allemand a quatre-vingts musiciens. Cent jolies femmes écoutaient cette musique sublime. Ces Allemands nous ont joué les plus jolis morceaux de Mozart et d'un jeune homme nommé Rossini. Cent cinquante instruments à vent parfaits don- naient à ces cantilènes une teinte de mélancolie par- ticulière. Les musiques de nos régiments sont à celle-ci ce que la grosse chaussure d'une marchande de marée est au joli petit soulier de satin blanc que vous verrez ce soir. 14 novembre. — Délia Bianca, le plus jeune de mes nouveaux amis, qui, ordinairement placé au ROME, NAPLES ET FLORENCE 81 premier rang du parterre, enveloppé dans son man- teau, ne dit rien, comme je l'interrogeais ce soir sur la marchesina D..., qui regardait au parterre son amant exilé de sa loge par la jalousie du mari, au lieu de répondre, me dit : « La musique plaît, quand elle place le soir votre âme dans une position où l'amour l'avait déjà placée dans la journée. » Telle est la simplicité du langage et des actions. Je ne lui ai pas répondu et l'ai quitté. Quand on sent ainsi la musique, quel ami n'est pas impor- tun ? 15 novembre. — Il pleut à verse ; depuis trois jours, il n'y a pas eu dix minutes de relâche. A Paris, cette eau-là mettrait deux mois à tomber. C'est pour cela que nous avons un climat humide. Il fait chaud. J'ai passé la journée au musée de Brera, à , considérer des plâtres des statues de Michel-Ange et de Canova. Michel-Ange voyait toujours l'enfei, et Canova la douce volupté, La tête colossale du pape Rezzonico demandant pardon à Dieu de ce que son père, riche banquier de ^'enise, avait acheté j)Our lui le cardinalat à beaux deniers comptants, est un chef-d'œuvre de naturel. Cela n'est point ignoble comme tel buste colossal du musée de Paris, Canova a eu le courage de ne pas copier les Grecs, et d'inventer une beauté, comme avaient fait les Grecs. Quel chagrin pour les pédants ! Aussi l'in- RoME, NxPLES ET FLORENCE, I 6 82 STENDHAL sulteront-lls encore cinquante ans après sa mort, et sa gloire n'en croîtra que plus vite. Ce grand homme, qui, à vingt ans, ne savait pas l'orthographe, a fait cent statues, dont trente sont des chefs-d'œu\Te. Michel-Ange n'a qu'une seule statue égale à son génie, le Moïse, à Rome. Michel-Ange connut les Grecs comme le Dante Virgile. Ils admirèrent comme ils le devaient, mais ne copièrent point ; aussi l'on parle d'eux après des siècles. Ils resteront le poète et le sculpteur de la religion catholique, apostolique et romaine. Il faut savoir qu'en 1300, lorsque cette religion était bril- lante de force et de jeunesse, ce n'était pas tout à fait la chose gracieuse que peint le Génie du Christia- nisme. Voyez le massacre de Césenne ^. Les artistes français, élèves de David et dignes compatriotes de Laharpe, jugent Michel-Ange d'après les règles de la sculpture grecque, ou, pour dire vrai, d'après ce qu'ils s'imaginent qu'étaient ces règles. Ils se fâchent encore plus contre Canova, qui d'abord n'a pas l'honneur d'être mort depuis trois cents ans, et qui, ayant eu le bonheur insigne d'être contemporain de M. David, a négligé un si 1. Lire les trois premiers volumes de l'excellente Histoire de Toscane de Pignotti, bien supérieur à M. Sismondi. Pi- gnotti est aussi vrai que pittoresque. Pour l'histoire de l'Église en Italie, voir le véridique Potter et la Vera idea délia Santa Sede de M. Tamburini. Une satire aimable n'est point de l'histoire, et Voltaire ne vaut rien parlant de l'Eglise. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 83 grand avantage et ne s'est pas fait de son école. J'ai entendu vingt fois M. Denon, cet aimable Français, dire que Canova ne savait pas dessiner. Michel- Ange €t Canova seraient les plus grands criminels, s'il n'y avait pas un malheureux, nommé le Corrège, dont les tableaux, grands comme une feuille de papier, ont l'insolence de se faire payer cent mille francs, et cela sous nos yeux, tandis que les chefs-d'œuvre du grand homme, grands comme une chambre, languissent au Luxembourg ^. A propos du Corrège, M. Reina m'a mené voir le pau^Te Appiani, qui, depuis sa dernière apoplexie, a perdu la mémoire et pleure souvent. Au retour, chose incroyable chez un bibliophile, M. Reina m'a prêté un livre : ce sont les curieux, quoique bien minutieux, mémoires du père Afîô sur le Corrège. Le père Alîô s'occupera du même travail pour Raphaël ; il ira passer quatre ans à Urbino. ^L Cattaneo *, chef de la bibliothèque numisma- tique à Brera, m'a reçu avec une politesse toute fran- çaise. Il est vrai que j'étais le seul lecteur dans sa bibliothèque. J'y ai étudié les monuments cyclo- péens que je dois voir à Volterre. C'est le comte Prina qui a fondé cette bibliothèque, ainsi que les établissements pour les sels et tabacs et pour la 1. Je respecte beaucoup le caractère de !M. David, il ne 6e vendit pas comme un homme de lettres *. Ses tableaux ne font pas plaisir à l'œil ; ils seraient peut-être bons sous la latitude de Stockholm. (1826.) 84 STENDHAL poudre : il a créé le corps des douaniers, qui sont une bien moins vile canailld qu'avant 1796. 18 novembre. — Sous Napoléon, il me semble que l'on a inventé, à Milan, pour les maisons particu- lières, une certaine architecture pleine de grâce. La façade du palais de la police Contrada Santa Margarita, que tout voyageur n'a que trop l'occa- sion de visiter, peut servir d'exemple. La distribu- tion des croisées est gaie et gracieuse ; le rapport des pleins et des ç^ides est parfait ; les corniches osent être saillantes. La rue degli Orefici (des Orfèvres) présente un vestige des républiques du moyen âge. Ce sont cent boutiques d'orfèvrerie à côté les unes des autres. Au xiv*^ siècle, quand on voulait piller leur rue, tous les orfèvres prenaient les armes et se défen- daient. Probablement cette rue avait des chaînes aux deux extrémités. Je lis avec plaisir l'histoire de Milan, écrite avec toute la bonhomie du pays, mais avec toute la méfiance d'un Italien, par Verri^ l'ami de Beccaria. Je n'y trouve jamais ce vague et cette affectation qui me font si souA^ent quitter les livres français du xix<^ siècle. Le comte Verri a le grand sens de nos historiens de 1550 ; sa manière est pleine d'audace et de naturel. On voit que la crainte de la police l'a guéri de la crainte des cri- tiques. L'histoire de Milan est intéressante comme Walter nOME, NAPLES ET FLORENCE 85 Scott, depuis l'an 10G3, où les prêtres firent la guerre civile pour ne pas se soumettre à la loi du célibat que Rome prétendait leur imposer, jusqu'à la bataille de Marignan, gagnée par François I^^ en 1515. J'indique cet intervalle de quatre cent cin- quante-deux ans aux compilateurs. Il y a là deux volumes in-8^ palpitants d'intérêt, comme ils disent. Les conspirations, les assassinats par ambition, amour ou vengeance, les grands établissements ■d'utilité publique, dix soulèvements populaires dans le genre de la prise de la Bastille en 1789, ne de- mandent que quelque simplicité dans le récit pour intéresser vivement. L'on a bien su rendre curieuses à lire nos plates annales de la même époque, où n'apparaissent que les passions grossièies de misé- rables ne songeant jamais qu'à manger et à piller. L'assassinat du grand prince Luchin Visconti par sa femme Isabelle de Fiesque (1349) vaut mieux que l'orme de Vaurus. Les narrations que j'indique, après le titre de rigueur : Beautés de Vhistoire de Milan, pourraient porter celui-ci : Introduction à la connaissance du cœur humain. Les passions gigan- tesques du moyen âge y éclatent dans toute leur féroce énergie ; nulle affectation ne vient les mas- quer. Il n'y avait pas de place pour l'affectation dans ces âmes brûlantes. Elles ont rencontré des historiens dignes d'elles, et qui n'ont j^oint, pour le mot propre, la haine académique de M. de Fontanes. Rome, Naples et Flore>-ce, I 6, 86 STENDHAL Quoi de plus pittoresque que les annales des Vis- conti ? Matteo Visconti, qui cherche à détruire la répu- blique et à se faire roi, découvre et punit une conspi- ration. Antiochia Visconti Crivelli, femme d'un des conjurés, réunit dix mille hommes et attaque l'usur- pateur (1301). Matteo II Visconti est empoisonné par ses frères (1355). Jean Galéas empoisonne son oncle (1385) ; mais il bâtit le Dôme de Milan. Jean-Marie est assassiné par des conjurés (1412) ; Milan se déclare répu- blique (1447) ; François Sforza (1450) traite cette république comme Bonaparte a traité la nôtre ; mais son fds Galéas est assassiné dans l'église Saint- Étienne (1476). Louis le Moro donne son nom aux mûriers (moroni), dont il introduit la culture dans le Mila- nais ; il appelle Charles VIII en Italie (1494), et empoisonne son neveu pour lui succéder. J'ai vu ce matin un tableau fort intéressant et très bien fait, commandé à M. Palagi par M. le comte Alari. On voit le malheureux Galéas Marie, affaibli déjà par les effets d'un poison lent, et se soulevant sur son lit de douleur pour recevoir la visite du roi Charles VIII. La jeune femme de Galéas cherche à lire dans les yeux du roi de France s'il les secourra contre leur assassin. Peut-être un tel sujet est-il plus intéressant, pour des Milanais, que la colère ROME, NAPLES ET FLORENCE 87 d'Achille. M. le comte Alari, ancien écuyer de Napoléon, était digne de contribuer à la renais- sance morale de son pays. Toute la ville s'est portée, ces jours-ci, à la casa Alari, pour voir un tableau de Francesca da Rimini, par un jeune peintre de Florence. Comme j'ai trouvé ce tableau un peu plat, sans force, sine ictu, l'on m'a dit que j'avais de la haine contre les peintres d'Italie. Pour se tirer d'affaire avec V honneur national, il faudrait toujours mentir, et, quand je mens, je suis comme M. de Goury *, je m^ ennuie. Cela est à cent lieues de la Didon de M. Guérin. Madame P... me conseille d'aller à Monza voir la couronne de fer ; elle ajoute que je trouA'erai à Monza une belle faisanderie avec beaucoup de faisans : c'est encore pis. « Et enfin, dit-elle, vous verrez le superbe clocher de la cathédrale, avec ses huit cloches parfaitement intuonate (qui sonnent juste). » Ce mot, vraiment italien, m'intéresse. Le son des cloches est en effet une partie de la musique. Ce mot me révèle qu'après en avoir été étonné d'abord, j'aime à la folie la manière singulière de sonner les cloches à Milan. On la doit, je crois, à saint Ambroise, qui a aussi le mérite d'avoir allongé le carnaval de quatre jours. Le carême * ne commence à Milan que le dimanche après ce qu'on appelle ailleurs le mercredi des cendres. Les gens riches, de trente lieues à la ronde, arrivent en foule à Milan le soir de ce mercredi-là. Ils viennent pour le carnavalon. 88 STENDHAL 19 noi'embre. — Voici une anecdote du carnaval de 1814, qui vient de m'être contée dans la loge de madame Foscarini. Une jeune femme était fort attachée à un officier français, qui était son ami depuis 1806. Les grandes révolutions nelle amicizie (dans les amitiés) ont lieu ici pendant le carnaval. C'est la malheureuse liberté des bals masqués qui les favorise. La bonne com- pagnie (tout ce qui est riche et tout ce qui est noble) n'en manque pas un, et ils sont charmants. Telle mascarade en costume, composée de dix personna- ges, a coûté quatre-vingts sequins à chaque masque,, en 1810, bien entendu. Depuis les Tedesk (les Au- trichiens), les plaisirs se sont envolés. Lorsqu'il y a bal masqué, vers les deux heures on soupe dans les loges, qui sont illuminées ; ce sont des nuits de folie. On arrive à sept heures pour le spectacle. A minuit, des hommes montés sur des échelles de soixante-dix pieds de haut et portées par un autre homme qui est au parterre, allument six bougies qui sont placées devant chaque loge ; à minuit et demi le bal commence. Teodolinda R... s'aperçoit, à l'avant-dernier bal masqué du carnaval de 1814, que le colonel Malclerc lui est infidèle. A peine rentré chez lui, vers les cinq heures du matin, cet officier reçoit une lettre en mauvais français, qui lui demande raison d'une insulte non spécifiée. On l'invite, au nom de l'hon- neur, à se rendre sur-le-champ, avec un ami et des ROME, NAPLES ET FLORENCE 89 pistolets, à la cassine des Pommes, qui est le Bois de Boulogne du pays. Il va réveiller un ami, et, malgré la neige et le froid, à la petite pointe du jour, ces messieurs sont au lieu du rendez-vous. Ils y trouvent, pour acteur principal, un très petit homme enveloppé de fourrures ; le témoin de l'in- connu manifeste le désir de ne pas parler. A la bonne heure ; on charge les pistolets ; on mesuie douze pas. Au moment de tirer, le petit homme est obligé de se rapprocher. Malclerc, très curieux, le regarde, et reconnaît Teodolinda R..., sa maîtress?. Il veut plaisanter ; elle l'accable des marques de mépris les mieux raisonnées. Comme il essaye de diminuer l'intervalle qui les sépare : « N'approchez pas, dit-elle, ou je fais feu sur vous » : et son témoin a beaucoup de peine à la convaincre qu'elle n'en a pas le droit. « Est-ce ma faute, s'il ne veut pas faire feu ? dit-elle à ce témoin. Vous, monstre, vous m'avez fait le plus grand mal possible, dit-elle à Malclerc... Le combat n'est point inégal, comme vous le préten- dez. Si vous l'exigez, nous prendrons un pistolet chargé et l'autre non, et nous tirerons à trois pas... Je ne veux pas rentrer vivante dans Milan, ou il faut que vous soyez mort, et j'irai annoncer votre mort à la princesse >s.... Vous diriez encore : Ces Italiens sont des assassins, si je vous faisais poi- gnarder, comme il m'est facile, par mes buli. Battez- vous donc, homme lâche, et qui ne savez qu'ofîen- 90 STENDHAL ser ^ ! » Tout cela m'était conté en présence de l'homme qui servit de témoin à madame R.... « Tai toujours cru, ajoute-t-il, que la Teodolinda était résolue à mourir. » Le fait est que, malgré sa jeunesse et la finesse charmante de ses traits, elle est restée trois ans inconsolable : chose étonnante dans un pays où la vanité n'entre pour lien dans la constance des résolutions. Elle s'occupait unique- ment à apprendre le latin et l'anglais, qu'elle mon- trait à ses filles. Quand ce témoin n'a plus été dans la loge, on a dit qu'il passait, à l'époque du combat, pour un amant dédaigné par Teodolinda, et qu'il lui proposa d'ôter à Mal clerc le prétexte de la diffé- rence des sexes, si elle voulait le prendre pour son chevalier, ce qu'elle refusa. J'avouerai que je ne suis pas très sûr de tous ces détails ; je ne les saurai parfaitement que si je me trouve ici dans trois mois au retour de M. P..., qui est allé en Suisse conduire ses enfants à la pension Fellenberg*. Mais le fond est vrai. — J'aime la force, et de la force que j'aime, une fourmi peut en montrer autant qu'un éléphant. Un voyageur, de ceux qui suivent les itinéraires 1. Les buîi, gens hardis et adroits, se louaient, vers 1775, pour assassiner. Voir le Voyage de M. Roland (le ministre). On prétend qu'on en trouverait encore, au besoin, dans les environs de Brescia. J'ai entendu un jeune homme menacer sérieusement son ennemi de le faire assassiner par ses buli. La gendarmerie de Napoléon avait comprimé ces braves gens. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 91 et marquent avec une épingle (en faisant un trou dans le papier du livre) les choses qu'ils ont vues, disait devant moi à un vieillard aimable qui a imprimé un voyage à Zurich ^ : « Mais, monsieur, j'arrive de Zurich, où je n'ai rien vu de ce que vous notez. — Monsieur, je n'ai noté que les choses sin- gulières. Ce qui se fait à Zurich comme à Francfort, ne m'a pas semblé digne d'être écrit ; mais le neuf est rare, et il faut de certains yeux pour l'aperce- voir. » Madame R... ne fut nullement déshonorée par cette aventure, qui eut une publicité affreuse, « E una matta », dit-on (c'est une folle). A Milan, l'opinion publique traite les femmes, à l'égard de l'amour, comme l'opinion traite à Paris les hommes à l'égard de la probité politique. Chacun se vend au ministère, chacun fait son petit marché comme il l'entend, et, s'il réussit, l'on va dîner chez lui, et les convives disent en sortant : «Monsieur un tel sait bien tirer son épingle du jeu ! » Lequel est le plus immo- ral, pour une femme, d'avoir un amant, ou pour un homme, de vendre son vote afin de faire passer une mauvaise loi ou tomber une tête * ? Tous les jours, nous honorons dans la société des hommes coupables de ces peccadilles. L'opinion ici respecte une jolie femme dévote 1. Voyage de Zurich à Zurich, par l'auteur des derniers volumes de Grimm *. (1826.) 92 STENDHAL comme ayant une grande pa sion: la peur de V enfer *. Madame Annoni *, l'une des plus belles femmes de Milan, est dans ce cas. On méprise une sotte qui n'a point d'amant * ou qui n'a que des espèces (spiantati). Du reste, chaque femme est bien la maîtresse de prendre qui elle veut : quand on l'invite quelque part, on invite l'ami. Quelquefois j'ai vu arriver des femmes aux sociétés du vendredi avec un ami dont la maîtresse de la maison ne savait pas le nom ; l'usage est cependant de dire par un billet le nom du cavalier servant, qui laisse sa carte à la porte, et on l'invite nominativement. Dès que l'on peut croire que la raison d'argent est entrée pour quelque chose dans les déterminations d'une femme, elle est parfaitement méprisée. Si on la soupçonne d'avoir plusieurs amis à la fois, on cesse de l'inviter. Mais ces sévérités ne sont guère connues que depuis Napoléon, qui, par esprit d'ordre, et pour les intérêts de son despotisme, ren- dit des mœurs à l' Italie. Les collèges de jeunes demoi- selles qu'il institua à Vérone et à Milan, sous la direction de madame Delort, élève ou imitatrice de madame Campan, ont eu l'influence la plus salu- taire. On remarque que les scandales sont donnés par des femmes d'un certain âge ou élevées dans les couvents *. L'opinion publique est née ici en 1796 ; il est tout simple que les caractères formés avant cette époque, ou nés au sein de familles en retard, n'aient pas l'idée de chercher son suffrage. nOME, NAPLES ET FLORENCE 93 20 novembre. — Une femme aj)porte cinq cent mille francs de dot à son mari, ce qui fait ici au moins comme huit cent mille à Paris. Il lui fait une pension de deux mille francs j)Our sa toilette. Le mari règle les comptes du majordome ou du cuisi- nier, la femme ne se mêle absolument que de l'ad- ministration de sa pension de cent soixante-sept francs par mois. Elle a voiture, loge au spectacle, des diamants, dix domestiques, et souvent pas cinq francs dans sa poche. Les femmes les plus riches achètent six robes de petites étoffes anglaises, à vingt francs pièce, au commencement de l'été ; elles changent de robe comme nous de cravate. Au commencement de l'hiver, une femme fait quatre ou cinq robes de trente francs. Les robes de soie de son trousseau, qui datent de l'époque de son mariage, sont précieusement conservées pen- dant huit ou dix ans ; elles servent les jours de première représentation à la Scala et pour les feste di ballo. L'on est connu personnellement ; à quoi bon la toilette ? L'extrême pauvreté des femmes riches fait qu'elles acceptent avec plaisir et sans conséquence un cadeau de six paires de souliers de Paris. L'opi- nion tolère qu'une femme se serve de la loge et même de la voiture de son ami ; il n'y a là d'autre honte que celle d'avouer le manque de fortune. Une femme reçoit une seule personne à midi ; ses amis intimes, de deux à quatre. Le soir, elle reçoit 94 STENDHAL ses connaissances dans sa loge, de huit heures et demie à minuit. Lorsque la loge, qui a dix ou douze places, est remplie et qu'il survient quelqu'un, le plus ancien arrivé s'en va. Ce plus ancien visi- teur se trouvait à côté de la maîtresse de la maison, contre le parapet de la loge. A son départ, tout le monde fait un petit mouvement vers le parapet de la loge, et le nouvel arrivé trouve sa place près de la porte. C'est ainsi que chacun se trouve à son tour à côté de la maîtresse de la loge. J'ai vu un amant timide s'en aller dès que son rang d'ancien- neté l'avait amené près de la femme qu'il aimait. Elle partageait cet amour ; c'était un spectacle curieux. Le vestibule de la Scala {Vatrio) est le quartier général des fats ; c'est là que se fabrique l'opinion publique sur les femmes. On attribue pour ami à chacune d'elles l'homme qui lui donne le bras pour monter dans sa loge. C'est surtout les jours de pre- mière représentation que cette démarche est déci- sive. Une femme est déshonorée quand on la soup- çonne d'avoir un ami qu'elle ne peut pas engager à lui donner le bras à huit heures et demie, lors- qu'elle monte dans sa loge. J'ai vu hier un homme se défendre vigoureusement de rendre ce petit ser- vice à une de ses amies : « Mia cara, a-t-il fini par lui dire, je ne suis pas assez heureux pour avoir le droit de vous donner le bras, et je ne veux pas avoir l'air de doubler M. F.... » La femme s'est fort défendue d'avoir F... pour ami ; mais le premier ROME, XAPLES ET FLORENCE 95 a persisté. Quand une femme se trouve décidément sans ami, c'est son mari qui lui rend le service de l'accompagner. J'ai vu un mari fort jeune et fort bel homme se plaindre hautement de cet embarras. Le mari est déshonoré s'il est soupçonné d'accom- pagner sa femme parce qu'elle ne peut pas décider son ami à lui donner le bras pour traverser Vatrio. Tout ce que je viens de raconter était encore plus vrai avant 1796. Plusieurs jeunes femmes osent aujour- d'hui monter dans leur loge suivies par un domes- tique, ce qui paraît le comble de la bassesse aux vieilles femmes nobles. Hier, comme j'étais arrêté dans Vatrio avec quelques fats de mes amis, ils m'ont fait remarquer un beau jeune homme au teint basané et parfaite- ment morose, qui se tenait collé contre la muraille du vestibule ; on eût dit qu'il accomplissait un devoir ; aussi est-ce un Anglais qui a vingt-deux mille louis de rente. Etre triste avec une telle for- tune paraît monstrueux à mes nouveaux amis. i(.Ce pauiTe Anglais, leur disais-je, estime victime de la pensée. » (Ici, jusqu'à trente ans, l'homme n'est que sensations.) Quelle différence avec le jeune Alle- mand de même âge qui est kantiste jusqu'aux ge- noux de sa maîtresse ! J'aime beaucoup la société des hommes qui ont plus de quarante ans. Ils sont remplis de préjugés, moins instruits et beaucoup plus naturels que tout ce qui a appris à lire depuis 1796. Je m'aperçois 56 STENDHAL tous les jours que les jeunes gens cherchent à me dérober plusieurs détails de mœurs ; les autres ne conçoivent pas qu'il y ait à rougir et me disent tout. La plupart des gens de quarante ans croient à la sainte Vierge * et respectent Dieu par prudence, car Dieu aussi peut avoir du crédit *. Ici, comme partout, les croyances des enfants viennent de leurs bonnes, qui sont des paysannes. Les nobles sont infiniment moins bien élevés (ce qu'on appelle sciai ici), parce que, dans leur première enfance, leurs parents les voient moins. Un charmant poème milanais de Carline Porta donne la liste des qua- lités qui sont nécessaires dans une maison noble pour être le précepteur de l'héritier présomptif ^. Quant au véritable père italien de cinquante ans, ■vous le trouverez peint avec génie dans la comédie •de VAjo nelV imbarazzo, du fameux comte Giraud. Je suis allé voir, à un quart de lieue de Milan, l'écho de la Simonetta *. J'ai tiré le coup de pistolet répété cinquante fois. L'architecture de cette maison -de campagne, avec son belvédère au second étage -soutenu par des colonnes, m'a plu infiniment. 22 novembre. — Un capitaine de vaisseau anglais, jeté par les courants sur la côte de Guinée, eut un Alla marchesa Paola Travasa, Vuna di prinim damazz de Loinhardia * La yomina detl Capellan. (Note de 1826.) ROME, NAPLES ET FLOUENCE 97 jour la sottise de prononcer devant un roitelet du pays les mots de tieige et de glace. En entendant dire qu'il y avait un pays où l'eau était dure, le roi- telet fut pris d'un rire inextinguible. C'est une jouissance que je suis peu curieux de donner au lecteur, et je n'imprime point les articles de mon journal où j'ai cherché à noter les sensa- tions singulières que je dois à Mirra, ballet de Sal- vator Viganô. Je l'ai revu ce soir pour la huit ou dixième fois, et j'en suis encore tout ému. Le plus grand plaisir tragique que j'eusse goûté au théâtre, avant d'arriver à Milan, je le devais d'abord à Monvel, que j'ai encore vu dans le rôle d'Auguste de Cinna. Le poignet disloqué de Talma et sa voix factice in'ont toujours donné envie de rire et m'empêchent de sentir ce grand acteur. Longtemps après Monvel, j'ai vu Kean à Londres dans Othello et Richard III : je crus alors ne pouvoir rien éprouver de plus vif au théâtre ; mais la plus belle tragédie de Shakspeare ne produit pas sur moi la moitié de l'effet d'un ballet de Viganô. C'est un homme de génie qui emportera son art avec lui, et auquel rien ne ressemble en France. Il y aurait donc de la témérité à vouloir en donner une idée : on se figurerait toujours quelque chose dans le genre de Gardel ^. 1. Mademoiselle Palli>rini, qui joue Mirra, est comparable à madame Pasta *. (1826.) Rome, Xaples et Florence, I 7 98 STENDHAL Écrire un voyage en peignant les objets par la sensation qu'ils ont fait naître dans un cœur, est fort dangereux. Si on loue souvent, on est sûr de la haine de tous les cœurs différents du vôtre. Que de bonnes plaisanteries ne feront pas contre ce journal les gens à argent et à cordons ! Mais aussi ce n'est pas pour eux que j'écris. Je ne me soumettrais pas à cent soirées ennuyeuses, pour obtenir un de ces cordons qui leur en coûtent mille. Il faudrait, pour qu'il fût digne de plaire généra- lement, qu'un voyage en Italie fût écrit à frais communs par madame Radcliffe pour la partie des descrij^tions de la nature et des monuments, et par le président de Brosses pour la peinture des mœurs. Je sens vivement qu'un tel voyage serait supérieur à tout ; mais il faudrait au moins huit volumes. Quant à la description sèche et philosophique, nous possédons un chef-d'œuvre en ce genre : c'est la statistique du département de Montenotte par M. de Chabrol, préfet de la Seine ^. 23 novembre. — J'ai obtenu la faveur d'être pré- senté à l'un des plus respectables citoyens de Milan, M. Rocco Marliani. Cet homme vertueux est l'un des pères conscrits de cette ville dans le fait si 1. Pour tout ce qui est religion, voir la Vie de Scipion Jiicci, par M. de Potter. La véracité de cet historien est inattaquable. Les Famiglie illusiri de M. Litta me sont foït utiles. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 99 républicaine. C'est une habitude contractée depuis des siècles de regarder le souverain, espagnol ou autrichien, comme l'ennemi de la ville. Le servir est pardonnable, car il paye ; le servir avec zèle est infâme, car c'est un ennemi *. M. Marliani ne m'a rien dit de tout cela, mais m'a beaucoup parlé de Carlo ^'erri et de Beccaria ^. Ces hommes précieux, en publiant leur célèbre journal intitulé Le Café (1764-1765), formèrent ici une nouvelle école de philosophie. Bien différente de la philosophie de France à la même époque, cette école de réforma- tion ne faisait aucune attention aux enjolivements du style ni aux succès dans les salons. Placés à la tête de la société par leur fortune, leur existence municipale et leur naissance, et à la tête d'une société qui s'occupait de passions et non de petites victoires de vanité, Verri et Beccaria n'eurent pas besoin de ce genre de succès. Beccaria, auteur du Traité des délits et des peines, reçu à bras ouverts par la société de Paris et à la veille d'y être à la mode comme Hume, se dérobe à tant de bonheur et revient au galop à Milan : il craignait d'être oublié par sa maîtresse. Verri et Beccaria ne furent point obligés, comme d'Alembert, d'Holbach et Voltaire, à démolir par le sarcasme toutes les sottises qui pesaient sur leur patrie. Dans le pays des passions, la plaisanterie 1. Né en 1735, mort en 1795. (Note de 1826.) 100 STENDHAL n'est qu'un délassement. Tout homme passionné : 1^ Est occupé et n'a pas besoin qu'on l'amuse ; faute d'amusements, il ne risque pas de tomber dans l'abîme de l'ennui, comme madame du Defîand (Lettres à Walpole, passim). 2° Quelque peu d'esprit que vous vouliez lui accorder, il s'est vu plaisanter sur les objets de ses passions. La première des vérités d'expérience pour lui, c'est qu'une plaisanterie ne change rien au fond des choses. 3° L'Italien, à l'exception des gens très riches ou très nobles, se moque fort de l'approbation du voi- sin. Il ne songe à ce voisin que pour s'en méfier ou le haïr. Depuis le moyen âge, chaque ville exècre la ville voisine ; l'habitude de ce sentiment fortifie la défiance d'individu à individu. L'Italie doit tout à son moyen âge ; mais, en formant son carac- tère, le moyen âge l'a empoisonné par la haine, et ce beau pays est autant la patrie de la haine que celle de l'amour. M. Marlianl me raconte une foule d'anecdotes sur Verri et Beccaria. Ces philosophes n'eurent jamais à s'occuper d'être piquants, mais seulement de convaincre leurs concitoyens par de bons raisonne- ments exposés bien clairement et bien au long. L'impératrice Marie-Thérèse, qui ne comprenait pas trop de quoi il s'agissait, apprenant qu'un d'eux, Beccaria, je crois, était appelé à une cour étrangère comme le fameux Lagrange de Turin, par pique ROME, NAPLES ET FLORENCE 101 de vanité le retint à Milan. M. Marliani a été l'ami intime du vertueux Pariiu. le célèbre auteur du Giorno (satire qui a une ooulein particulière et ne rappelle ni Horace ni Juvénal). Parini, grand poète qui vécut extrêmement pauvre, nommé professeur de littératuie par le gouvernement autrichien, sous le nom de littérature, donna des leçons de vertu et de bon sens à tous les Milanais des hautes classes. Parini, dont M. Marliani m'a montré le portrait, eut une des plus belles têtes d'homme que j'aie jamais vues. Ainsi, quand Napoléon vint réveiller l'Italie par le canon du pont de Lodi, et ensuite déraciner les habitudes antisociales par son gouvernement de 1800 à 1814, il trouva une forte dose de bon sens chez un peuple préparé par les lumières de Becca- ria, de Verri et de Parini. Ces hommes supérieurs avaient été plutôt protégés que persécutés par Marie- Thérèse, l'empereur Joseph 11 et le comte de Fir- mian, gouverneur du Milanais. Quand Bonaparte occupa Milan, en 1796, l'ar- chiduc gouverneur s'amusait à y faire le monopole du blé ; personne ne s'en étonnait. « 11 a une belle position et il vole * ; quoi de plus simple ? Sarehhe hen matto di far altrimenti *. » J'ai entendu ce propos- à la vérité dans la bouche d'un homme de ])lus de- quarante ans. 25 novembre. — ■ J'aime beaucoup à voyager eni Rome, Xaples et Florexce, I 7. 102 STENDHAL sédiole ; on est mouillé quelquefois, comme il m'est arrivé aujourd'hui, mais on voit le pays foi cément, et j'éprouve que c'est le moyen d'en garder le sou- venir. Je suis allé au Pian d'Erba, sur les bords du lac Pusiano, voir la villa Amalia, appartenant à M. Marliani. J'ai parcouru les allées de ce jardin anglais par une pluie battante et avec un paraplui3. C'est gâter le plaisir, mais le voyageur y est sou- vent obligé. Les philosophes dignes d'être élèves de Socrate (ce n'est pas qu'ils fussent rhéteurs comme Platon), Verri, Beccaria et Parini, durent la tolérance du pouvoir à la jalousie contre les prêtres. Avant d'attaquer Beccaria, les prêtres avaient cherché à faire destituer le fameux comte Firmian, gouverneur ou plutôt roi du Milanais (de 1759 à 1782). Chose incroyable, malgré la Sainte- Alliance, même aujourd'hui (1816), la maison d'Au- triche * n'a pas encore compris qu'on ne peut revenir au despotisme * que par les jésuites ; elle pourchasse ces bons pères. Les menées de Rome sont sévèrement surveillées en Lombardie. Le gouvernement ne fait évêques que les ecclésiastiques qui sont brouil- lés * avec Rome (comme M. Farina, nommé ces jours-ci à l'évêché de Padoue). Le gouvernement protège hautement le professeur Tamburini de Pavie, vieillard vigoureux, plein de feu et d'esprit, un peu comme l'abbé de Pradt : il a publié trente volumes in-8° contre le pape. Voir son ouvrage intitulé Véritable idée du Saint-Siège, deux volumes. ROME, NAPLES ET FLORENCE 103 J'en suis fort content ; on vient d'en faire une se- conde édition à Milan. Cette seule circonstance, le clergé * forcé à être moral et non pas intrigant et espion, fera que, par la suite *, le gouvernement Metternich à Milan ne sera pas aussi exécré que les Milanais le pensent généralement. M. de Metternich a pris le statu quo de Milan en 1760 (époque, dit Beccaria, où sur cent vingt mille habitants, il n'y en avait pas quarante qui eussent du plaisir à penser ; la table et la volupté étaient leurs dieux). Le grand ministre autrichien eût dû prendre son statu quo en 1795, à la veille de la conquête par Bonaparte, et maintenir la Lom- bardie dans l'état où elle se trouvait alors. Il avait sous la main des hommes excellents pour ce projet raisonnable : M. le maréchal de Bellegarde, le général Klenau, M. le gouverneur Saurau. Au lieu de ce projet modéré, qu'on aurait facilité en donnant des places de chambellan à tous les libéraux \ le gouvernement devient persécuteur, et bientôt la haine sera irréconciliable entre les Autrichiens et Milan. Par la suite, les Milanais réunis aux Hongrois forceront un empereur, dans quelque moment de détresse *, à donner les deux Chambres. Aujourd'hui tout ce qui est généreux va 1. Je traduis ; ceux que j'ai l'honneur de connaître n'au- raient pas accepté. (1826.) •104 STENDHAL vivre seul à la campagne et cultiver son do- maine pour ne pas voir Tuniforme autrichien. La croix de la Couronne de fer accordée par Napoléon ^st la vraie noblesse. Dans l'ordre civil, sur dix per- sonnes qui obtenaient cette croix, neuf la méri- taient. Si Napoléon en eût fait la seule noblesse, il eût donné aux Lombards à peu près tout le degré de liberté qu'ils peuvent porter. On m'a cité un maire qui avait été compris dans une promotion de la Couronne de fer. Des lettres anonymes ap- prirent au vice-roi une bassesse autrefois commise, mais qui ne put être prouvée ; sur le simple soupçon, l'on donna en secret vingt mille francs au maire, et on lui retira la croix. Cet exemple répandit la mora- lité dans les villages. Par l'intermédiaire d'une amie commune, ^L le général Klenau m'a fait demander les Rapports du physique et du moral de Cabanis ; je lui ai gardé le secret tant qu'il a vécu. Ce soir, l'on disait chez madame N... : « Nous ne pouvons pas nous plaindre de l'insolence des Autri- chiens qui campent au milieu de nous. On dirait une armée de capucins ; d'ailleurs le maréchal de Bellegarde est un homme fort raisonnable. » — « Et les Français ? ai-je dit ; vous savez que vous pouvez me répondre librement : i'eiigo adesso di Cosmopoli *.» — « Un officier français commandant de place, répond un de mes amis, se faisait donner trois cents francs par mois, mais il en mangeait quatre cents ROME, NAPLES ET FLORENCE 103 à Vo6ieria, j^aiement, avec les amis ([u'il s'était faits dans sa ])lace. L'ollicier allemand serre dans trois bourses de cuir, placées l'une dans l'autre, les quarante-deux francs destinés à sa chétive dépense pendant le mois ; rien que de le rencontrer dans la rue me fait bâiller. Quant à l'insolence du soldat français, elle était superlative. Faites-vous réciter un des chefs-d'œuvre de notre poésie nationale : Giovanin Bongee ^. » 27 novembre. — On ne meurt pas de rire, ou je serais mort ce soir en entendant le ténor Ronconi chanter des airs bouffes. C'était à la soirée de ma- dame Foscarini, où m'a mené le conseiller Pin, l'homme le plus original et le plus spirituel. Ron- -coni nous a chanté ce fameux air du Roi Théodore de Paisiello : 1. Desgrazi di Giovanin Bongee. De già, htstrissein, che semm sitl descors De qui] prepolentoni di Frances... « Les Disgrâces de Jean Bougée. Très excellent seigneur, puisque nous sommes venus à parler de ces insolents de Français, » etc. L'aimable Carline Porta m'a récité lui-même ce charmant petit poème *. On le trouve dans le tome I^'" de ses œuvres {Carline Porta, né à Milan en 1776, mort en 1821). On n'a osé imprimer que ce qu'il y a de moins saillant. La censure autrichienne, exercée par des Italiens renégats *, est terrible. C'est à Lugano qu'il faut acheter les livres italiens. Le lan- daman du canton du Tessin reçoit chaque année de belles boîtes de S. M. I. et R. On m'a fait de bons contes sur l'ad- ministration des finances à Bellinzona et à Lugano. (182G.) 106 STENDHAL Con grau pompa e maestà. Dieu ! quelle musique ! que de génie dans le genre simple ! Le jeune compositeur Paccini tenait le piano. Ainsi que Ronconi, il brille par la finesse et par la vivacité plus que par l'énergie. Les plus beaux yeux que j'aie rencontrés dans ma vie, je les ai vus à cette soirée. Madame Z... est de Brescia. Ces yeux-là sont aussi beaux et ont une expression plus céleste que ceux de madame Tealdi, l'amie du général Masséna. M. Locatelii * a cédé à nos instances et a joué la scène délicieuse du sénateur vénitien malade. Ensuite, quoique mort de fatigue, comme le public le suppliait les larmes aux yeux à force de rire, il a joué, toujours derrière un paravent, la fille de San Rafaël. Grâce aux airs bouffes de Ronconi et à la com- plaisance de M. Locatelii, le bal n'a commencé qu'à minuit, et, avant une lieure, l'on a quitté le salon ; les Milanais n'aiment pas la danse. Nous sommes allés huit ou dix prendre des tasses de café con panera au café des Servi, où M. Locatelii, le héros de la soirée, nous a dit encore deux petites scènes. On a récité huit ou dix sonnets, à la vérité un peu libres. Les garçons de café liaient autant que nous, et placés à trois pas de nous. En Angleterre, dans le pays de la dignité de l'homme, cette familiarité ROME, NAPLES ET FLORENCE 107 nous eût remplis d'indignation. J'ai ri de neuf heures à deux ; pendant ces cinq heures, j'ai eu dix fois peut-être les larmes aux yeux. Souvent nous avons été obligés de supplier M. Locatelli de s'interrompre ; le rire nous faisait mal. Une telle soirée, de toute impossibilité en Angleterre, est déjà bien difTicile en France. La gaieté italienne est une fureur. Ici l'on rit peu par complaisance ; deux ou trois per- sonnes qui se sentaient tristes ont quitté la brigata. 28 novembre. — Je suis retourné ce matin à Sant Ambreuze (Sant Ambrogio) à cause de la mosaïque de la voûte du chœur. J'ai revu la jolie façade de la Madone de San Celso, par l'architecte Alessi. Le portique, qui respire je ne sais quoi de la sim- plicité antique unie à la mélancolie du moyen âge, est de Bramante, l'oncle de Raphaël. Ce qui me plaît le plus à Milan, ce sont les cours dans l'inté- rieur des bâtiments. J'y trouve une foule de co- lonnes, et, pour moi, les colonnes sont en architec- ture ce que le chant est à la musique. A cause de je ne sais quelle fête, je trouve exposés, sous le magnifique portique de VOspedale grande, les portraits en pied de tous les bienfaiteurs qui ont donné cent mille lire aux pauvres (soixante-seize mille francs), et les portraits en buste seulement de ceux qui ont donné moins. Anciennement, tous les assassins grands seigneurs qui parvenaient à la vieillesse, et maintenant toutes les femmes trop 108 STENDHAL galantes qui vieillissent, donnent énormément aux pauvres. Ces portraits, faits pendant les xvii^ et xviii^ siècles, sont d'un degré de mauvais dont l'on ne peut se faire l'idée en France ; peu sont passables, un seul est bon ; il a été fait dernièrement par M. Hayez, jeune Vénitien qui a du clair-obscur, un peu de coloris, et au total de la force. J'ai été content de son tableau de Carmagnola. (La femme et la fille de ce général le supplient de ne pas aller à Venise où le sénat l'appelle, et où il eut la tête tranchée en 1432.) La fille, qui est prosternée aux genoux de son père, et qu'on n'aperçoit que par le dos, est une figure fort touchante, car le mouvement est vrai. Après la cour de l'hôpital, je suis allé revoir celle de la casa Diotti (le palais du gouvernement) et l'église délia Passione, qui en est tout près. Il faut partir, ce dont bien me fâche ; je fais mes dernières visites aux monuments. (J'épargne au lecteur des descriptions de tableaux, si insignifiantes pour qui ne les a pas vus, mais que j'avais du plaisir à écrire dans le temps.) J'aurais dû arriver à Milan le l^'" septembre^ j'aurais évité les pluies du tropique. Je n'aurais pas dû surtout m'y arrêter plus de six semaines. J'ai vénéré de nouveau, comme on dit ici, le Saint Pierre du Guide et VAgar du Guerchin à Brera, le Corrège du palais Litta et celui de M. Frigerio, chirurgien, près le Cours de la Porte Romaine. ROME, NAPLES ET FLORENCE 109 J'ai revu un joli ])ctit cimetière octofronc sur le bastion. J'ai (ini la matinée ])ar une séance de l'Institut. Le gouvernement autrichien paye exac- tement leurs petites pensions aux membres qui restent ; mais, lorscjue l'un d'eux vient à mourir, il n'est point remplacé. Il faut endormir ce pcu})le trop vif. L'on m'a présenté à M. le comte Moscati, médecin célèbre, et grand-cordon de la Légion d'honneur. Je l'ai revu le soir ; M. Moscati a peut-être quatre- vingt-dix ans ; il était, dans le salon où j'ai eu l'honneur de lui parler, avec son grand cordon rouge et un petit bonnet de velours vert sur le som- met de la tète. C'est un vieillard vif et allègre, point gémissant. On le plaisante sur sa singulière manière de passer la nuit ; il prétend que rien n'est plus sain pour un vieillard. « Les idées tristes sont le poison de la vieillesse. Montesquieu n'a-t-il pas dit qu'il faut corriger le climat par la loi ? Je vous assure * que rien n'est moins triste et colérique que mon petit ménage. » Uart salutaire, comme on dit ici, ne peut peut- être présenter nulle part une réunion d'hommes aussi distingués que MM. Scarpa, Rasori, Borda, Palctta. J'ai parlé peinture avec M. Scarpa. Les gens forts de ce pays dédaignent les lieux communs, ils ont le courage de hasarder les idées qui leur sont per- "sonnelles ; ils s'ennuieraient à répéter les autres. 110 STE>'DHAL M. Scarpa prétend que les biographies emphatiques pubhées par des sots sur Raphaël, le Titien, etc., empêchent les jeunes artistes de se distinguer. Ils rêvent aux honneurs, au lieu de ne demander le bonheur qu'à leur palette ou à leur ciseau. Raphaël refusa d'être cardinal, ce qui était le premier hon- neur de la terre, en 1512. Il rêvait quelquefois à ce que nous disons de lui en 1816. Que je voudrais que l'âme fût immortelle * et qu'il pût nous entendre 1 29 novembre. — J'ai assisté aujourd'hui à un pique-nique délicieux par la naïveté et la bonhomie, et toutefois on ne peut joas plus gai. Il n'y avait que juste le degré d'affectation qui porte à parler et à chercher à plaire, et, dès le second service, excepté un être ridicule, nous nous croyions tous intimes amis. Nous étions sept femmes et dix hommes, entre autres l'aimable et courageux docteur Rasori. On avait choisi Vieillard, traiteur français *, et sans comparaison le meilleur du pays. Sa femme, ma- dame Vieillard, femme de chambre de madame de Bonténard, jetée ici par l'émigration, a commencé par nourrir ses maîtres ; ce dévouement l'a mise à la mode. Elle est remplie d'esprit, de vivacité, d'à- propos, et fait des épigrammes aux gens qui dînent chez elle. Elle a donné des sobriquets à trois ou quatre fats de la ville, qui la redoutent fort. A la fin du rejias, elle est venue nous voir, et l'on s'est tu pour l'écouter. Les femmes lui ont adressé la parole ROME, NAPLES ET FLORENCE 111 comme à une égale ; madame Vieillard a cent ans, mais c'est une petite vieille fort propre. Cet esprit tout français me fait penser à l'énorme distance intellectuelle qui sépare notre pique-nique d'un dîner français. Cela est incroyable à dire, et je me tais. J'ai échoué aujourd'hui dans mes tentatives pour être présenté au célèbre Melzi d'Eril, duc de Lodi *. C'est le pendant du cardinal Consalvi. En général rien de moins accessible qu'une maison milanaise ; dès qu'il y a une femme passable, l'amant s'oppose aux présentations. Ce qu'il y aurait de mieux si l'argent et la morale n'étaient pas un obstacle, ce serait de se mettre à entretenir la plus jolie chan- teuse que l'on pourrait trouver. Tous les vendredis on donnerait un excellent dîner à quatre amis, jamais plus ; et ensuite soirée avec du punch. Les amants n'auraient plus peur de vous. Il faudrait encore aller régulièrement au Corso tous les jour?. Je n'ai jamais pu m'astreindre à cette partie de mon plan de conduite, la seule qui fût à ma portée. En été, après dîner, à la chute du jour, à VAve Maria, comme on dit ici, toutes les voitures du pays se rendent au Bastion di porta Rense, élevé de trente pieds au-dessus de la plaine. La campagne vue de là ressemble à une forêt impénétrable, mais au delà on aperçoit les Alpes avec leurs sommets couverts de neige. C'est un des plus jolis lointains dont l'œil puisse jouir. Du côté de la ville, ce sont les jolies 112 STENDHAL prairies de M. Krammer, et, par-dessus les arbres de la villa Belgiojoso, la flèche du Dôme. Cet en- semble est joli ; mais ce n'est point pour en jouir que toutes les voitures font halte pendant une demi-heure sur le Corso. C'est une sorte de revue de la bonne compagnie. Lorsqu'une femme ne paraît pas, on en demande la raison. Les fats s'y montrent à cheval sur des bêtes de deux cents louis ; les jeunes gens moins riches et les hommes d'un certain âge sont à pied. Le dimanche, tout le peuple vient voir et admirer les équipages de ses nobles. J'ai surpris souvent de l'attachement dans les propos du peuple. Le charpentier, le serrurier de la maison, fait un petit salut * d'amitié au domestique qui, depuis vingt ans, monte derrière la voiture de la casa Dugnani, et si le maître aperçoit le marangone di casa (le menuisier de la maison), il lui fait un signe de tête plein de bonté. La voiture d'une jolie femme est entourée d'élégants. Les femmes nobles n'admettent guère leurs amis du tiers à leur faire la cour ainsi en public. Les femmes âgées ont une sorte de conversation singulière avec leur valet de chambre, dont I3 poste, dès que la voiture s'arrête, est à la portière, pour l'ouvrir si madame voulait faire un tour à pied, ce qui n'arrive pas une fois tous les dix ans. Placé ainsi à deux pas de la portière, le valet de chambre répond sans s'avancer aux réflexions que sa vieille padrona fait de l'intérieur de la voiture. C'est en écoutant une de ces conversations que j'ai ROME, NAPLES ET FLORENCE 113 ^ntciulu accuser la route du Siinplon, faite j^ar quel rnaladetl Bonapart, d'être la cause des froids pré- coces (jue l'on éprouve en Lombardie depuis la Résolution. Comme rien n'égale ici l'ignorance des femmes nobles ^, elles se figurent (jue la cbaîne des Alpes, qu'on voit parfaitement du Corso, forme comme un mur qui garantit des vents du nord, et que Bonaparte, cette bête noire de leurs confes- seurs *, a fait une brèche à ce mur pour sa route du Simplon. En hiver, le Corso a lieu avant dîner, de deux à quatre. Dans toutes les villes d'Italie, il y a un Corso, ou revue générale de la bonne compagnie. Est-ce un usage espagnol, comme celui des cava- liers servants ? Les Milanais sont fiers du nombre des carrosses qui garnit * leur Corso. J'y ai vu, un jour de grande fête et de beau soleil, quatre files de voitures arrêtées des deux côtés du large che- min, et au milieu, deux files de voitures en marche, le tout réglé et modéré par dix houzards autri- chiens ; deux cents jeunes gens à cheval et trois mille piétons complétaient le tapage ; les piétons disaient fièrement : « Ceci est presque aussi beau quà Pans ', il y a plus de trois mille carrosses. » Tout ce mouvement me fait mal à la tête et nul plaisir. Un étranger devrait louer la plus jolie voi- 1. Toujours entourées de flatteurs dès l'âge de trois ans. Se rappeler le menuet bleu, éducation de Mesdames de France, dans les Mémoires de madame Campan *. (1826.) Rome, Naples et Florence, I 8 114 STENDHAL ture possible, et aller tous les jours au Cours avec sa belle. En été, au retour du Corso, on s'arrête dans la Corsia dei Servi pour prendre des glaces ; on rentre dix minutes chez soi, aj^rès quoi l'on va à la Scala. On prétend que ces dix minutes sont l'heure des rendez-vous, et qu'un petit signal au Corso, comme une main appuyée sur la portière, indique s'il y a poseibilité ou non de se présenter ce soir-là. 30 noi'embre. — Don Pedro Lormea, un officier espagnol plein de génie, me disait à Altona : « Quand j'arrive dans une ville, je demande à un ami, dès que j'en ai fait un, quels sont les douze hommes les plus riches, quelles sont les douze femmes les plus jolies, quel est l'homme le plus décrié de la ville ; après, je me lie, si je puis, avec l'homme le plus décrié, ensuite avec les jolies femmes, enfin avec les millionnaires. » A présent que j'ai un peu suivi ce conseil, ce qu'il y a de plus agréable pour moi, à Milan, c'est de flâner. Voici mon ^ilan de campagne à l'usage des lecteurs qui font ou ont fait ce joli voyage. En partant de la Scala, je prends la rue de Sainte-Marguerite. Je passe avec respect devant cette police qui peut tout sur moi, par exemple, me faire partir dans deux heures, mais où l'on a toujours été fort poli à mon égard. Je dois des remercîments à don Giulio P...*, Je regarde les gravures nouvelles chez les marchands nOME, NAPLES ET FLORENCE 115 d'estampes voisins de la police. S'il y a quelque chose d'Anderloni ou de Garavaglia, j'ai grand'- peine à ne pas acheter. Je vais à la place des Mar- chands, bâtie au moyen âge. Je regarde la niche vide d'où la fureur révolutionnaire précipita la statue de l'infâme Philippe II. J'arrive à la place du Dôme. Après que mes yeux, déjà montés aux arts par les gravures, ont pris plaisir à considérer ce château de marbre, je suis la rue des Mercanti d'oro. Les beautés vivantes que je rencontre vien- nent me distraire de celles des arts ; mais la vue du Dôme et des gravures m'a rendu plus sensible à la beauté, et plus insensible à l'intérêt d'argent et à toutes les idées désenchantantes et tristes. Tl est sûr qu'en menant cette vie-ci, l'on est bien près de pouvoir être heureux avec deux cents louis de rente. Je passe par la poste aux lettres, où les femmes vont elles-mêmes chercher les leurs, car tout domestique est vendu au mari, à l'amant ou à la belle-mère. Je reviens par la place du Dôme à la Corsia dei Servi, où il est inouï que l'on ne rencontre pas, vers midi, une ou plusieurs des douze plus jolies femmes de Milan. C'est en flânant ainsi que je me suis fait une idée de la beauté lombarde, l'une des plus touchantes, et qu'aucun grand peintre n'a rendue immortelle par ses tableaux, comme le Corrège fit pour la beauté de la Romagne. et André del Sarto pour la beauté florentine. Le défaut de cette dernière est d'avoir quelque chose de la raison virile que l'on ne 116 STENDHAL voit jamais chez les Milanaises ; elles sont bien femmes, quoiqu'au premier abord elles paraissent terribles à l'étranger arrivant de Berlin, ou pas assez affectées à qui sort des salons de Paris. Appiani a peu copié les têtes milanaises, on en retrouverait plutôt quelques traces dans les Ilérodiades de Léo- nard de Vinci. Enfin l'on m'a conduit hier à l'atelier de M. Car- loni, peintre de portraits, qui a l'instinct de la res- semblance. Il a fait de grandes miniatures aux crayons noir et rouge. M. Carloni a eu l'esprit de conserver des copies de tous les portraits de femmes remarquables qu'il a faits en sa vie. Il en a peut-être cinquante. Cette collection est ce qui m'a le plus tenté, et, si j'avais été riche, je ne l'aurais pas laissé échapper. A défaut de fortune, j'ai eu le plaisir d'amour-propre, ou, si je l'ose dire, d'artiste ^, de me dire qu'avant de voir ce charmant atelier, j'avais deviné la beauté lombarde. La langue française actuelle ne permet guère de louer avec bon goût une femm^, à moins de trois ou quatre phrases formant douze lignes. Il faut em- ployer surtout les formes négatives. Je sais cela, mais je n'ai pas le temps de me livrer à tout ce méca- nisme ; je dirai donc simplement, et en vrai paysan du Danube, que ce qui m'a frappé, en entrant chez M. Carloni, ce sont les traits, romains par la forme,. 1. Promettant des jouissances pour l'avenir. (1826). ROME, NAPLES ET FLOUENCE 117 Ht lombards par la douce et mélancolique expression, d'une femme de génie, madame la comtesse Aresi *. Si l'art du peintre pouvait rendre l'amabilité par- faite, sans l'ombre de l'affectation ou du lieu com- mun, l'esprit vif, brillant, original, ne répétant jamais ce qui a été dit ou écrit, et tout cela réuni à la beauté la plus fine, la plus attrayante, on trouverait cet ensemble de séductions dans le portrait de madame Bibin Catena. Quoi de plus frappant que la beltà jolgorante de madame R..., ou la beauté si touchante et annon- çant si bien les combats de la religion et des senti- ments tendres de madame Marini ? Quoi de plus séduisant que la heltà guidesca * de madame Ghir- lan... qui rappelle les madones du Guide, et indi- rectement les têtes de Psiobé * ? Toute la pureté des madones de Sasso Ferrato respire dans le portrait de la dévote madame A.... Quoi de plus singulier que ce portrait de madame N... ! L'apparence de la jeunesse et de la force animée par une âme vio- lente, passionnée, intrigante comme le cardinal de Retz, c'est-à-dire sans ménagement ni prudence. Cette tête si belle, quoique n'ayant rien d'antique, semble vous poursuivre dans l'atelier du peintre, avec ces yeux vifs et brillants qu'Homère donne à Minerve. C'est au contraire toute la prudence d'une ma- dame de Tencin, qui fait la physionomie de cette jolie et galante madame L..., qui a débuté par RoMK, Naples et Florence, I 8. 118 STENDHAL avoir un empereur pour amant *. Elle flatte tou- jours, et cependant ne paraît jamais sotte. Mais comment exprimer le ravissement mêlé de respect que m'inspirent l'expression angélique et la finesse si calme de ces tijaits qui rappellent la noblesse tendre de Léonard de Vinci ? Cette tête qui aurait tant de bonté, de justice et d'élévation, si elle pen- sait à vous, semble rêver à un bonheur absent. La couleur des cheveux, la coupe du front, l'encadre- ment des yeux, en font le type de la beauté lom- barde. Ce portrait, qui a le grand mérite de ne rap- peler nullement les têtes grecques, me donne ce sentiment si rare dans les beaux-arts : ne rien con- cevoir au delà. Quelque chose de pur, de religieux, d'antivulgaire, respire dans ces traits. On dit que madame M... a été longtemps malheureuse. On rêve au bonheur d'être présenté à cette femme singulière dans quelque château gothique et soli- taire, dominant une belle vallée, et entouré par un torrent, comme Trezzo. Cette jeune femme si tendre a pu connaître les passions, mais n'a jamais perdu la pureté d'âme d'une jeune fille *. C'est par des grâces toutes contraires que brillent les traits si fins de la jolie comtesse R.... Que ne puis-je trou- ver une langue pour expliquer comment ce /o/i-là n'est pas le joli français ! Tous deux sont sédui- sants, mais enfin ils sont deux, et fort heureusement pour nous. Combien je sens la vérité de ce qu'a dit un homme d'esprit : on se croit presque l'ami ( ROME, NAPLES ET FLORENCE 119 intime d'une femme dont on regarde le portrait en miniature : on est si près d'elle ! La peinture à l'huile, au contraire, vous rejette à une distance immense, par delà toutes les convenances sociales. i®^ décembre. — M. Reina m'a permis de lire une quantité de lettres de Beccaria : quelle simplicité, quelle bonhomie ! Comme cela est l'opposé de l'abbé Morellet, qui le traduisit en français ! Comme Bec- caria devait se déplaire à Paris ! Sans l'esprit de parti, il y eût été proclamé un sot à l'unanimité et de bonne foi. Dans l'une de ses lettres, il dit : a Je commençai à penser à vingt-deux ans, lorsque j'eus été renvoyé par la comtesse C... ; quand je fus un peu remis de mon désespoir, étant à la campagne chez mon oncle, je trouvai dans mon cœur : « 1° La compassion pour le malheur des hommes esclaves de tant d'erreurs ; « 2° Le désir de la réputation littéraire ; « 3° L'amour de la liberté ; « 4° Ce que j'admirais le jdIus au monde alors, c'étaient les Lettres persanes ; pour me distraire de mon chagrin, je me mis à écrire le traité des Délits et des peines. » Dans une autre lettre fort postérieure, Cesare Beccaria dit : « Je croyais fermement, quand je me mis à écrire, que la seule existence de ce manuscrit dans mon bureau pouvait me conduire en prison ou du moins me faire exiler. Quitter Milan et mourir 120 STE>'DHAL étaient alors la même chose pour moi ; contre ce danger, je ne me sentais aucun courage. Mais quand on me parlait d'une exécution à mort, j'avais le cœur percé. — Je frémis quand je vis mon livre imprimé. Je puis dire que la peur d'être éloigné de Milan m'a ôté le sommeil pendant une année en- tière. Je connaissais la justice de mon pays ; Ic.- juges les plus vertueux m'auraient condamné de bonne foi, comme n'ayant pas mission du gouver- nement pour m'occuper des délits et des peines. Quand enfin les prêtres commencèrent à intriguer contre moi, je ne vivais plus. Le comte Firmian me sauva ; une fois nommé professeur, je respirai ; mais je jurai à ma femme de ne plus écrire. » Ces lettres seraient admirables à publier ; mais peut-être elles compromettraient les héritiers du marquis Beccaria. J'ai trouvé un excellent portrait de ce digne homme si semblable à Fénelon et meil- leur (voir Saint-Simon). M. Bcttoni, imprimeur et homme fort actif, a publié cent portraits d'Italiens célèbres. Les por- traits sont excellents, les notices pitoyables ; les portraits de Boccace, de Léon X et de Michel-Ange sont des chefs-d'œuvre de gravure. Celui de Carlo Verri, assez médiocre, me le montre bien plus fran- çais que Beccaria. Alexandre Verri, frère de Charles, vit encore à Rome ; mais ce n'est qu'un ultra qui exècre Napoléon, non pas pour sa manie de trôner, mais au contraire pour ses réformes civilisantes- ROME, NAPLES ET FLOUENCE 121 C'est dans ce sens qu'Alexandre a écrit les Nuits romaines au tombeau des Scipwns, Erostrate, etc. Le Génie du Christianisme est simple, si on le com- pare à l'emphase des Nuits romaines : ce n'était pas ainsi qu'écrivait Carlo Verri ; mais il écrivait ce quil croyait. 3 décembre. — Je suis allé ce soir au théâtre Filo- drammatico. C'est le nom que les ultra ont fait imposer au théâtre Patriotique, fondé sous le règne de la liberté, vers 1797, et soutenu avec magnificence par les citoyens de Milan. Etabli dans une église, ce théâtre a bien des titres à la proscription ; les acteurs sont de jeunes négociants. Vendredi der- nier, M. Lucca a fort bien dit VEgiste d'Alfieri ; son triomphe est le rôle du major dans Cabale und Liebe de Schiller. Les ingénues sont représentées par mademoiselle Gioja d'une manière exactement italienne et qui n'est copiée d'aucun talent célèbre. Madame Monti, l'une des plus belles femmes d'Italie, a joué avec un rare succès les grands rôles dans les tragédies d'Alfieri, et dans V Aristodemo de son mari. Le. théâtre Patriotique a coûté des sommes fort considérables à la société qui l'a fondé et qui le soutient en dépit des vœux secrets de la police au- trichienne. C'est M. Locatelli, jeune artiste plein de talent, et de plus excellent comique, qui ce soir m'a donné un billet. Il jouait Achille in Barlassina. Le pro- 122 ste?;dhal tagoniste, comme on dit ici, est un soprano du théâtre de la Scala, qui, redoutant la vengeance du gou- verneur de Milan, auquel il vient d'enlever la pre- mière chanteuse, prend des vêtements de femme et se réfugie à Barlassina, village de la banlieue. A peine arrivé, la vanité incroyable et particulière aux sopranos porte celui-ci à parler musique et à faire allusion aux applaudissements qu'il a reçus dans telle et telle ville. Aussitôt un dilettante de l'endroit devient amoureux d'Achille, et, qui plus est, entreprenant. Le soprano, qui a cinq pieds dix pouces, paraît dans le costume héroïque d'Achille, à peine recouvert par une robe d'indienne qu'il a empruntée à la femme de chambre de la prima donna sa maîtresse. La jalousie terrible du gouver- neur de Milan l'a obligé à prendre la fuite au milieu de la représentation de l'opéra cV Achille de Métas- tase. M. Locatelli ^ a joué avec tout le feu possible et une bonhomie de ridicule parfaite le rôle du soprano dont la vanité et la sottise se disputent toutes les dé- marches : il a même chanté un grand air. Le soprano obtient sa grâce du gouverneur, en lui cédant la prima donna à laquelle il ne songe déjà plus. A la fin, quand il a le plaisir, maintenant objet de tous ses vœux, de reparaître sans robe d'indienne et dans son costume d'Achille complet, aux yeux des habi- 1. Je ne parle jamais politique à aucun de mes amis. La plupart me croient ministériel *. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 123 tants de Barlassina, et surtout devant le dilettante son amant, les accès de rire fou ont interrompu les acteurs pendant cinq minutes. Les sopranos sont sujets à une certaine légèreté qui leur fait changer de passion comme les enfants. M. Locatelli a fort bien saisi ce trait de caractère. Il est auteur de cette petite comédie qui serait digne de Potier et du Gymnase, si notre parterre avait l'idée de la sottise d'un soprano et de la pre- potenza d'un gouverneur italien de l'ancien régime. Le rire italien n'est jamais, pour le spectateur qui rit, une manière de se faire illusion et de prouver à son voisin qu'il connaît les petits usages de la haute société. On prêtait ce soir une extrême atten- tion à la pièce. Il faut que l'exposition soit fort claire. La moitié des charmantes esquisses de M. Scribe serait inintelligible ici faute d'exposition suffisante. Mais aussi, une fois l'avant-scène bien comprise, les détails \Tais ne lassent jamais un auditoire italien. Le rire ne naît guère ici que lors- qu'on voit un homme se tromper de route en mar- chant vers le bonheur qu'il désire. J'ai vu dans la société, en fait de chaussures et de manteaux, des amants prendre les précautions les plus saugrenues. Leurs préparatifs pour sortir de la maison de leur amie duraient un quart d'heure, et ils n'étaient point ridicules aux yeux de leur maîtresse qui les regardait faire. On ne joue point la jeunesse ici, encore moins 124 STENDHAL l'étourderic ; les jeunes gens sont graves, silencieux, mais point tristes. Il n'y a d'étourderie dans ce pays-ci qu'envers le qu'en dira-t-on ; c'est la disin- voltura. Selon moi, l'Italien craint moins les accidents et les maux futurs que l'image terrible que lui en fait son imagination. Arrivé al tu per tu (au fait et au prendre), il est plein de ressources, comme on l'a vu dans la campagne de Russie (le capitaine des gardes d'honneur Wideman * à Moscou). Chose bien éton- nante que cette prudence dans un pays où le ciel est ami de l'homme ! Pendant six mois de l'année, qu'un Polonais reste une seule nuit exposé aux injures de l'air, il meurt. Ici, en Lombardie, il n'y a pas, je gage, quinze nuits par an égales en inclémence aux nuits de Pologne du 1^^ octobre au l*^'* de mai. A la Tramezzina, sur le lac de Como, à côté de la belle maison de M. Sommariva, il y a, dit-on, un oranger qui vit en plein air depuis seize ans. Les maux de la tyrannie ont-ils donc suffi pour remplacer ici l'in- clémence de la nature ^ ? Les tempéraments bilieux ou mélancoliques sont frappants à observer dans un régiment qui défile, à cause du nombre, et de la force de l'empreinte. Tous les régiments italiens 1. Voir le caractère de Côme de Médicis, duc de Florence en 1537, duc de Sienne en 1555, grand-ducde Toscane en 1569, mort en 1574, après avoir pesé trente-sept ans sur la Tos- cane. Quelle leçon de scélératesse pour tout un peuple ! (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 12S étant exilés en Hongrio, je fais mes observations au sortir de la messe, à la porte d'une église à la mode (San Giovanni aile case rotte ou les Servi), La gaieté facile du sanguin ou du Français méridio- nal est presque tout à fait inconnue en Italie. Peut- être la retrouverai-je à Venise. — Ici les élèves de l'école de danse, jeunes fdles de douze à seize ans, sont remarquables par la gravité. Je les vois quel- quefois réunies au nombre de plus de trente sur le théâtre, pour les répétitions d'un ballet de Viganô, auxquelles ce grand homme veut bien m'admettre ^. L'Italien ne devient parlant et communicatif que vers les trente ans. — Mais je reviens au théâtre Patrioti(iue. .l'ai fait bien des observations sur les loges pen- dant la première pièce (les Deux portefeuilles de Kotzebue). D'abord on voit ici beaucoup de femmes- qui ne vont pas à la Scala. Plusieurs jeunes femmes, après un premier atta- chement malheureux, qui les a conduites jusqu'à vingt-six ou vingt-huit ans, passent le reste de leur vie dans la solitude. La société de Milan n'accorde aucune considération à la constance dans ce^ sortes de résolutions ; elle oublie. C'est qu'on ne trouve pas ici de femmes intéressées à couvrir les petits- 1. Quoiqu'il n'accepte point ma loge, que je lui oiTre, de peur de se compromettre avec la police. Cette police lui défend de traiter le sujet magnifique de l'Ebrea di Toledo. (1826.) 126 STENDHAL écarts de leur jeunesse par la dévotion de leurs paroles. La solitude de ces jeunes femmes malheu- reuses en amour scandalise fort celles qui ont paru dans le monde avant 1796. Ce qui est incroyable, c'est qu'elles appellent immorale la conduite de ces pauATes jeunes femmes qui passent leur vie entre leur piano et les œuvres de lord Byron. L'opinion des femmes, qui décide de la considéra- tion dont jouit une femme, se prend à la majorité, et la majorité est toujours vendue à la mode. C'est un spectacle bien utile pour un philosophe commen- çant que de voir une jeune femme taxée d'immora- lité, uniquement parce qu'elle n'a pas pris d'amant après le premier qui l'a trompée. C'est ce que j'ai bien vérifié ce soir, et ce reproche était dans la bouche de femmes qui ont usé et abusé du privilège établi par les mœurs antérieures à 1796 ^. Alors le règne d'un amant ne s'étendait pas toujours d'un carnaval à l'autre. Aujourd'hui, la plupart des attachements durent sept ou huit ans. J'en connais plusieurs qui datent du retour des patriotes après Marengo, il y a seize ans. — Une marquise de la plus haute volée a pour amie de cœur une simple maîtresse de dessin. La position sociale est invisible en amitié. La vanité est tout Molli averne. Un goderne, E cambiar spesso *. (1826. ROME, NAPLES ET FLOREiNCE 127 au plus ici une des passions ; elle est bien loin d'être la dominante et que l'on voit reparaître, lorsqu'on devrait le moins s'y attendre, chez la petite fille de trois ans comme chez le vieillard de quatre-vingts. Je comprends maintenant ce que Jean de Muller nous disait à Cassel *, que le Français est le peuple le moins dramatique de l'univers : il ne peut com- prendre qu'une passion, la sienne ; en second lieu, il a si bien mêlé cette passion à toutes les actions nécessaires de la vie de l'animal nommé homme, la moit, le penchant des sexes, etc., que lorsqu'on lui montre ces actions nécessaires chez les autres peuples, il ne peut les reconnaître. Jean de Millier concluait de là que Voltaire devait être le plus grand tragique des Français, précisément parce qu'il est le plus ridicule aux yeux des étrangers. Pendant huit ans, cette idée a été un paradoxe pour moi, et je l'aurais oubliée sans la grande réputation de l'au- teur. L'Allemand, au lieu de rapporter tout à soi, se rapporte tout aux autres. En lisant une histoire d'Assyrie, il est Assyrien ; il est Espagnol ou Mexi- cain en lisant les aventures de Cortez. Quand il se met à réfléchir, tout le monde a raison à ses yeux ; c'est pour cela qu'il rêve vingt ans de suite et sou- vent ne conclut pas ^. Le Français est plus expéditif, 1. L'auteur sent mieux que personne combien il a peu le droit de trancher ainsi sur d'aussi grandes questions. Je désire être bref et clair. Si j'avais recours à l'appareil inattaquable des formes dubitatives et modestes qui conviennent si bien 128 STENDHAL il juge un peuple et toute la masse de ses habitudes physiques et morales en une minute. Cela est-il con- forme à l'usage ? — • Non ; donc cela est exécrable, •et il passe à autre chose. L'Italien étudie longtemps et comprend parfai- tement les manières singulières d'un peuple étran- ger et les habitudes qu'il a contractées en allant à la chasse du bonheur. Un être qui marche à un bon- heur quel qu'il soit, ne lui semble jamais ridicule par la singularité du but, mais seulement quand il se trompe de route. Voilà qui explique la Mandra- gola de Machiavel, VAjo nelV imbarazzo, et toutes les vraies comédies italiennes (j'appelle vraiment italiennes, celles qui ne sont pas imitées du français). Je donnerais beaucoup pour voir les relations des ambassadeurs vénitiens et des nonces du pape en- voyés * dans les cours étrangère.-;. J'ai été étonné des récits faits par de simples marchands : récits de M. Torti sur la probité héroïque des Turcs et leurs usages ; les femmes turques, à Constantinople, mon- Irant leur taille aux étrangers en serrant leur robe faite en domino, affectant l'air souffrant d'une petite- maîtresse, et laissant tomber leurs babouches avec négligence. à mon ignorance, ce voyage aurait trois volumes, et serait six fois plus ennuyeux. Par le temps qui court, la brièveté est le seul signe de respect apprécié par le public. Je ne pré- tends pas dire ce que sont les choses, je raconte la sensation qu'elles me firent, (1826.) ROME, N'APLES ET FLORENCE 129 Ce n'est en général que les gens flegmatiques qui ont ici de la vanité. Il n'y a peut-être pas de gascon aussi plaisant en ce genre qu'un abbé que j'ai ren- contré dans un salon au sortir du théâtre Patrio- tique. Un marquis mort depuis peu lui a laissé une magnifique pension viagère. La grande passion du marquis d'Adda* était la peur du diable. Fidèle aux croyances que le papisme n'a abandonnées que de- puis peu, il avait surtout })eur que le diable n'entrât dans son corps, par quelque ouverture ; en consé- quence l'abbé ne le quittait point. Le matin il bé- nissait la bouche du marquis avant que celui-ci ne l'ouvrît... Je ne puis arriver au bout de mon conte en français ; il n'a rien de choquant en milanais. La plaisanterie que l'on fait à l'abbé, c'est de lui rappeler, au milieu de son opulence actuelle et mal- gré ses bas violets, quelques-unes de ses anciennes fonctions auprès du marquis d'Adda. AL Guasco, qui était ce soir le bourreau de l'abbé, a rempli cette fonction délicate avec toute la finesse et le sang- froid possibles. En sortant nous nous sommes arrêtés sous la porte cochère, pour nous livrer au rire fou qui nous suffoquait ^. 1. Un proverbe italien dit : « Un abbé commence par le noir, arrive au violet, de là au rouge, et finit par le blanc. » L'uniforme d'un abbé se porte aux jambes. Il arrive à Rome avec des bas noirs ; il en prend de violets quand il est fait monsignore (prélat), comme notre homme de ce soir. Le cardinal a des bas rouges, et enfin le pape porte des bas blancs. Les abbés étant riches, gais et amants des plus Rome, Naples et Florence, I 9 130 STENDHAL 5 décembre. — Je sors de l'hôtel des Monnaies (la Zecca). Napoléon appela ici M. Moruzzi. méca- nicien de Florence, qui a fait de la Zecca de Milan un établissement fort supérieur à tout ce que j'ai vu à Paris. Comme nos maîtres les industriels ne me feront pas l'honneur de lire un voyage frivole *, je passe la description. M. le chevalier INIoruzzi me dit qu'on bâtit une rue nouvelle, la Contrada dei due mûri ; j'y suis allé bien vite. Pour faire une rue ici, l'on commence par creuser au milieu de la rue un canal de quatre pieds de profondeur, dans lequel viennent aboutir tous les tuyaux qui du haut des toits conduisent les eaux pluviales dans la rue. Les murs de face des maisons étant de briques, souvent l'on cache ces tuyaux dans le mur. Le canal de la rue terminé, l'on pave la rue avec quatre bandes de granit et trois de pavé, ainsi : OOO oc 000 G R R G Vous voyez deux trottoirs de granit GG de trois pieds de large, le long des maisons ; deux bandes jolies femmes *, ne sont point ridicules en Italie. La morale y étant parfaitement séparée du dogme, ils ne sont pas tristes comme des ministres protestants. Ils ne deviennent tristes que vers les soixante ans, quand la peur du diable * reparaît. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 131 de granit RR, placées pour que les roues des voi- tures n'éprouvent pas de cahots désagréables. Le reste de la rue est pavé en petits cailloux pointus. Les voitures ne s'écartent jamais des deux bandes de granit RR, et les piétons se tenant toujours sur les deux trottoirs GG, les accidents sont fort rares. L'architecture admettant des corniches fort sail- lantes et des balcons presque à tous les étages, quand il pleut, si l'on choisit le côté d'où vient le vent, et que l'on suive les trottoirs GG, l'on est à l'abri des petites pluies. Quant aux pluies du tro- pique *, comme celles de ces jours-ci, dès qu'on a fait vingt pas, l'on est trempé comme si l'on s'était jeté dans le canal. Les deux bandes de granit RR, destinées aux roues des voitures, sont posées sur les deux petits murs, hauts de quatre pieds, qui forment le canal souterrain sous chaque rue. Tous les cent pas, il y a une pierre trouée qui admet dans le canal les gouttes d'eau qui sont tombées sur le pavé. Voilà comment les rues de Milan sont les plus commodes du monde et sans crotte. Il y a longtemps dans ce pays-ci que l'on songe à ce qui est utile au simple citoyen. En 1179, les Milanais commencèrent un canal navigable qui unit leur ville au lac Majeur et au lac de Como, par le Tessin et l'Adda. Ce canal est situé dans la ville, comme le boulevard, à Paris, de la Bastille à la Madeleine. En 1179, nous étions des serfs, et nos maîtres suivaient Louis le Jeune à la 132 STENDHAL croisade. Milan était une république, où chacun se battait parce qu'il le voulait bien et pour obtenir une certaine chose qu'il désirait *. De là vient qu'en 1816 nos rues sont encore si hostiles aux pié- tons. Mais chut ! que va dire l'honneur national ? Notre rue des Petits-Champs, comme disent les vrais patriotes, est bien autre chose que les rues de Milan que je viens de décrire. Ce sot orgueil est une barbarie de plus. 6 décembre. — Il pleuvait ce soir horriblement ; la Scala était déserte ; la tristesse disposait à la phi- losophie. J'ai trouvé M. Cavaletti seul dans sa loge. « Voulez-vous, m'a-t-il dit, ne pas vous laisser égarer par les déclamations contre les prêtres, les nobles et les souverains ? Etudiez philosophique- ment les six centres d'action qui agissent sur les dix-huit millions d'Italiens : Turin, Milan, Modène, Florence, Rome et Naples ^. Vous savez que ce peuple ne forme pas masse. Bergame exècre Milan, qui est également haïe par Novarre et Pavie ; quant au Milanais, il songe à bien dîner, à acheter un bon pastran (manteau) pour l'hiver, et ne hait personne : haïr troublerait sa volupté tranquille. Florence, qui abhorra tellement Sienne autrefois, ne hait per- sonne aujourd'hui, par impuissance. Je cherche en 1. Voir Gorani, Description des cours d'Italie vers 1796. C'est un ultra-libéral. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 133 vain une troisième exception. Chaque cité exècre ses voisines et en est mortellement haïe. Nos souve- rains ont donc sans peine le dlvide ut imperes. « Ce malheureux peuple, pulvérisé par la haine, est gouverné par les cours d'Autriche, de Turin, de Modène, de Florence, de Rome et de Naples. « Modène et Turin sont en proie aux jésuites. Le Piémont est le pays le plus monarchique de l'Eu- rope. L'oligarchie autrichienne suit encore les idées de Joseph II, qui, faute de mieux, passe à Vienne pour un grand homme ; elle force les prêtres à ne pas intriguer et à respecter les lois, et, du reste, nous traite comme une colonie. « Bologne et toute la Romagne font peur à la cour de Rome ; Consalvi envoie pour gouverner ce pays un cardinal qui a l'ordre de se faire aimer, et obéit. Consalvi, ministre tout puissant à Rome, est un ignorant plein d'esprit naturel et de modération ; il sait que les Italiens de Bologne et de la Romagne ont conservé quelque chose de l'énergie du moyen âge. Quand un maire en Romagne est trop coquin, on le tue, et jamais l'on ne trouve de témoins contre l'assassin. Ces manières brutales font horreur à leurs voisins, les habitants de Florence. Le gouver- nement si renommé de Léopold, succédant à l'af- freuse monarchie des Médicis, les a transformés en sopranos dévots *. Ils n'ont plus de passions que celles des belles livrées et des jolies processions *. Leur grand-duc aime l'argent et les femmes, et vit Rome, Naples et Florence, I 9. 134 STENDHAL comme un père au milieu de ses enfants ; il est indiffé- rent pour eux, comme eux pour lui ; mais quand ils viennent à regarder ce qui se passe ailleurs, ils s'aiment par raison. Le paysan toscan est bien sin- gulier ; ces laboureurs forment peut-être la société la plus aimable de l'Europe ; je les préfère de beau- coup aux habitants des villes. « En Italie, le pays civilisé finit au Tibre. Au midi de ce fleuve vous verrez l'énergie et le bonheur des sauvages. Dans l'Etat romain, la seule loi en vigueur est le catholicisme *, c'est-à-dire Vobseivation des rites. Vous le jugerez par ses effets. La morale * y est prohibée comme conduisant à Vexamen personnel. « Le royaume de Naples se réduit à cette ville, la seule d'Italie qui ait le bruit et le ton d'une capi- tale. « Le gouvernement est une monarchie ridicule à la Philippe II, qui conserve encore quelques habi- tudes d'ordre administratif, apportées par les Fran- çais. Rien de plus insignifiant et de moins influent sur le peuple. Ce qui est admirable et digne de votre attention, c'est le caractère du îazzarone, qui n'a pour loi que la crainte et l'adoration du dieu saint Janvier *. « Ce dévouement de l'âme, que l'on appelle amour ici, n'arrive pas jusqu'à Naples ; il est mis en fuite par la sensation présente, ce tp'an de l'homme du Midi. A Naples, si une jolie femme loge vis-à-vis de chez vous, ne manquez pas de lui faire des signes. ROME, NAPLES ET FLORENCE 135 « Ne vous laissez pas mettre en colère comme un Anglais, par tout ce que vous verrez d'africain en ce genre. Détournez les yeux, si vous êtes vieux ou triste, et rappelez-vous que votre grand objet, à Naples, c'est le lazzarone. Même votre illustre Montesquieu a dit une sottise sur les lazzaroni ^. Regardez bien avant de conclure. Le sentiment du devoir, qui est le bourreau du Nord, n'atteint pas le cœur du lazzarone. S'il tue son compagnon dans un mouvement de colère, son dieu, saint Janvier, lui pardonne, pourvu qu'il se donne le nouveau plaisir d'aller bavarder sur sa colère aux pieds du moine qui le confesse *, La nature, en réunissant sur la baie de Naples tout ce qu'elle peut donner àl'homme, a nommé le lazzarone son fils aîné. L'Ecossais, telle- ment civilisé, et qui ne fournit qu'un crime capital en six ans, n'est qu'un cadet qui, à force de travail, a fait fortune. Comparez le lazzarone à demi nu au paysan écossais que, pendant six mois de l'année, l'aspérité de son climat force à faire des réflexions, et des réflexions sévères, car la mort le guette de toutes parts à cent pas de sa chaumière. C'est à Naples que vous verrez l'immense utilité d'un des- pote tel que Napoléon. Tâchez de faire amitié avec 1. Les lazzaroni, les plus misérables des hommes, fré- missent si le Vésuve vient à jeter de la lave. Je vous le demande, dans leur état si malheureux, que leur reste-t-il à perdre ? (Je cite de mémoire.) — (Montesquieu, Œuvres diverses *.) (Note de 1826.) 136 STENDHAL un propriétaire de vignes d'Ischia ou de Caprée, qui vous tutoiera dès le second jour si vous lui plaisez. Faute de cinquante années du despotisme d'un Napoléon, la république ne pourrait s'établir parmi le bas peuple napolitain. Leur absurdité va jusqu'à maudire le général ..., qui, pendant dix- huit mois, a fait disparaître le vol et l'assassinat dans les pays au midi de Xaples *. Le maréchal Davoust, roi de Xaples, eût agrandi l'Europe de ce •côté. Je ris quand je vois les Anglais se plaindre d'y être assassinés. A qui la faute ? En 1802, Xapoléon civilisa le Piémont par mille supplices qui ont em- pêché dix mille assassinats. Je ne dis pas qu'à la Louisiane, chez un peuple sans passions, raisonneur et flegmatique, l'on ne puisse parvenir à supprimer la peine de mort. En Italie, Milan exceptée, la peine de mort est la préface à toute civilisation. Ces imbé- ciles de Tedesk, qui essayent de nous gouverner, ne font pendre un assassin qu'autant qu'il confesse son crime. Ils entassent ces malheureux à Mantoue, et, quand leur nourriture fatigue leur avarice, ils profitent du 12 février, anniversaire de la naissance de leur empereur, pour les rejeter dans la société. Ces gens-là, en vivant ensemble, prennent l'ému- lation des forfaits, et deviennent des monstres, qui, par exemple, versent du plomb fondu dans l'oreille d'un paysan qui dort dans la campagne, pour jouir APLES ET FLORENCE 157 superficie de glace qui s'est formée depuis quatre ou cinq jours que l'on ne s'est pas rencontré ; et^ quand cette opération délicate est heureusement terminée et que vous êtes redevenus tout à fait intimes et contents, au })lus lieau de votre amitié, minuit sonne, et la maîtresse de la maison vous ren- voie. Ici, dans les soirées où l'on était heureux et gai, dans la loge de madame L..., nous commen- cions jiar rester au théâtre jusque après une heure du matin ; nous continuions notre pharaon dans la loge éclairée, longtemps après que toute la salle était ohscure et les spectateurs sortis. Enfin le portier du théâtre venant nous avertir qu'une heure était sonnée depuis longtemps, uniquement pour ne pas se séparer, on allait souper chez Battis- tino, le traiteur du théâtre, établi à cet effet, et nous ne nous quittions qu'au grand jour. Je n'étais- point amoureux, je n'avais point d'amis bien in- times dans cette loge, et pourtant ces soirées de naïveté et de bonheur ne sortiront jamais de ma mémoire. Pavie, 15 décembre. — Quatorze années du des- potisme d'un homme de génie ont fait de Milan^ grande ville renommée jadis pour sa gourmandise,. la capitale intellectuelle de l'Italie. Malgré la police autrichienne, aujourd'hui, en 1816, on imprime dix fois plus à Milan qu'à Florence, et pourtant le duc de Florence joue le bonhomme. 158 STENDHAL On rencontre encore dans les rues de Milan trois ou quatre cents hommes d'esprit supérieurs à leurs compatriotes, que Napoléon avait recrutés de Domo d'Ossola à Fermo et de la Pontebba à Modène, pour remplir les emplois de son royaume d'Italie. Ces anciens employés, reconnaissables à l'air fin et à leurs cheveux grisonnants, sont retenus à Milan par l'amour des capitales et la crainte des persé- cutions ^ ; ils y jouent le rôle de nos bonaj^artistes ; ils soutiennent qu'avant les deux Chambres, il fallait à l'Italie vingt années du despotisme et de la gen- darmerie de Napoléon. Vers 1808, il devint du bon ton d'avoir des livres parmi les employés du royaume d'Italie. En France, le despotisme de Napoléon était plus vénéneux ; il craignait les livres et le souvenir de la république, le seul que le peuple ait gardé ; il redoutait le vieil enthousiasme des jacobins. Les jacobins d'Italie s'étaient traînés à la suite des victoires de Bonaparte, et n'avaient jamais sauvé la patrie comme Danton et Carnot *. La finesse et la force du moyen âge n'existent j^lus ; les saint Charles Borromée * ont tué ces grandes qualités. Les Italiens ne sont plus conspirateurs que dans Machiavel. M. Bettoni, le libraire, a fait sa fortune en sachant voir cette mode de livres ; 1. Tout est changé depuis 1820 ; une sorte de terreur * règne à Milan. Ce pays est traité comme une colonie dont -on craint la révolte. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 159 aussitôt qu'elle éclata, il donna une édition d'Al- fîeri en quarante-deux volumes in-8°. La liste des souscripteurs est à peu près celle des employés, gens supérieurs, choisis par Prina et Napoléon. Ils étaient remarquables moins par le génie et l'enthousiasme que par Vesprit d^ordre et par Vac- tivité continue, qualités fort rares chez un peuple passionné, esclave de la sensation du moment. Le dévouement et l'énergie, qui ne se trouvent guère parmi les employés français, comme on a pu le voir à l'approche du Cosaque, n'étaient point rares en Italie. Napoléon a dit que c'est là qu'il a été le mieux servi ; mais il ne leur avait pas volé leur liberté et refait le t *. Les fils de ses employés * forment l'élite de la jeunesse italienne. Tout ce qui est né vers 1800 est fort bien. Le Milanais n'est pas méchant, et il offre à cet égard la seule bonne garantie, cest quil est heureux. Ce qui précède est évident, l'explication qui suit n'est que probable. Sur cent cinquante actions, importantes ou non, grandes ou petites, dont se compose la journée, le Milanais fait cent vingt fois ce qu'il lui plaît au moment même. Le devoir, sanctionné par le malheur, si l'on y manque, et contrariant son inclination actuelle, ne lui apparaît que trente fois sur cent cinquante actions. En Angleterre, le terrible dei'oir, sanctionné par 160 STENDHAL la perspective d'expirer de faim dans la rue ^, apparaît cent vingt fois peut-être sur cent cinquante actions. De là le malheur frappant de ce peuple qui ne manque pourtant ni de raison ni de bons usages ayant force de loi. Ce qui comble ce malheur, c'est que, parmi les gens les plus riches, le de<.>oir, sanc- tionné par la peur de l'enfer que prêche M. Irving, ou par la peur du mépris, si votre habit n'est pas exactement à la mode, paraît cent quarante fois peut-être sur les cent cinquante actions dont se compose la journée. Je suis persuadé que plus d'un Anglais, pair et millionnaire, n'ose pas croiser les jambes quand il est seul devant son feu, de peur d'être vulgaire ^. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que la même peur d'être vulgaire poursuit le commis marchand qui gagne deux cents guinées en travaillant de sept 1. Sept malheureux* sont morts rfe /a/m dans les rues de Londres pendant que j'y étais (1821). (Note de 1826.) 2. Voir en preuve les admirables Mémoires de miss Wilson, Matilda, Tremaine *. Un livre de la nature de celui-ci dure si peu, que je suis obligé de remplacer par des allusions aux choses de 1826 beaucoup de petites allusions et façons de parler que je trouve dans mon journal. J'écrivais chaque soir en 1816, mais je n'envoie à l'impression en 1826 que ce qui me semble encore vrai. J'ai passé en Italie les années 1820 à 1826 *. Six années de voyages en ce pays, auquel la plupart des voyageurs n'accordent que six mois, sont mon seul titre à la confiance du lecteur, et compensent peut-être le manque de savoir et de style. J'ose dire la vérité, ce qui m'expose aux injures les plus sales dans les journaux littéraires ita- Jieng. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE, EN 1817. OFFICIER DE CAVALERIE. The smile which sank Into his heart the first timc he ever beheld her , played round her lips ever after : the look with which her eyes 6rst met his, nçver passed away. The image of his mistrcss still hauiiied lus raliid , and was recaiîed by every object in aature. Even death could noi dissolve the fine Illusion : for that which exists iu the imagination is aloue iopcris- sahle. As ouv feclings become more idéal, the impi es- Bien of the moment indeed becomes less violent. Tlie blow is felt only by reflcction; it is the rebouud that is fataK Mémoires d'HoLCRorr. PARIS, DELAUNAY, Libraire, au Palais-Royal, Galerie-de-Bois ; PELICIER, Libraire, au Palais-Royal, Galerie-des-Offices- M. DCCC. XVll. Titre de l'édition originale de 1817. ROME, NAPLES ET FLORENCE 161 heures du matin à neuf heures du soir. Pas un An- glais, sur cent, n'ose être soi-même ; pas un ItaUen, sur dix, ne conçoit (ju'on puisse être autrement. L'Anglais n'est ému qu'une fois par mois, et l'Ita- lien trois fois par jour. En France, où le caractère manque (la bravoure personnelle, fille de la vanité, n'est pas du carac- tère : voyez les élections et les peurs qu'elles causent) ; en France, c'est aux galères que se trouve la réunion des hommes les plus singuliers. Ils ont la grande qualité qui manque à leurs concitoyens, la force de caractère. En Italie, où l'emportement de la sensa- tion actuelle et la force de caractère ^, qui en est la suite, ne sont pas rares, les galères font horreur sous tous les rapports. Si nos Chambres avaient le temps de s'occuper de cette misère, et faisaient transporter les forçats dans une île du Cap-Vert, bien gardée et gouvernée par M. Appert *, ils rede- viendraient utiles à eux-mêmes. Le seul danger, pour un Français, c'est le ridicule, que personne n'ose braver au nord de la Loire, pas plus le légis- lateur de cinquante ans que le jeune légiste de dix- huit. De là la rareté du courage civil, pour lequel il n'y a pas de rites sacrés comme pour la bravoure personnelle. 1. Cette force provient de l'admiration de ce qu'on a osé faire pendant les accès de passion ; on prend confiance en soi. (1826.) Rome, Naples et Florence, I 11 162 STENDHAL Pavie, 16 décembre. — Le pays que l'on traverse de Milan ici est le plus riche de l'Europe. On aperçoit à tous moments les canaux d'eau courante qui lui donnent la fertilité ; on côtoie le canal navigable au moyen duquel on peut aller en bateau de Milan à Venise, ou en Amérique ; mais souvent, en plein midi, on est arrêté par des voleurs. Le despotisme autrichien ne sait pas supprimer les voleurs. Il suffit pourtant d'un gendarme dans chaque village, qui, dès qu'il voit une dépense extraordinaire, demande au paysan : Où avez-vous pris cet argent ? Je ne dirai rien de Pavie, dont vous trouverez des narrations dans tous les voyageurs descrip- tifs ^. Remerciez-moi de ne pas vous envoyer vingt pages sur le superbe cabinet d'histoire naturelle. C^s choses-là sont pour moi comme l'astronomie : je les admire, je les comprends même un peu : le lendemain elles ont disparu. Pour ces sortes de vérités, il faut un esjDrit sage, calculateur, ne pen- sant jamais qu'à ce qui est démontré vrai. Les sciences morales nous montrent l'homme si mé- chant, ou, ce qui revient au même, il est si facile et si doux de se le figurer meilleur qu'il n'est, que c'est presque toujours dans un monde différent du réel que l'imagination aime à s'égarer. Bréguet fait uns montre qui pendant vingt ans ne se dérange pas, 1. Voir le Voyage de ce M. Millin, membre de tant d'Aca- démies *. (1826.) I ROME, NAPLES ET FLORENCE 163 et la misérable machine, à travers laquelle nous vivons, se dérange et produit la douleur au moins une fois la semaine. Cette idée me jette toujours dans les utopies, lorsqu'un homme de génie, comme M. Scarpa, me parle d'histoire naturelle. Cette folie ne m'a pas quitté de toute la journée. Si l'on admet des miracles *, pourquoi, lorsqu'un homme en tue un autre, ne tombe-t-il pas mort à côté de sa vic- time ? Enfin, je suis si peu fait pour les sciences sages, qui ne s'occupent que de ce qui est démontré, que rien ne m'a fait autant de plaisir aujourd'hui que la description des cabinets de Pavie, connue sous le nom d'Incito a Lesbia. L'auteur est ce Lorenzo Mascheroni que Monti a immortalisé en décrivant sa mort par les plus beaux vers que le xix^ siècle ait vus naître. Les vers suivants, du géomètre Mas- cheroni, s'acquitteront mieux que moi de la petite description que je vous dois, puisque je date ma lettre de Pavie : Quanto nelV Alpe e nelle aeree rupi Natura metallifera nasconde ; Quanto respira in aria, e quanto in terra, E quanto guizza negli acquosi regni Ti fia schierato ail' occhio ! in ricclii scrigni Con avveduta man l'ordin dispose Di tre regni le spoglie. Imita il ferra Crisoliti e rubin ; sprizza dal sasso Il liquido mercurio ; arde funesto L'arsenico ; Iraluce ai sguardi avari Dalla sabbia nativa il pallid ' oro. 164 STENDHAL Che se ami pià delV eritrea marina Le tornite conchiglie, inclila ninfa, Di che vivi color, di quante forme Trassele il hruno pescator dalV onda ! L'aurora jorse le spruzzô de' misti Raggi, e gode talora andar torcendo Con la rosata man lor cave spire. Una del collo tuo le perle in seno Educô, verginella ; alV allra il labbro Délia sanguigna porpora ministro Splende ; di quesla la ritgosa scorza Stelle con l'or su la hilancia e vinse, etc. ^. J'étais venu à Pavie pour voir les jeunes Lom- bards qui étudient en cette université, la plus sa- vante d'Italie ; j'en suis on ne peut pas plus content. Cinq ou six dames de Milan, sachant que je m'arrê- tais à Pavie, m'ont donné des commissions pour leurs fils. Ces jeunes gens, auxquels j'ai bien vite parlé de Napoléon et de Moscou, ont bien voulu accepter un dîner à mon auberge, et des places dans la loge que j'ai louée au théâtre des Quattro C av aller i. 1. Tout ce que la nature voulut cacher au sein des Alpes et dans les roches les plus élevées, tout ce qui respire dans les airs, sur la terre, ou se joue dans les eaux, une main savante te l'expose dans ces riches compartiments. Le fer imite la chry- solitlie et le rubis ; le mercure liquide jaillit de la roche où il naquit ; le funeste arsenic brille d'un feu sombre, cl les regards avides de l'homme découvrent au milieu de son sable natif la poudre si pâle qui doit fournir de l'or, etc. (On croit traduire des vers latins.) (Note de 1826.) ROME, N.VPLES ET FLORENCE 1G5 Quelle différence avec les Burschende Gottïngue^ [ Les jeunes gens qui remplissent les rues de Pavie ne sont point couleur de rose comme ceux de Got- tingue ; leur œil ne semble point égaré dans la con- templation tendre du i)ays des chimères. Ils sont défiants, silencieux, farouches ; une énorme quan- tité de cheveux noirs, ou châtain foncé, couvre une figure sombre dont la pâleur olivâtre annonce l'absence du bonheur facile et de l'aimable étour* derie des jeunes Français. Une femme vient-elle à paraître dans la rue, toute la gravité sombre de ces jeunes patriotes se change en une autre expres- sion. Une petite maîtresse de Paris, arrivant ici, aurait une peur mortelle ; elle prendrait tous ces jeunes gens pour des brigands. C'est pour cela que je les aime. Ils n'ont aucune affectation de douceur, de gaieté, et encore moins d'insouciance. Un jeune homme qui se vante d'être poco curante, me semble un monsieur du sérail fier de son état. La haine pour les Tedesk est furibonde parmi les étudiants de Pavie. Le plus considéré est celui qui a pu, de nuit, dans une rue peu fréquentée, donner une volée de coups de canne à quelque jeune Allemand, ou le faire courir, comme ils disent. On pense bien que je 1. Je no pourrais dire sur les Burschen que ce qu'on peut trouver dans le Voyage en Allemagne de M. Russell, d'Edim- bourg. Les rites de leurs duels montrent combien la sensation du moment est peu de chose en Allemagne. Il est curieux de voir, en six mois de temps, Gottingue, Pavie et le parterre- de l'Odéon. (1826.) Rome, Naples et Florence, I 11. 166 STENDHAL n'ai vu aucun de ces exploits ; on me les a contés bien longuement, et pourtant sans ennui de ma part: j'étudiais le conteur. Ces jeunes gens savent tout Pétrarque par cœur, la moitié au moins fait des sonnets. Ils sont séduits par la sensibilité passion- née que le pathos jslatonique et métaphysique de Pétrarque ne cache pas toujours. Un de ces jeunes gens m'a récité, de lui-même, le plus beau sonnet du monde, le premier du recueil de Pétrarque : Voi ch'ascoltate in rime sparse il suono Di quei sospiri ond' io nudriva il core, In sul mio primo giovenile errore, Quand' cra in parle allr'uom da quel ch'i' sono ; Del vario stile in ch'io piango e ragiono Fra le vane speranze e'I van dolore, Os^e sia chi per prova intenda amore, Spero trovar pietà, non che perdono. Ma ben veggi' or, si come al popol tutto Favola fui gran tempo ; onde sovenle Di me medesmo meco mi vergogno : E del mio vaneggiar vergogna è'I frutio, E'I pentirsi, e'I conoscer chiaramente, Che quanlo piacc al mondo è brève sogno ^ *. 1. Je supprime ici un grand naorceau sur la jeunesse ita- lienne. Pour ne pas sembler fastidieuse, cette métaphysique, qui n'est que la substance de cent anecdotes, a besoin d'être lue sur les bords du Tessin. De telles vérités semblent hasar- dées à l'étranger et mettent en fureur la vanité municipale. Le journal de mon voyage semblera peut-être moins para- doxal aux personnes voyageant actuellement en Italie. II ROME, NAPLES ET FLORENCE 167 Le midi de la France, Toulouse surtout, a de3 rapports frappants avec l'Italie ; par exemple, la religion et la musique. Les jeunes gens y sont moins pétrifiés par la peur de nêtre pas bien, et plus heu- reux qu'au nord de la Loire. J'ai vu beaucoup de contentement réel parmi la jeunesse d'Avignon. On dirait que le bonheur disparaît avec l'accent. Le jeune Parisien, pauvre, et par là forcé d'agir, et avec des gens * qui ne le ménagent pas, est moins étiolé et plus heureux que celui qui va aux bals du faubourg Saint-Honoré *. Si une haute naissance vient se joindre chez celui-ci à une grande fortune, le dernier gîte de son caractère actuel, c'est la Trapi3e. Le travail et l'expérience qui suit l'action sur les autres empêchent le jeune homme sans cabrio- let de s'arrêter tout court trois fois par jour, pour examiner de quel degré de bonheur il jouit dans le moment. Le jeune Italien, toujours en mouvement me faudrait quatre in-quarto pour conter les anecdotes rappelées dans mes notes par une allusion d'un mot, et des- quelles je tire des conclusions morales. Voir, dans les papiers publics de 1825, le récit de la révolte des étudiants de Pavie : 1° la mort du jeune Guerra ; 2° ce qui suivit son enterrement. Les procédés de la police, ce jour-là, ne seront pas oubliés dans vingt ans, et chaque année leur vile barbarie sera exagé- rée. S'agit-il de courage, ou, pour mieux dire, de la disparition du danger au moyen d'un accès de colère, les étudiants de Pavie l'emportent peut-être sur ceux de tous les autres pays. Rien que la mort présente, et surtout bien laide à voir, ne pourrait arrêter dix mille étudiants italiens : il fau- drait des boulets déchirant et semant des entrailles, comm& à la mort du général Lacuée. (1826.) 168 STENDHAL pour les intérêts de ses goûts les plus futiles, qui deviennent facilement des passions, ne songe qu'aux femmes, ou à résoudre tel fameux problème. Il vous croirait fou si vous lui proposiez de peser la quantité de sentiment religieux existant dans son cœur. Il est emporté, peu poli, mais de bonne foi dans la discussion ; il crie à tue-tête, mais la peur de rester court ne lui inspire jamais le subterfuge de faire semblant de ne pas comprendre une ellipse ■dans le raisonnement de l'adversaire. Beaucoup plus près du bonheur, selon moi, que le jeune Fran- çais, il a l'air beaucoup plus sombre. La journée du jeune Français est occupée par vingt petites sen- sations ; l'Italien est esclave de deux ou trois ; l'Anglais a une sensation toutes les six semaines, et s'ennuie en l'attendant : l'Allemand n'a de sen- sations qu'au travers de sa toute puissante rêverie. Est-il bien disposé ? Une feuille qui tombe ou la chute d'un empire font le même effet sur lui *. La jeunesse est la saison du courage ; tout homme est plus brave à vingt ans qu'à trente ^. Il est bien singulier que ce soit le contraire pour le courage qui s'exerce envers la peur du ridicule. La pensée des femmes existerait-elle, à leur insu, ■dans le cœur des jeunes Parisiens, qui semblent -les abandonner pour la métaphysique mystique ? 1. A trente ans, on a perdu toute la partie du courage qui •vient de la colère. (182G.) ROME, aNAPLES ET FLORENCE KiO J'ai cherché en vain, sous les murs de l'a\i(;, le chaniji de bataille où du Bellay nous peint si bien le malheur de François K^ (1525). Il y a une jolie rue à Pavie, arrangée comme celles de Milan, avec les quatre bandes de granit venant de Baveno, C'est aussi en granit que sont les garde-fous placés des deux côtés des grandes routes, à six mètres les uns des autres. On les appelle Paracarri. C'est le sobriquet donné par le peuple aux soldats français : Ah! poveri Paracarri ! m'a-t-on souvent dit à Milan, avec l'accent du regret ; c'était avec celui de la haine que ce mot se prononçait avant 1814. Les peuples n'aiment jamais que par haine pour quelque chose de pire. Deux milles avant d'arriver à Pavie, on aperçoit une quantité de tours fort minces et en briques, qui s'élèvent au-dessus des maisons. Chaque grand seigneur de la cour d'un roi lombard ou d'un Vis- conti avait une tour de sûreté pour se réfugier, si quelque courtisan rival venait pour l'assassiner. J'ai été fort content de l'architecture du collège Borromée ; elle est de Pellegrini, l'auteur de l'église ■de Rhô, sur la route de Milan au Simplon. Galéas II Visconti fit fleurir, en 1362, l'univer- sité de Pavie. Il y faisait enseigner le droit civil et ■canonique, la médecine, la physique et cet art qui faisait tant de peur à Napoléon et dont on a encore tant de peur aujourd'hui, la logique. Ce même prince Galéas II inventa une méthode ingénieuse pour 170 STENDHAL infliger des tourments atroces à un prisonnier^ pendant quarante et un jours de suite, sans cepen- dant lui arracher la vie tout à fait. Un chirurgien soignait le prisonnier, afin qu'on pût encore lui faire siibir une mort cruelle le quarante-unième jour ^. Barnabe, frère de Galéas, faisait encore pis à Milan. Un jeune Milanais dit avoir rêvé qu'il tuait un sanglier ; Barnabe lui fit couper une main et ôter un œil : leçon de discrétion. De tels princes, lorsqu'ils n'amènent pas l'abrutissement et la bêtise générale, font naître de grands caractères, comme il en exista en Italie pendant le xvi^ siècle. Dans quelques affaires de la vie privée, de tels caractères paraissent encore quelquefois ; mais leur grande étude est de se cacher ; l'amour est presque aujour- d'hui la seule passion par laquelle ils se dévoilent. La musique est le seul art qui aille assez avant dans le cœur humain, pour peindre les mouvements de ces âmes-là ; mais il faut avouer qu'elles sont peu propres à inventer de jolies plaisanteries comme Candide ou les Mémoires de Beaumarchais. Elles doivent même paraître stupides à nos voyageurs,, gens d'esprit, tels que M. Creuzé de Lesser ^ *. 1. Chronicon Pétri Azarii, p. 301. Cet auteur nous a con- servé la description de ce supplice : Inteniio domini est, etc. Beaucoup do malheureux périrent ainsi en 1372 et 1373. (1826.) 2. Voir un Voyage en Italie supérieurement imprimé par P. Didot vers 1806. (1826.1 ROME, NAPLES ET FLORENCE 171 Plaisance, IS décembre. — Ce matin, après avoir passé le Tessin, en quittant Pavie, sur un pont cou- vert, j'ai suivi, pour aller à Plaisance, une des plus jolies routes que j'aie rencontrées de ma vie, par Stradella et San Giovanni. L'on côtoie les collines qui bornent au midi la vallée du Pô. Un prêtre, avec lequel j'étais, fait que nos malles ne sont pas ouvertes à la douane de Stradella ; les douaniers refusent notre petit présent et nous traitent avec respect. Quelquefois la route monte un peu sur l'extrémité de ces collines, et l'on a au nord la vue la plus jolie et la plus singulière. S'il en est ainsi le 18 de décembre, que doit-ce être en automne ! Entre San Giovanni et Plaisance, on m'a montré des ossements, tristes vestiges de la bataille de la Trebbia en 1799. Ces lieux furent aussi le théâtre du malheur des Romains contre Annibal. Plaisance a deux statues équestres plus ridicules que celles de Paris, quoique aucune d'elles ne repré- sente un grand roi en perruque et les jambes nues. Le théâtre de Plaisance, ville de vingt-cinq mille âmes, est plus commode qu'aucun des nôtres. Il y a deux siècles que cent petites villes d'Italie ont des théâtres : il est tout simple qu'à force d'expé- riences et d'erreurs, les architectes aient trouvé la forme la plus commode. A Paris, chaque nouveau théâtre ne vaut-il pas mieux que celui qu'il rem- place ? Comme l'air étouffé (sans oxygène) ôte la voix, les théâtres italiens sont à cent ans en avant 172 STENDHAL de nous pour les ventilateurs. En revanche, les paysans des environs de Plaisance sont à deux siècles en arrière des nôtres pour le bon sens et la bonté, qualités qui font des Français le premier peuple du monde. Quant aux paysans plaisantins, ils sont encore l'animal méchant, façonné par quatre cents ans du despotisme le plus lâche ^ ; et le cli- mat ayant donné du ressort à ces gens-ci, par le loisir, par les jouissances faciles, que la générosité de la nature verse à jileines mains, même au plus, pauvre, ces paysans ne sont pas simplement gros- siers et méchants, comme les sujets de tel petit prince d'Allemagne, mais s'élèvent jusqu'à la ven- geance, à la férocité et à la finesse. La perversité du petit prince allemand est secondée par la sévé- rité du climat ; le paysan hessois, privé de sa chau- mière, en hiver, est par là condamné à mort. J'ai deux ou trois histoires de voleurs à faire frémir si l'on considère les cruautés affreuses, mais à frapper d'admiration si l'on est assez philosophe pour voir le génie de ces gens-là et leur sang-froid. Ils me rap- pellent la Roche-Guinard et les brigands espagnols de Cervantes. Maïno, voleur d'Alexandrie, a été l'un des hommes les plus remarquables de ce siècle, 1. De 1300 à 1440, cruautés des Visconti ; en 1758, Gian- none meurt en prison dans la citadelle de Turin ; en 1799, supplices à Naples. Plus tard, les seuls progrès de la philo- sophie et la crainte de l'opinion s'opposent à ce qu'on suive certains conseils. (Rome, 1814, C. Alb. *). (Note de 1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 173 il lie lui inaïufue (jue les quatre jiages dans la Bio- grajihie, que le hasard accorde au plus plat sous- préfet *. .Mais qu'iinj)orte la vaine notation des hommes aux faits existant dans la nature ? Nos ancêtres grossiers ne savaient pas voir l'électricité ; en existait-elle moins pour cela ? Un jour viendra qu'on admirera et historiera la grandeur de carac- tère, où elle se trouve. On pendra un voleur comme Maïno, mais l'opinion lui accordera plus de sang-froid €'t de génie militaire qu'à tel capitaine qui ne sait aller au danger qu'avec mille hommes bien rangés derrière lui, et que l'on enterre au Père-Lachaise, à grand renfort de mensonges. Tous les dix ans, depuis l'abolition des petits tyrans italiens, au xv^ siècle, il paraît un voleur célèbre dont l'histoire aventureuse fait palpiter tous les cœurs vingt ans encore après sa mort. L'hé- roïsme de voleur entre déjà un peu, à Plaisance, dans l'idée que la jeune fille du peuple se forme de son amant futur. Un pape fit chevalier Ghino di Tacco, voleur célèbre *, par admiration pour son courage. Reggio, 19 décembre. — Les fresques sublimes du Corrège m'ont arrêté à Parme, d'ailleurs ville assez plate. La Madone bénie par Jésus, à la bibliothèque, m'a touché jusqu'aux larmes. Je paye un garçon de salle pour qu'il me laisse un quart d'heure seul^ 174 STENDHAL perché au haut de l'échelle. Je n'oublierai jamais les yeux baissés de la Vierge, ni sa pose passionnée*, ni la simplicité de ses vêtements. Que dire des fresques du couvent de San Paolo ? Peut-être que, qui ne les a pas vues, ignore tout le pouvoir de la peinture. Les figures de Raphaël ont pour rivales les statues antiques. Comme l'amour féminin n'existait pas dans l'antiquité, le Corrège est sans rival. Mais, pour être digne de le comprendre, il faut s'être donné des ridicules au service de cette pas- sion. Après les fresques, toujours bien plus inté- ressantes que les tableaux, je suis allé revoir, au nouveau musée bâti par Marie-Louise, le Saint Jérôme et les autres chefs-d'œuvre jadis à Paris, Pour faire le devoir de voyageur, je me suis pré- senté chez M. Bodoni, le célèbre imprimeur. Je suis agréablement surpris : ce Piémontais n'est point fat, mais bien ijassionné pour son art. Après- m'avoir montré tous ses auteurs français, il m'a demandé lequel je préférais, du Télémaque, du Racine ou du Boileau. J'ai avoué que tous me semblaient éga- lement beaux. — « Ah ! monsieur, vous ne voyez pas le titre du Boileau ? » J'ai considéré longtemps, et enfin j'ai avoué que je ne voyais rien de plus parfait dans ce titre que dans les autres. « — Ah ! monsieur ! s'est écrié Bodoni ; Boileau DespréauXy dans une seule ligne de majuscules ! J'ai passé six mois, monsieur, avant de pouvoir trouver ce carac- tère. » Le titre est en effet disposé ainsi : ROME, NAPLES ET FLORENCE 175 ŒUVRES DE BOILEAU DESPRÉAUX. Voilà le ridicule des passions, auquel *, en ce siècle d'affectations, j'avoue que je ne crois pas. Anecdote de la tragédie d\Annibal ; admiration de Bodoni pour les caractères de cette pièce, surtout pour les majuscules *. Reggio est, pour le patrio- tisme en Italie, ce que l'Alsace est en France. La vivacité et le courage de ses habitants sont célèbres. Il faudrait se trouver ici au moment de la foire, au printemps. Il y a trois villes qu'il faut voir à l'époque de leur foire : Padoue, Bergame et R*eggio. Je n'ai pu me faire présenter à M. le comte Paradisi *, président du sénat sous Napoléon, et l'un des hommes les plus remarquables de cette époque. C'est un esprit froid, mais net et profond. On dit qu'il écrit ses mémoires. En de telles mains, l'histoire d'Italie, de 1795 à 1815, peut devenir un chef-d'oeuvre ^ ; mais on le dit fort paresseux. Samoggia, 20 décembre. — J'ai eu de curieux détails sur le collège des Jésuites à Modène, et sur 1 . M. Botta * vient de gâter ce beau sujet. La haine aveugle pour Bonaparte porte M. Botta à nier l'affaire de Lonato. M. Paradisi a relevé quelques bévues de ce pauvre historien, fort honnête homme d'ailleurs. (1826.) 176 STENDHAL l'art avec lequel on cherche à détruire toute géné- rosité dans le cœur des élèves et à fomenter l'égoïsme le plus sordide. Mes détails remontent à l'année 1800 ; alors M. de Fortis, actuellement l'un des chefs de son ordre, était employé au collège de Modène. On excitait les élèves à se dénoncer les uns les autres ; on citait les délateurs comme des modèles de sagesse. « Faites ce qui <>>ous plaît, disait- on à un élève, dites ensuite Deo gratias, et tout est sanctifié. » Il y a ici une rue avec un charmant por- tique soutenu par des colonnes élégantes. C'était à Modène que jadis on voyait la Nuit du Corrège. Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, acheta cent tableaux de la galerie de Modène pour un million deux cent mille francs, et c'est à Dresde que j'ai admiré la Madeleine, la Nuit, le Saint- Georges, etc. Hier je me suis détourné de la route directe pour visiter Correggio. C'est là que naquit, en 1494, l'homme qui a su rendre, par des couleurs, certains sentiments auxquels nulle poésie ne peut atteindre, et qu'après lui Cimarosa et Mozart ont su fixer sur le papier. J'ai remarqué, dans les rues de Correggio, des physionomies de femmes qui rappellent les madones de ce grand peintre. Plein de ces idées tendres, j'ai passé par Rubiera, dont le château sert de prison au jésuitisme, tout puissant à Modène. Cette liaison d'idées m'ôtait tout plaisir ; je n'ai pas voulu coucher à Modène : j'ai poussé jusqu'à Samoggia, où je suis arrivé à ROME, NAPLES ET FI-OHENCE 177 ■quatre heures du matin. A i)aiiir (!(! Parme, la vue otre très humble et très obéissant servi- teur. Vous avez regardé ces mots sans les lire ; ils ne vous ont nullement donné l'idée que la per- sonne qui écrit vous offrît de battre votre habit ou de cirer vos bottes. C'est pourtant ce qu'y verrait un Persan, un Bramine, sachant peu la langue et pas du tout les manières françaises. Les épithètes en issimo, telles que veneratissimo, illustrissimo, etc., sont dues par tout livre imprimé en Italie, d'abord aux magistrats, petits ou grands, gouvernant le pays où le livre s'imprime, ensuite à tous les souverains faisant actuellement le bon- heur de quelque partie de l'Europe, ou qui, depuis moins de cent ans, sont allés au ciel recevoir la récompense de leurs vertus *. (Voir VHistoire de Milan, par Pietro Verri.) L'absence de ces issimo-\k passe encore, dans beaucoup de sociétés, pour une hostilité déplacée et de mauvais goût ; c'est un peu comme si, dans votre lettre de ce matin, vous n'aviez trouvé que les mots : je vous salue, avant la signature. ROME, NAPLES ET FLORENCE 211 Uissimo, tel que çastissimo, mirabilissimo, est encore dû aux palais, jardins, tableaiix, etc., de tout noble habitant à cinquante lieues à la ronde du pays où le livre paraît. La maison de tout noble s'appelle palazzo. Tout docteur est chiarissimo, ou du moins egregio. Dans un pays où fleurit l'amour de la vengeance, pourquoi un pauvre diable d'auteur déjà mal vu par le pouvoir, par cela seul qu'il imprime, chercherait-il de nouveaux ennemis ? Marivaux était l'ennemi de Marmontel, parce que, en citant une de ses chansons, celui-ci avait oublié un o ; Marmontel avait écrit : Dieu ! quelle était belle ! au lieu de : 0 Dieu ! qu^elle était belle ! Il y a vingt ans, quand on citait, l'on ne disait jamais Vauteur nommé ci-dessus, mais il sullodato autore ; il allait sans dire que l'on ne pouvait pas nommer sans louer. Ces exagérations que depuis cent cinquante ans tous les voyageurs ne manquent pas de reprocher aux Italiens, sont comme le très humble serviteur de nos lettres. J'ai entendu dire de la maison d'un noble : E un miserabilissimo palazzo dope non si danno tre camere senza acqua (c'est un misérable palais qui n'a pas trois chambres où la pluie ne pénètre). Le mot palais a perdu le sens que nous y attachons. Les Italiens pourront -ils être accusés de bassesse, parce qu'ils ne consultent pas en parlant chez eux les convenances d'une langue étrangère ? — Les courtisans italiens manquent de grâce en agissant autour de leurs princes. Mais que 212 STENDHAL dirons-nous de la figure incroyable que font les duchesses douairières aux levers du roi d'Angle- terre ? Que dire du fameux scopelott (calotte) donné par le comte de Saurau, ministre de François I^^, à un homme distrait qui avait oublié d'ôter son chapeau au parterre de la Scala, ce prince y étant ? Les seuls Français de 1780 savent le métier de cour- tisan. « Il n'y a que ces gens-là qui sachent servir », disait Napoléon à propos de l'aimable général de Narbonne. Les seuls écrivains français ont le secret de flatter avec grâce : voir la Famille du Jura, par un censeur actuel *. Un tel ouvrage, écrit en italien, serait à faire mal au cœur. 4 jarn>ier. — M. le sénateur de Bologne reçoit tous les lundis ; madame la princesse Ercolani, les vendredis. Les autres jours de la semaine sont pris de façon que les mêmes personnes se rencontrent chaque soir. Je venais d'écrire que j'ai été reçu dans la société de Bologne avec grâce : j'efface ce mot, le premier qui se présente à un Français lorsqu'il est accueilli quelque part de manière à lui faire beaucoup de plaisir. La grâce envers un inconnu qui a remis à votre porte une lettre de recommandation, con- siste, ce me semble, à l'accueillir comme s'il était un peu de votre société, et avec l'exagération aimable des sentiments de bienveillance que vous ROME, NAPLES ET FLORENCE 213 inspirent tous les hommes bien nés. En Italie d'abord, il n'y a jamais d'exagération dans les rap- ports de société. Ils appellent leurs maisons des palais, et parlent du moindre tableau comme s'il était de Raphaël ; mais vous voyez clairement, en arrivant pour la première fois quelque part, que l'on vous fait le sacrifice pénible de quitter l'aimable intimité de la société habituelle, ou la douce rêverie d'un cœur mélancolique, ou des travaux suivis avec passion. La peine et l'ennui de voiis recevoir €t de vous dire quelques mots sont frappants ; le manque d'aisance et la contrainte se trahissent clairement, non moins que l'extrême soulagement que vous causez en vous levant pour sortir. Les voyageurs accoutumés aux formes séduisantes de la société de Paris et à qui la nature a refusé l'amour du nouveau, sortent outrés, après de telles visites. Ce qu'on y éprouve n'est assurément pas fort gra- cieux ; mais l'on voyage pour trouver du neuf et voir les hommes tels qu'ils sont. Si l'on ne veut que des surfaces polies et toujours les mêmes, pourquoi quitter le boulevard de Gand ? D'un autre côté, tous ces mouvements que vous observez à votre entrée dans le salon d'une femme italienne ne sont pas éternellement les mêmes, comme en Hollande, et peuvent changer en mieux dès la seconde ou la troisième visite ; mais il faut avoir le courage de la faire. Si vous cherchez de bonne foi à ne pas répondre avant que la demande soit finie, si vous essayez de Rome, Naples et Florence, I 14. 214 STENDHAL modérer la furia francese, si, lorsqu'on vous en prie bien fort, et seulement alors, vous faites des contes amusants, si vous ne cherchez jamais à faire de V esprit et à tenter le cliquetis spirituel d'un dialogue brillant et à demi littéraire ; enfin, si, dès l'abord, vous ne vous portez pas pour amoureux de la plus jolie femme du salon, le peu de bienveillance réelle avec lequel on vous a reçu à la première visite, augmentera tous les jours et fort rapidement ; car, enfin, vous êtes un animal curieux, vous venez de Paris. Mais n'oubliez jamais que Vesprit qui amuse un Français incommode un Italien. Peut-être, il y a cinquante ans, méprisait-on l'esprit ; aujourd'hui, la honte de ne pas savoir y répondre tire violem- ment ces gens-ci de la douce rêverie sur les impres- sions de leur cœur, qui, chez la plupart, est un état habituel. Il faut de plus être fidèle à de cer- taines convenances exprimées par les regards. L'audace qui porte à brusquer ces convenances passe ici pour la grossièreté la plus impardonnable. Il faut savoir qu'en Italie un paysan observe presque aussi finement qu'un marquis les convenances qui se lisent dans les yeux ; c'est une sorte d'instinct parmi ces hommes nés pour le beau et pour l'amour, et je n'en parle que parce que j'ai vu y manquer grossièrement. Si vous parlez la langue en usage dans le pays, si sincèrement vous cherchez à i>ous faire petit, au bout de quinze jours, votre figure étrangère ne ROME, NAPLES ET FLORENCE 215 troublera plus la société. Un Français est un animal tellement rare et si estimé, que, dès ce moment, vous serez l'objet de toutes les curiosités ; vous aurez créé un intérêt véritable chez tous ces per- sonnages sombres qui, les premiers jours, vous considéraient d'un air si tragique. Si telle est votre habileté et votre inclination, voilà le moment, et non pas plus tôt ni plus tard, d'essayer de paraître aimable à une des fenmies de la société ; à une seule, entendez-vous ? Mais voici encore un mot qui tra- duit bien mal ma pensée : être aimable, en Italie, veut dire à peu près le contraire des idées que ce son réveille chez un Parisien. Il faut, par exemple, ne parler d'abord qu'avec les yeux, et dépouiller ce langage de toute audace ; il faut de grands moments de silence, et quand on parle, bien plus de pensées touchantes que de choses piquantes. Une réflexion tendre sur la délicieuse expression d'amour dans le premier duetto du Mariage secret vous avancera bien plus que le mot le plus plaisant. L'esprit et le degré d'éveil où il faut se tenir pour renvoyer la balle à propos, met une femme dans la situation ovi il faut qu'elle ne soit pas pour que vous puissiez lui plaire. L'effet assuré de l'esprit, en Italie, est de rendre la conversation sèche. Il est facile de voir que tout ce qui est grâce de l'expression, piquant des réticences, etc., doit être perdu avec des gens qui ne parlent que de ce qui les intéresse, et qui en parlent fort sérieusement, fort longuement, avec beaucoup 216 STENDHAL de détails passionnés et pittoresques. Chaque homme étaiït ici un être un peu sauvage, tantôt silencieux, tantôt furibond, et qui a plusieurs choses qui l'in- téressent profondément, personne n'a besoin de chercher dans la conversation une vaine apparence de chaleur et une cause d'émotions. Les passions d'un Italien : la haine, l'amour, le jeu, la cupidité, l'orgueil, etc., ne lui donnent que trop soiwent un intérêt déchirant et des transports incommodes. La conversation n'est ici que le moyen des passions ; rarement est-elle par elle-même un objet d'intérêt. Ce petit ensemble de faits, je ne l'ai jamais vu com- prendre par un seul Français. Accoutumé qu'il est dès l'enfance à observer si les gens qu'il adore ou qu'il exècre lui parlent avec sincérité, la plus légère affectation glace l'Italien, et lui donne une fatigue et une contention d'esprit tout à fait contraires au dolce far niente. Par ces mots célèbres, dolce far niente, entendez toujours le plaisir de rêver voluptueusement aux impres- sions qui remplissent son cœur. Otez le loisir à l'Italie, donnez-lui le travail anglais, et vous lui ravissez la moitié de son bonheur. Ce qu'il y a de pis, c'est que, comme fort peu d'Italiens savent bien le français ou du moins com- prennent nos manières, la moindre tournure polie qui chez nous d'abord est indispensable et d'ailleurs ne veut rien dire, lui semble de Vaffectation fran- çaise et l'impatiente. Dans ce cas, un Italien, qui ROME, NAPLE3 ET FLORENCE 217 va peut-être jusqu'à redouter le mépris, parce qu'il ne peut pas vous payer de la môme monnaie,* vous sourit de mauvaise grâce, et de sa vie ne vous adresse la parole. L'aiïectation est si mortelle pour qui l'emploie dans la société de ce pays, qu'à son retour en France, un de mes amis * qui avait passé dix ans en Italie, se surprenait à commettre cent petites irrégularités ; par exemple, passer toujours le premier à une porte plutôt que de se livrer à de vaines cérémonies qui retardent le passage de tous ; à table, se servir sans façon et passer le plat ; promenant * avec deux amis, ne parler qu'à celui qui vous amuse ce jour-là, etc. Tout ce qui se dit en France pour offrir ou accep- ter une aile de faisan paraît une peine inutile à un Italien, une véritable seccatura. En revanche, transportez-le à Paris, l'absence de cent petites choses de ce genre en fera un être grossier pour le Français du faubourg Saint-Germain. Ceci sera peut-être moins vrai dans dix ans ; en France, les manières, comme le style, marchent vers la rapidité. L'extrême méfiance, que rendent indispensable les espions et les petits tyrans à la Philippe II, qui, depuis l'an 1530, foulent ce pays, fait que tout effa- rouche l'Italien. Si la moindre chose le contrarie, fût-ce la présence d'un petit chien qu'il n'aime pas, il ne sort point d'un silence morne et sévère, et ses 218 STENDHAL yeux, qu'il ne peut contenir, semblent vous dévorer. Ainsi jamais d'agrément, de laisser-aller, de joie avec des inconnus ; jamais de véritable société qu'avec des amis de dix ans. Un mot dur adressé à un Italien lui donne de la retenue jjour un an. Il suffit d'une plaisanterie sur une femme ou un tableau qu'il aime ; il vous dira du plaisant : E un porco ! Il songe à la douleur que lui a faite la plai- santerie. Qu'est-ce qu'un Français avait à craindre au monde sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI? En cherchant bien, on répond : de se trouver en contact au spectacle avec un grand seigneur ^. 1. Correspondance de Grimm, janvier 1783. « M. le comte de C..., capitaine en survivance des gardes de Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour de l'ouverture de la nouvelle salle, s'avisa fort mal à propos de disputer la sienne à un honnête procureur ; celui-ci, maître Pernot, ne voulut jamais désemparer. — Vous prenez ma place. — Je garde la mienne. — Et qui êtes-vous? — Je suis M. six francs (c'est le prix de ces places). Et puis des mots plus vifs, des injures, des coups de coude. Le comte de C... poussa l'indiscrétion au point de traiter le pauvre robin de voleur, et prit enfin sur lui d'ordonner au sergent de service de s'assurer de sa personne et de le conduire au corps-de-garde. Maître Pernot s'y rendit avec beaucoup de dignité, et n'en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un commissaire. Le redoutable corps dont il a l'honneur d'être membre n'a jamais voulu consentir qu'il s'en désistât. L'affaire vient d'être jugée au Parlement. M. de C... a été condamné à tous les dépens, à faire réparation au pro- cureur, à lui payer deux mille écus de dommages et intérêts, applicables, de son consentement, aux pauvres prisonniers de la Conciergerie ; de plus il est enjoint très expressément 4 ROME, NAPLES ET FLORENCE 219 Bologne appartient bien autrement à l'Italie du moyen âge que Milan ; cette ville n'a pas eu un saint Charles pour briser son caractère et la monar- chiser. Devenu sage à mes dépens, je n'ai pas commis les fautes qui m'avaient nui à Milan. Je n'ai eu garde de paraître plus occupé de trois figures célestes que j'ai rencontrées dans la société, que du reste des femmes. J'ai marqué des attentions à chaque femme exactement en proportion du désir de faire parler questo forestière (cet étranger) que je voyais dans leurs yeux. M. Izimbardi m'avait dit : « A Rome et à Bologne, avant d'avoir l'air de regarder une jolie femme, faites pendant huit jours une cour assidue à son amant ; feignez ensuite de ne faire attention à elle qu'à cause de lui. Pour peu que l'amant soit sot et vous adroit, il y sera pris. Si l'amant et sa maîtresse vous adressent la parole en même temps, n'ayez l'air d'avoir entendu que au dit comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour troubler le spectacle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit, il s'y est mêlé de grands intérêts : toute la robe a cru être insultée par l'outrage fait à un homme de sa livrée, etc. M. de Chabr..., pour faire oublier son aventure, est allé chercher des lauriers au camp de Saint-Roch. « Il ne pouvait mieux faire, a-t-on dit, car on ne peut douter de son talent pour emporter les places de haute lutte. » (Grimm, 3e partie, tome II, p. 102). Supposez un pauvre diable obscur au lieu de maître Pernot *. (1826.) 220 STENDHAL l'homme. Un regard vous excusera auprès de la femme, qui vous saura gré de cette attention, pour peu qu'elle vous trouve aimable. Parlez toujours de votre départ comme beaucoup plus prochain qu'il ne le sera en effet. » Je n'ai pas manqué de raconter mes meilleures anecdotes sur Napoléon (encore intéressantes en 1817) aux amis des trois femmes dont la beauté céleste m'avait frappé. J'aime à les regarder comme je regarderais un diamant d'un million : certes, je n'ai nulle idée de le posséder jamais ; mais cette vue fait plaisir aux yeux. J'ai raconté mes anecdotes à ces messieurs fort clairement et de manière à ce qu'ils pussent s'en faire honneur avec le reste de la société. Loin de nuire au débit de mon amabilité, cette précaution m'a réussi à souhait. Plusieurs personnes ont voulu entendre ces anecdotes de la bouche même du pré- tendu témoin oculaire. L'Italien ne comprend ja- mais avec trop de clarté la chose qui l'intéresse : c'est que son esprit est peu exercé à la rapidité, et que son âme prend plaisir à être émue en même temps que son oreille écoute. A Bologne, et surtout à Milan, on entend avec plaisir cinq ou six fois le même récit ; et, s'il manque son effet à la première, c'est toujours qu'en cherchant le piquant, un Fran- çais manque la clarté. Après les anecdotes tragiques sur ^sapoléon et le maréchal Ney, celle qui a eu le plus de succès, c'est ROME, NAPLES ET FLORENCE 221 le i'alet de cœur de M. le comte de Canaples ^. C'est que cela semble calculé exprès pour étonner le génie italien : la prudence la i)lus ])arfaite déjouée d'une manière irrémédiable et si im{)révue ! Ou m'a fait conter cette bistoire vinot fois au moins, tant 1. Je demande pardon d'imprimer une ani-edote si counU'\ et que M. de Boufllcrs contait si bien. On jouait beaucoup, avant la Révolution, chez madame la duchesse de Poitiers ; cette maison était le centre du beau monde. Le comte de Canaples y venait souvent, et un peu, à ce que pensaient quelques personnes, parce que madame de Luz, jeune femme mariée depuis peu, s'y trouvait tous les soirs. Le comte se plaignait un jour du malheur qu'il avait de dormir la bouche ouverte, ce qui le réveillait trois ou quatre l'ois par nuit, et de la manière la plus désagréable. Un médecin allemand, qui amusait cette noble société, lui dit : « Je vais vous guérir, monsieur le comte, et avec une carte à jouer ; vous la roulerez, vous la placerez comme un tuyau de pipe dans le coin de la bouche, entre les lèvres, avant de vous livrer au sommeil. » Le soir, quand le jeu fut terminé, M. de Canaples faisant des contes et jouant avec les cartes, madame de Poitiers lui dit : « Tenez, comte, prenez ce valet de cœur qui vous guérira cette nuit. » Le lendemain, à la même heure, après la fin du jeu, et la même société se trouvant à peu près autour de la table, y compris madame de Luz, arrive de Versailles M. le baron de Luz. Après avoir dit les nouvelles, il ajoute : « Je suis ici de bonne heure aujourd'hui, mais hier je ne suis rentré chez moi qu'à cinq heures du malin. A propos, madame la duchesse, vous donnez des vices à ma femme ; elle devient une joueuse effrénée ; devinez ce que j'ai trouvé dans son lit : un valet de cœur 1 » Et le baron tire de sa poche et montre à la société stupéfaite le valet de cœur de la veille, roulé en tuyau de pipe. M. le baron de Luz commençait à remarquer le grand effet que produisait son histoire, mais madame la duchesse de Poitiers eut la présence d'esprit de l'emmener pour long- temps dans l'embrasure d'une fenêtre, sous prétexte de lui parler d'affaires à traiter à Versailles *. (1826.) 222 STENDHAL qu'à la fin je m'ennuyais moi-même. En revanche, une autre anecdote (l'abbé de Voisenon à minuit, la duchesse et le duc de Sône ^) n'a produit que l'effet d'une sottise ; un petit moment de silence après un long récit, et sur-le-champ parler d'autre chose. Ce dernier conte paraît-il tout à fait in- croyable, ou bien le duc de Sône leur semble-t-il un homme à mettre aux Petites-Maisons, et dont la sottise ne peut faire rire et n'est digne que de pitié ? Comme l'Italien ne rit jamais par politesse, il est plus indispensable qu'en France de proportionner le degré de comique de chaque anecdote, ou plutôt le degré de condescendance et de croyance d'un 1. Comme M. le duc de Sône* ne venait jamais voir sa femme le soir, elle recevait l'abbé de Voisenon. Il s'y trouvait une nuit dans un négligé assez embarrassant, lorsque tout à coup l'on entend venir le duc. « Nous sommes perdus ! s'écrie madame de Sône. — Nous sommes sauvés, reprend le petit abbé plein de sang-froid, si vous voulez bien faire semblant de dormir. » Et l'abbé se met à lire tranquillement. Le duc paraît sur la porte ; l'abbé, le doigt sur la bouche, lui fait signe de se taire et d'approcher sans bruit. Dès qu'il fut près du lit : « Vous êtes témoin, monsieur le duc, que j'ai gagné le pari : madame la duchesse, qui se plaint de ne jamais dormir, a gagé ce soir que je ne viendrais pas dans sa chambre à une heure du matin. J'ai enchéri, et j'ai dit que je me placerais dans son lit : m'y voici. — Mais est-il déjà une heure ? » dit le mari. Et il alla consulter une pendule dans la pièce voisine. Après quoi, toujours dans un profond silence, l'abbé se leva, s'habilla et s'en alla avec M. de Sône... « Qui le perça d'un coup de poignard une heure après, ajoute un Italien. — Pas le moins du monde. » Ce mot provoque le sourire de la plus parfaite incrédulité. (1826.) f ROME, NAPLES ET FLORENCE 223 instant, qu'elle réclame, au degré de gaieté et de brio qui règne dans le salon. J'ai lu tout ce qui précède à I\I. Gherardi, qui m'a juré que je me trompais entièrement ; que j'avais fait un roman ; que rien au monde ne ressemblait moins aux manières de Bologne. Que veut-on que fasse un malheureux voyageur ? Prévenir le lecteur, et ne rien changer. Puis-je sentir autrement que moi ? « Y a-t-il ici quelque chose contre l'honneur ? ai-je dit à mon mentor. — Je n'y vois rien que contre la vérité. » Rassuré par cette réponse, j'imprime dix ans après avoir écrit. ]\Iadame de Puisieux disait que chacun de nous connaît ses traits et non pas sa physionomie. Monsignor F... me disait ce soir : « Je ne sais pas si les Gaules ou les Espagnes ont été aussi malheureuses sous Néron que la Lombardie sous François d'Autriche *. Bel exemple, qui montre le ridicule des vertus domestiques dans un roi, surtout quand les journaux salariés veulent nous les donner en échange des vertus de son métier * ! Ah ! Dieu nous accorde un Napoléon *, quand il devrait chaque mois se donner le plaisir de tran- cher la tête lui-même à deux ou trois de ses courtisans ! » M""" F... me dit : « Quand je ne les vois pas, ma misanthropie s'exagère la méchanceté des hommes ; j'ai besoin d'avoir un logement sur la rue et non pas sur un jardin. » Il me dit : « Dans mon 22\ STENDHAL désespoir de rien trouver qui vaille, je me laisse donner mes amis par le hasard. » Ms' F... me prête la fort curieuse Histoire des ■Conclaçes, par Gregorio Leti. Des notes margi- nales, écrites en encre jaune, il y a plus de cent ans, apprennent que Gregorio n'a pas osé raconter tous les bons tours où le poison a joué un rôle. Ce sont les conclaves peints en beau, comme Voltaire a vu le siècle de Louis XIV, en niant l'empoisonnement de Madame. Je m'aperçois, en cherchant une date dans mon journal, un jour de pluie, que si les lettres que j'adresse à mes amis pour n'en pas être oublié, tombent dans les mains de quelques-uns de ces hommes à esprit sec, racorni, appris par cœur, les héros du bégueulisme, je leur ferai, à mon grand regret, un extrême plaisir. En aidant un peu à la lettre, on peut conclure de ce que j'ai dit, que tous les Italiens sont gens d'esprit, à l'exception des abbés. Rien n'est plus loin de la vérité. De Bologne au fond de la Calabre, c'est au contraire l'homme d'esprit de la famille que l'on fait prêtre ; car enfin quel bonheur d'avoir un pape ! Et Sixte-Quint commença par être gardeur de cochons. De droit, le frère du pape est prince, et son neveu ! On a l'exemple du duc Braschi. Le fait est que je n'ai recherché l'amitié et parlé ■que des personnes qui m'ont plu. !Mais il n'y a peut- ROME, NAPLES ET FLORENCE 225 être pas de pays au monde où les sots soient aussi bruts et aussi malappris. Les coups de bâton ne les corrigent point ; car la douleur physique d'un coup de bâton n'est pas bien forte. Les sots anglais sont peut-être les moins à charge de tous ; mais dans le pays du naturel, et où le savoir-çwre n'impose pas le même uniforme à tous les esprits, rien ne gêne le développement plantu- reux du sot italien. La naïveté qu'il met à vous conter ses bassesses incroyables amuse la première fois, ensuite révolte. Rien n'est plus incommode que la curiosité de crétin qui l'attache à l'étranger ; et, si vous le brusquez, cela peut passer pour un manque d'égards envers la société qui veut bien vous recevoir. Le sot épris d'une jolie femme qui le méprise, mais ne peut l'éloigner à cause de quelque lien de famille, est un être si nuisible, si méchant, si bas, qu'il donnerait des idées d'assassinat ; car il ne se relève que plus fier et plus dénonciateur auprès du mari, après les coups de bâton. Du moins c'est ce que m'a raconté l'aimable Valsantini ; car, dans ces affaires de galanterie, je n'ai point d'expé- rience. Je crois qu'il n'y eut jamais voyageur en Italie moins fortuné que moi, ou les autres sont bien menteurs. Les Napolitains se battent fort bien à l'épée ; l'éducation des hautes classes est souvent très distin- guée. (J'ai vu de jeunes princes ressembler à des Anglais.) Ces deux raisons rendent le sot importun Rome, Naples et Florence, I 15 226 STENDHAL moins fréquent à Naples qu'ailleurs. A Rome, l'opi- nion en fait justice et l'exile dans les cafés. En y réfléchissant, je vois que je n'ai pas connu un seul abbé qui fût un sot. Je ne parle pas des curés de campagne que la bonne compagnie enivre par plai- santerie, et encore plusieurs ont-ils le plus rare talent pour prendre des grives au rocolo. C'est un des plus vifs plaisirs de la Lombardie. Les dames raffolent des uzei colla polenta. On prend au filet, à la fin de l'automne, une immense quantité de petits oiseaux (uzei) qu'on sert en rôti sur une pâte jaune faite au moment même avec de la farine de maïs et de l'eau chaude. Cette polenta est pendant toute l'année la nourriture du paysan lombard. J'ai passé les plus agréables matinées au rocolo de M. Cavaletti, à Monticello, avec trois prêtres. Cet air délicieux du matin donne un accès de joie ani- male. Le soir, les délices et la joie du souper avec les uccelletti, la polenta et Ventrain général, semblent reculer les bornes de l'existence du côté des plai- sirs si vifs de la bête. Je voudrais voir un métho- diste anglais transporté au milieu d'une telle ivresse ; il éclaterait en injures ou irait se pendre (Voir Eus- tace parlant de la joie italienne). La bonhomie alle- mande ou suisse s'en accommode très bien ; plu- sieurs des symphonies de Haydn peignent ce genre de bonheur. Si j'avais le talent de madame Rad- clifîe *, quelle description je ferais de Monticello ! (près de Monte Yecchio, au nord de Monza). La ROME, NAPLES ET FLORENCE 227 sensation du beau vous y arrive par bouffées de tous les côtés ^. Il y a deux vers de Properce que j'ai oublié de citer, en parlant des amours italiens : Heu I maie nunc artes miseras hase secula tractant, Jam tener assuevit munera velle puer. Mais dans quel pays ne peut-on pas les répéter ? L'amour physique conduit à la cruelle vérité qu'ils rappellent, et c'est l'amour-passion qui en éloigne. Il faut deux ou trois ans aux dames italiennes pour s'apeicevoir qu'un très beau garçon peut n'être qu'un sot, comme ce n'est qu'au bout de deux ou trois ans qu'un homme d'esprit qui se met mal et remue gauchement peut passer à Paris pour n'être pas un sot. Toute la vivacité spirituelle de Bologne tient à la bonté du légat ; s'il a pour successeur un ultra, 1. Je voudrais que l'on pût n'imprimer que pour quarante personnes ; mais comment les deviner ? Madame Roland ne passait peut-être que pour une pédante aux yeux de ses amies, qu'elle choquait par ses sentiments. Le malheur, c'est que l'on connaît fort bien les personnes de qui l'on voudrait ne pas être lu ; et, comme on redoute pour ses sen- timents l'ironie qui les gâte, des êtres placés à l'autre extré- mité de l'échelle morale ont pourtant de l'influence sur nous. Que dis-je ? Le dégoût qu'ils inspirent porte quelquefois à un ton tranchant et dur qui peut choquer les âmes déli- cates. C'est ainsi que les flatteries de si mauvais goût sur Vhonneur national, qu'on lit tous les matins, entraînent quelquefois à énoncer durement les désavantages de la France. (1826.) 228 STENDHAL en six mois de temps ce pays peut devenir abomi- nable et fort ennuyeux. Je trouve que l'on n'y adore pas assez le cardinal Consalvi et le bon pape Pie VII, qui s'occupe de beaux-arts et de nommer des évêques. Je soutiens des thèses en faveur de ce sou- verain, ce qui n'est pas sans danger : c'est un étran- ger libéral qui a peuplé les cachots de Mantoue. L'Italien, si méfiant individuellement, pousse la confiance jusqu'à la duperie dès qu'il complote : société des Régénérateurs en Suisse, sous le minis- tère de M. Pasquier *. 6 janvier. — Le ton vantard et gascon qui, dans les armées de Napoléon, était si utile, et s'appelait la blague, a peu gâté les officiers italiens. Le jeune et beau capitaine Radichi * est aussi simple, aussi naturel dans ses façons, que si de sa vie il n'eût appliqué un coup de sabre, ni mérité une croix. Ce n'est que bien rarement que l'on entrevoit que, si on le fâche, il se fâchera ; cette sim2:)licité de si bon goût, ce me semble, me rappelle le brave Commo- dore américain Moris. Je m'accoste volontiers du capitaine Radichi ; et il voit tout le plaisir qu'il me cause quand il veut bien me faire une histoire. Hier soir, à deux heures du matin, en nous retirant, il me dit : « Le comte Radichi, mon oncle, était le plus doux des hommes. Un jour, à Bergame, c'est mon pays, un sbire le regarde avec attention, comme il passait. « Dieu ! que cet homme est laid ! » ROME, NAPI.F.S ET FLORENCE 229" dit mon oncle. Dès le lendemain, au casin des nobles^ il s'aperçut que ses amis avaient avec lui un ton singulier et un jieu sostenuto. Enfin, trois jours après, l'un d'eux lui dit : « Et le sbire ? Quand finis- tu cette affaire ? — Quelle affaire ? — Diable, re- prend l'ami d'un air sévère, est-ce que ça en restera là ? — Quoi, ça ? — Le regard insolent c[u'il t'a lancé. — Qui ? ce sbire de l'autre jour ? — Certai- nement. — Je n'y pense plus. — Nous y pensons pour toi. » « Enfin le plus doux des bommes fut obligé de marcber pendant trois jours avec un fusil à deux coups chargé à balles. Le troisième jour, il rencontre enfin, dans la rue, ce sbire qui l'avait re- gardé d'une manière inconvenante, et l'étend roide mort à ses pieds, de deux coups de fusil. Cela eut lieu vers 1770. Mon oncle alla passer six semaines en Suisse, et puis revint tranquillement à Bergame. Comme c'était un homme doux et humain, il fit du bien à la famille du sbire, mais en grand secret. Il eût été déshonoré et chassé du casin des nobles si l'on eût pu penser qu'il redoutait une vengeance et cherchait à la prévenir. Si le comte Radichi n'eût pas tué le sbire, il eût été ce cj[u'est dans le Nord un homme qui reçoit un soufflet *. » Le magnifique Corner, le noble Vénitien qui gou- vernait Bergame en ce temps-là et dirigeait la justice criminelle, pensait comme la société et n'eût plus admis chez lui le comte Radichi, s'il n'eût pas Rome, Naplf.s et Florence, I 15. 230 STENDHAL tué le sbire. Ce Vénitien était l'homme le plus gai ; tous les jours il jouait au pharaon jusqu'à quatre heures du matin, chez sa maîtresse, où il recevait toute la noblesse ; il donnait les fêtes les plus bi- zarres, mangeant chaque année deux ou trois cent mille francs de sa fortune, et, du reste, eût été bien surpris si on lui eût proposé de faire arrêter un noble, pour avoir tué un sbire ^. Milan, qui n'est qu'à dix lieues de Bergame, avait en horreur les coups de fusil tirés dans la rue. Aussi les nobles de Bergame méprisaient-ils la douceur des Milanais, et ils venaient au bal masqué de la Scala avec le parti d'y faire des insolences à tout le monde. « Allons à ]\Iilan donner des soufflets », se disaient -ils entre eux ; au moins, c'est ce que me raconte le capitaine Radichi. Depuis, Napoléon est venu repétrir tous ces caractères, et l'officier milanais, se battant à Raab ou en Espagne, a été brave comme l'officier de Bergame ou de Reggio ^. Chez le simple soldat italien, le courage militaire est un accès de colère, plutôt que le désir de briller 1. Les noms, les lieux, les dates, tout est changé ; il n'y a d'exact que le sens moral des anecdotes. Qu'importe à un étranger à deux cents lieues de distance, et après dix années d'intervalle, que le héros d'un conte s'appelle Albizzi ou Traversari ? Regardez, je vous prie, toutes les anecdotes comme de pure invention, comme des apologues. Celle-ci s'est peut-être passée à Trévise *. (1826.) 2. Le général Bertoletti*, si brave, est, je crois, de Milan. Pino a été aussi brave que Lechi ou Zucchi. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 231 aux yeux de ses camarades, et une pique d'amour- propre. Jamais l'on n'entend de plaisanteries sur le champ de bataille. 7 janvier. — Un de mes nouveaux amis me ren- contrant un de ces soirs, me dit : « Allez-vous quel- quefois, après dîner, chez la D... ? — Non. — Vous faites mal ; il faut y aller à six heures : qualche voila si busca una tazza di caffè (quelquefois on y accroche une tasse de café). » Ce mot m'a fait rire pendant trois jours. Ensuite, pour mortifier mon étrangeté, je me suis mis à aller fréquemment après dîner chez madame D... ; et, dans le fait, souvent, par ce moyen, j'ai épargné les vingt centimes que coûte une tasse de café. Hier, chez cette dame, on vint à discourir de la finesse des prêtres *, Je parlai à mon tour ; je plaidais le faux pour savoir le vrai, et disais sans doute force sottises ; car madame D..., impatientée, me prend à part et me dit : « J'ose compter sur votre parole d'honneur ; jurez-moi que tant que vivra M^' Codronchi, vous ne soufflerez mot du manuscrit que je vous remettrai demain matin à dix heures. » Je n'ai garde de manquer à ce rendez-vous, quoiqu'il n'y eût point de tasse de café à busquer. J'emporte précieusement chez moi un volume carré, petit in-4o, écrit avec de l'encre jaune ; car l'Italie ne sait pas faire de l'encre, mais elle sait l'employer. Il est impossible de montrer plus de finesse, et sur- 232 STENDHAL tout de moins parler en vain, que l'auteur de la vie anecdotique de M^"" Codronchi, grand aumônier du royaume d'Italie sous Napoléon. Jamais une phrase vague, jamais de ces considérations géné- rales et mortelles, par lesquelles nos petits histo- riens nous font si cruellement payer le plaisir d'avoir eu des hommes de génie. Dans les quatre cents pages du manuscrit, il n'y a pas un en effet ou un d'ailleurs inutile. Je conclus deux choses de ma lecture : \P Jamais, hors de l'Italie, on ne se doutera de l'art nommé politique ^ ; 2° Sans patience, sans absence de colère, on ne peut s'appeler un politique. Napoléon était bien petit sous ce rapport ; il avait assez de sang italien dans les veines pour voir les finesses, mais il était incapable de s'en servir. Il manquait d'une autre qualité principale du politique : il ne savait pas saisir l'occasion qui souvent n'existe que pendant quelques heures. Par exemple, pourquoi, en 1809, ne pas donner le royaume de Hongrie à l'archiduc Charles, et, en 1813, dix millionsàM.deMetternich*? Cette vie de M'^' Codronchi qui, depuis trente ans, est archevêque de Ravenne, rappellerait les meil- leurs portraits du duc de Saint-Simon, si l'auteur cherchait le moins du monde l'épigramme. Loin de là, il ne montre pas plus de haine pour le vice que de 1. Manière d'amener les autres à faire ce qui nous est agréable, dans les cas où l'on ne peut employer ni la force ni l'argent. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 233 penchant pour la vertu. Dans cet écrit, il n'y a rien de mis pour l'effet, mais il n'y a rien à rabattre ; c'est un miroir. 11 n'y a d'épigramme que dans l'idée d'écrire de tels détails. Si jamais on imprime l'épisode Malvasia *, le monde sera étonné ^ ; la lecture de cette vie fatigue ; jamais l'auteur ne cherche à amuser le lecteur. Par le conseil de M. Izimbardi, j'ai acheté cent cinquante volumes d'historiens italiens du moyen âge ; j'ai adopté trois guides pour me conduire dans ce labjTinthe : l'histoire de Pignotti, qui, à propos de la Toscane, est obligé de parler de toute l'Italie ; Carlo Verri * ; et enfin, pour la partie dogmatique de l'histoire des papes, YEsprit de VEglise, de M. de Potter. Les jours de pluie ou de luna (spleen), je lis une période de quarante ou cinquante ans, sui- vant les événements, dans ces trois guides ; ensuite je cherche dans les cent cinquante volumes tout ce qui a rapport à cette période. C'est une occupa- tion très attachante et qui fait bien contraste avec la vie tout en dehors d'un voyageur. J'ai abandonné Sismondi, comme ultra-libéral, et d'ailleurs ne voyant pas dans les incidents de l'histoire ce qui peint le cœur de l'homme ; c'est là, au contraire, 1. Je n'ai manqué à ma parole que pour le seul lord Byron.' Dans la chaleur de la discussion et pour lui prouver une théorie morale, j'eus la folie de raconter cet épisode à ce grand poète. Il me jura qu'il le mettrait en vers : je ne l'ai point trouvé dans Don Juan. Mgr Codronchi, homme supé- rieur, vient de mourir en 1826. (Note de 1826.) 234 STENDHAL tout ce qvii m'intéresse. J'ai eu plus de peine à me détacher de Muratori ; mais enfin c'est un prêtre, et j'ai fait vœu de ne jamais croire un prêtre qui écrit l'histoire, de quelque religion qu'il fût. Par cette étude du moyen âge, chaque ville et presque chaque village où je passe devient intéressant. On a raconté toute la soirée, chez madame Filicori, des anecdotes de vengeance. J'ai été frappé du récit suivant qui ne se trouve que dans un livre peu lu ; rien n'est plus vrai. « En Piémont, le hasard m'a fait l'involontaire témoin d'un fait singulier ; mais alors j'ignorais les détails. Je fus envoyé avec vingt-cinq dragons (c'est le capitaine Boroni qui parle) dans les bois le long de la Sesia, pour empêcher la contrebande ; en arri- vant le soir dans ce lieu sauvage et désert, j'aperçus entre les arbres les ruines d'un vieux château ; j'y allai : à mon grand étonnement, il était habité. J'y trouvai un noble du pays, à figure sinistre, un homme qui avait six pieds de haut, et quarante ans : il me donna deux chambres en rechignant. J'y faisais de la musique avec mon maréchal-des- logis : après plusieurs jours, nous décou\TÎmes que notre homme gardait une femme que nous appe- lions Camille en riant ; nous étions loin de soup- çonner l'affreuse vérité. Elle mourut au bout de six semaines. J'eus la triste curiosité de la voir dans son cercueil ; je payai un moine * qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de l'eau bénite,. ROME, NAPLES ET FLORENCE 235 il m'introduisit dans la chapelle. J'y trouvai une de ces figures superbes *, qui sont belles même dans le sein de la mort : elle avait un grand nez aquilin dont je n'oublierai jamais le contour noble et tendre *. Je quittai ce lieu funeste ; cinq ans après, un déta- chement de mon régiment accompagnant l'empe- reur à son couronnement, comme roi d'Italie, je me fis conter toute l'histoire. J'appris que le mari jaloux, le comte ..,, avait trouvé un matin, accro- chée au lit de sa femme, une montre anglaise appar- tenant à un jeune homme de la petite ^dlle qu'ils habitaient. Ce jour même il la conduisit dans le château ruiné, au milieu des bois de la Sesia. Il ne prononça jamais une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui présentait en silence la montre anglaise qu'il avait toujours sur lui. Il passa près de trois ans seul avec elle. Elle mourut enfin de désespoir, à la fleur de l'âge. Son mari chercha à donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa à Gênes, s'embarqua, et l'on n'a plus eu de ses nouvelles *. » [De V Amour, tome I^^, page 129.) Je reviens d'une course aux bains de la Poretta. J'ai une provision de miracles * et d'anecdotes ; mais mon imprimeur ne se soucie pas d'imprimer les plus piquantes. Le voyageur qui ne sentira pas la vérité de ces paroles d'Alfieri ne comprendra jamais ce pays : « Che più ? La moderna Italia, nell' apice délia 236 STENDHAL « sua viltà e nullità, mi manifesta e dimostra an- ce cora (e il deggio pur dire ?) agli enormi e sublimi « delitti che tutto di vi si van commettendo, « ch'ella, anche adesso, più che ogni altra contrada « d'Europa abbonda di caldi e ferocissimi spiriti a « cui nulla manca per far alte cose, che il campo e i « mezzi ^. » [Il Principe e le Lettere, p. 325.) Ce ne sont pas les actions plus ou moins utiles aux hommes, c'est l'accomplissement scrupuleux des rites *, qui, en ce pays, conduit au bonheur éter- nel. L'Italien sent et croit qu'on est heureux ici-bas en satisfaisant ses passions, et dans l'autre vie, pour avoir satisfait aux rites. Les moines mendiants forment la conscience du bas peuple, et le bas peuple recrute le corps des laquais et des femmes de chambre qui forment la conscience des nobles. Heureuses les familles pauvres où la servante unique vit avec les 1. « Que dirai-je enfin ? L'Italie moderne, arrivée au « comble de la nullité et de l'abaissement, me démontre « encore (grand Dieu ! dois-je le dire ?) par les crimes exé- « crables et pourtant sublimes que chaque jour voit com- K mettre, qu'elle abonde, même aujourd'hui, et plus qu'au- « cun autre pays de l'Europe, en âmes ardentes supérieures « à toute crainte, et à qui rien ne manque, pour s'immorta- K liser, qu'un champ de bataille et le moyen d'agir. » Remarquez la longueur de cette phrase ; c'est le défaut de la prose italienne, que Boccace forma sur le modèle de la prose de Cicéron. Alfieri dit ailleurs : « La planta uomo nasce più rohusta qui che altrove. » (La plante homme naît plus vigoureuse en Italie que partout ailleurs.) Rien n'est plus véritable. Donnez pendant vingt ans un Napoléon * aux Romains, et vous verrez. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 237 maîtres, et d'ailleurs est trop occupée pour jaser avec les enfants ! Un homme sage de ce pays qui a des enfants, s'il a la folle envie de n'avoir pas l'àme navrée par leurs sottises, à dix-huit ans, doit prendre des domestiques allemands, ou au moins des La- ghistes (riverains du lac de Corne et du lac Majeur). Le crime est aussi rare à Pallanza ou à Bellagio qu'en Ecosse. Les préjugés donnés par de bons Allemands étant différents de ceux du pays prendront moins sur l'esprit des enfants. 11 y a quinze jours que, près de la Poretta, le peuple d'un village était terrifié à la lettre par un spectre noir qui se montrait dans les airs. Les par- tisans des Français niaient le spectre et passaient pour des impies qui attireraient des malheurs au pays ; et, ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'ils ne niaient que du bout des lèvres. L'immense majorité mourait de peur ; ce dont les prêtres * profitaient pour faire des allusions à la fin du monde. L'n peu plus, et ce peuple, dont l'âme a été pétrie par les moines mendiants *, devenait fou. Les paysans ne labouraient plus que le nez en l'air, pour voir si le diable ne venait point les enlever. Force messes furent dites, force scapulaires portés par les bûche- rons * ; car cette classe estimable semblait surtout menacée par le spectre. Deux de ces bûcherons auxquels j'ai parlé chez M. R..., sont les plus madrés du monde : on voit, s'il s'agit de faire un marché, qu'ils connaissent le cœur humain 238 STENDHAL mieux cent fois que nos paysans français. Mais depuis six siècles le caractère national est empoisonné par les moines mendiants. Ici, une jeune femme qui rencontre un moine, s'arrête pour lui baiser la main ! J'ai vu cent fois ce spectacle et les yeux bril- lants du moine. Le spectre dont je parlais, après avoir été l'occasion de plus de cent messes, fut tué d'un coup de fusil ; car c'était un aigle de première grandeur qui cherchait à enlever des chevreaux. Ces bûcherons, si fins, n'avaient pas reconnu un aigle. Je tremble pour le sort futur de l'Italie. Ce pays aura des philosophes comme Beccaria, des poètes comme Alfieri, des soldats comme Santa Rosa : mais ces hommes illustres sont à une trop grande distance de la masse du peuple. Entre l'état actuel et le gouvernement de l'opinion, il faut un Napo- léon *, et où le prendre ? M. de Metternich a raison (une raison de barbare si vous voulez) ; mais il ne ment pas en avançant que le gouvernement de l'opinion ou des deux Chambres n'est pas un véritable besoin pour l'Italie ; ce n'est un besoin que pour quelques âmes généreuses qui ont vu les pays étrangers ou lu des voyages. Et encore ces âmes délicates, arrivées au fait et au prendre, s'amusent à exprimer de beaux sentiments, comme des Girondins, et ne savent pas agir. Je ne vois nulle part des Mirabeau, des Danton, des Carnot. Quoique je naie pas mission pour approximer le ROME, NAPLES ET FLORENCE 239 moins du monde l'économie politique, je note le fait suivant : Une maison de commerce vient d'acheter d'a- vance une certaine chose appartenant au gouver- nement papal, laquelle je ne puis autrement dési- gner. Elle a payé un million trois cent mille francs. C'est au fond un emprunt que vient de faire le gou- vernement papal de Bologne ; mais le curieux, c'est l'histoire de cet emprunt : cela vaut mieux qu'une anecdote galante. Cinq ou six vieux personnages ont été gagnés, non par leurs maîtresses en titre, mais par de jeunes personnes qui, on l'aurait juré, ne leur avaient pas parlé quatre fois en leur vie. La finesse des banquiers a tout découvert. C'est à M. Gherardi que je dois tous ces détails fort co- miques pour moi, parce que je connais les acteurs ; la comédie est toute faite, et une belle comédie en cinq actes, pleine de caractères non dessinés jus- qu'ici, et sans amour fade. Il ne manque plus qu'un poète pour oser l'écrire ; mais à ce poète je conseille- rais de se bien cacher. M. Gherardi et moi avons calculé les droits de commission, les droits d'escompte et le droit de courtage, touché par un associé de la maison ; tout cela, réuni à l'intérêt avoué, fait quatorze pour cent par an. M. Gherardi est d'avis qu'aucun des prêtres, d'ailleurs si fms, intéressés dans cette affaire, ne sait assez d'arithmétique pour faire ce calcul, qui nous a pris dix minutes. 240 STENDHAL Beaucoup de petits capitalistes vivent ici en prê- tant de l'argent sur nantissement, au moment de la récolte des vers à soie. Au bout de trois mois ou cinquante jours, les paysans leur rapportent leur somme avec un intérêt de neuf pour cent. A Milan, les faiseurs d'affaires de ce genre s'ap- pellent brou-brou. Ils ont fait leur nid avec beaucoup d'adresse derrière le Code civil de Napoléon et le Code autrichien. Ici, dans les grandes circonstances, quand vous êtes victime d'une coquinerie trop forte, votre confesseur vous ménage un accès auprès du cardinal-légat ou de l'archevêque. Vous vous jetez aux pieds de V éminentissime, et il fait peur au brou-brou. (J'ignore le nom bolonais de cet animal.) S'il s'agit d'un mariage, au nom du scandale pro- duit, l'archevêque fait peur au père du jeune homme. Ce pays rappelle Gretna-Green *. Deux amants donnent dix écus à un prêtre qui les marie * dans une église de village, et le mariage est valide ; car, quel que soit le prêtre, la di gnité du sacrement * est intervenue. (Heureusement l'archevêque actuel et le légat sont des modèles de vertu, et point galants.) Un brou-brou de mes amis, à Milan, se félicitait de voir la mise en activité du Code autrichien. Ce code porte la marque du pays de fabrication ; il est rempli d'une candeur bête qui donne beau jeu à la finesse italienne. Pour condamner à mort un bri- gand atroce, comme Gerini, il faut son aveu. J'ai écrit au propriétaire d'une terre qui est à ROME, >APLES ET FLORENCE 241 vendre, entre Bologne et Ferrare. Il y a une maison fort belle ; cette terre rapporte dix-huit mille francs de rente net, impôts payés * : on en demande cent quatre-vingt mille francs, et on la laisserait pour cent cinquante mille. Mais à combien de vexations un malheureux propriétaire n'est-il pas en butte ^ ! Pour être propriétaire en ce pays, il faut avoir un titre et un grand nom. 8 janvier. — Peu de jouissances de musique ici ; les belles voix sont ailleurs. J'ai été tout à la société et à la peinture. Grâce à de sages conseils, je me suis lié d'abord avec les hommes. Ma plus belle conquête, c'est M^' le cardinal Lante, légat de Bologne, c'est-à- dire vice-roi tout puissant. Je n'avais parlé de ma vie qu'au cardinal M..., qui m'avait semblé commun et souvent grossier. Le cardinal Lante est au contraire un grand seigneur, obligé seulement par son habit noir à passe-poils rouges, à certaines convenances qui ne le gênent pas deux fois par soirée. Je compare, dans mon esprit, ce grand seigneur italien à l'ai- mable général Narbonne, mort à Wittemberg, ou à tel grand seigneur empesé de la cour de Napoléon. Quel naturel ! quelle aisance dans les façons de M'-'"' le cardinal Lante ! Son frère est duc à Rome, et lui a le pouvoir ici. 1. Voir les Débats du 28 mars 1826, qui peignent les ennuis d'un propriétaire à cinquante lieues de Paris ; jugez de ce qui se passe à six lieues de Ferrare* ! (1826.) Rome, Naples et Florence, I 16 242 STENDHAL Je n'ai presque pas trouvé de fats, à mon grand regret. Je suis contrarié quand je n'ai pas un ami fat à qui montrer mon nécessaire, cette caisse pesante qui n'est bonne qu'à me faire honneur en pays étranger. La race des fats anglais et français, ces gens nés pour s'habiller, galoper d'une certaine manière, et paraître dans les lieux approuvés par le bon goût, n'a pas encore passé le Pô. Raconter ses bonnes for- tunes rend peut-être un homme désirable dans le pays de la vanité ; ici, cette indiscrétion le perd : je ne trouve pas de mot bolonais pour traduire fat. Ici les fats sont, comme parmi les paysans de tous les pays, de beaux garçons, fiers de la figure que le ciel leur a donnée, et qui, à l'approche d'une jolie femme, relèvent la tête et marchent fièrement. Les femmes parlent avec beaucoup de candeur de l'amour et du genre de beauté qui leur plaît. Un de ces beaux jeunes gens approche-t-il du groupe, à l'instant elles deviennent de la plus haute réserve, tant l'ins- tinct féminin sent le prix de la moindre familia- rité. Il ne faut pas se figurer que rien soit donné à l'étourdie et par abandon, mille fois moins qu'en France. On sent le prix extrême du peu que l'on accorde. Cette réserve subite m'a semblé quelquefois presque indécente. Au milieu d'une discussion où l'on semblait oublier la différence des sexes, elle avertit que c'est l'idée dominante. L'Italien le moins galant, un savant de quarante ROME, NAPLES ET FLORENCE 243 ans, sent ici, comme par instinct, comment il est avec une jeune fille de dix-huit ans à laquelle il n'a pas parlé dix fois. J'ai observé chez les trois ou quati'e jolis garçons faisant fonctions de fat à Bologne, que les petits soins de la mise soignée, occupation chérie de l'être flegmatique et vaniteux dans le Nord, sont ici le plus pénible devoir. Hier je suis rentré chez un fat avec lui, à huit heures du soir ; il voulait s'habiller pour venir avec moi chez madame B..., aimable Française aveugle ; jamais il n'en a eu le courage, et je l'ai accompagné directement chez sa maîtresse, où je l'ai rejoint une heure après. La grande affaire du héros de Bond-Street est de clouer une affectation à l'action la plus simple. Cette action a-t-elle quel- que importance, il ne songe qu'à se donner l'air de la mépriser. Passé Milan, je n'ai plus vu ce genre-là. Ici de beaux jeunes gens sautent des fossés à cheval ; mais ils mettent toute la joie et l'importance pos- sible à bien sauter ^. 1. Ce n'est qu'en voyage ou lorsque les accidents sont à redouter, que l'Italien descend aux précautions ; mais alors les précautions ne le distraient pas de sa rêverie ou de sa passion, elles deviennent l'objet de sa passion. L'auteur a besoin de toute l'indulgence du lecteur ; souvent on trouvera des contradictions apparentes, telles que celle-ci, et même des fautes plus graves. L'auteur n'avait pas six volumes à sa disposition en traçant ces notes rapides. Il a fort peu de mémoire : ce voyage n'est donc qu'un recueil de sensations, où les doctes pourront relever mille erreurs. La malle de i'auteur a été visitée vingt et une ou vingt-deux fois. L'aspect 244 STE>DHAL Je ne trouve pas en Italie de femmes qui aient habituellement de V humeur, comme j'en ai vu dans le Nord, et, par exemple, à Genève ^. Ici la plupart des femmes suivent le système de conduite qu'elles croient sincèrement le chemin du bonheur. Voilà une phrase bien ridicule ; elle dit une fausseté. On voit qu'elle est écrite par un homme du Nord ; je la laisse comme exemple du danger que je côtoie sans cesse : une Italienne est bien loin de suivre un système de conduite. Ce mot sent d'une lieue le pays protestant et triste. Qu'elle ait un amant ou qu'elle n'en ait pas, une femme de ce pays, depuis seize ans jusqu'à cinquante, est la proie de huit ou dix idées dominantes qui durent chacune dix-huit mois ou deux ans. Ces passions la subjuguent, l'occupent entièrement et l'emjsêchent de sentir que la vie s'écoule. Une femme qui aurait habituellement de l'humeur ne verrait personne autour d'elle, de quelque fortune qu'elle pût disposer par son testa- ment.* Elle n'aurait tout au plus que des prêtres d'un livre irrite le douanier, qui est censé savoir lire, et qui se voit tancer trois fois par mois pour avoir laissé passer un Compère Mathieu sous le faux titre de Vie de saint Am- broise. A la douane de Mendrisio, je fis cadeau de tous mes livres au douanier étonné. Dans chaque ville, j'achète sept à huit volumes, qu'en partant je dépose chez le maître de l'hôtel. Les livres italiens imprimés en Italie voyagent par le rou- lage dans une caisse à part, et jusqu'ici on ne les a pas arrêtés. (1826.) 1. Primjaced women. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 245 qui viendraient pour dîner*. Dix-huit fois sur vingt, quand vous dites à un Italien : k Pourenables, comme dans les comédies de Picard, c'est-à-dire jamais individuels. Nos conteurs ne sont pas peintres ; ils construisent de la philosophie contemporaine (ceci est un mot de mathématiques), et par conséquent n'apprennent rien au philosophe. Leurs histoires sont le contraire du Pecorone * ou de la Vie de Benvenuto Cellini *. C'est le livre qu'il faut lire avant tout, si l'on veut deviner le caractère italien. Le cardinal Lante est un homme de beaucoup d'esprit, et cependant je remarque que souvent ses anecdotes manquent de chute piquante. L'anecdote, en Italie, se contente souvent de peindre d'une manière forte, mais cor- recte et non exagérée, une nuance de sentiment. Si j'avais un secrétaire ce soir, je dicterais un volume de tout ce que Son Eminence m'a dit de 1. L'homme vendu dit au libéral : « Si vous feignez de préférer à votre propre fortune les avantages de tous, c'est que vous n'avez aucune chance d'obtenir un bon lopin du budget. ') C'est pour éviter cette objection que je me suis servi d'un sentiment bas. (1826.) 252 STENDHAL caractéristique sur les femmes dont la beauté ou la physionomie m'intéresse ^ ; par exemple, celle dont je n'ai pu apprivoiser l'amant, la marchesina A'ella. Un homme en était éperdument amoureux ; c'était un avocat génois qui venait de lui faire gagner un procès considérable, et qui, pendant six mois, l'avait vue tous les jours. La veille du départ de ce pauvre amant qui, après mille retards, retournait à Gênes, voyant sa passion sans espoir, comme il était dans le salon à pleurer en silence, Nella prend un flambeau et lui dit : « Suivez-moi... » Malheur de cet homme *. Il n'y a peut-être pas une femme d'esprit à Bo- logne qui n'ait aimé d'une manière originale. Une des plus belles s'est tout à fait empoisonnée, parce que son amant lui préférait une dame russe. Elle a été sauvée, parce que cette nuit-là le feu prit à sa maison. On la trouva déjà privée de sentiment dans sa chambre remplie de vapeur de charbon. Un serin dans sa cage était tout à fait mort ; ce qui, le lende- main, produisit un sonnet en bolognese. Excepté en matière d'argent, l'insouciance de l'avenir est un grand trait du caractère italien ; toute la place est occupée par le présent. Une femme est fidèle à son amant qui voyage, pendant dix-huit mois ou deux ans ; mais il faut qu'il écrive. Meurt-il, elle est au 1. Le cardinal Lantc a été * le dernier homme de sa robe qui se permît des propos peu graves. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 253 désespoir, mais par l'elTet de la douleur d'aujour- d'hui et non en pensant à celle de demain. De là le manque de suicides par amour. C'est une maxime })arml les amants, que, lorsqu'on va passer quelques mois loin de sa maîtresse, il faul la ({uitter à demi brouillé. A Bologne, l'amour et le jeu sont les pas- sions à la mode ; la musique et la peinture, les délas- sements ; la politique, et, sous Napoléon, l'ambition, le refuge des amants malheureux. Mais les anec- dotes qui prouvent tout cela et qui me font un plai- sir extrême, à moi curieux, sembleraient plates et sans sel au nord des Alpes. Elles peignent peut-être avec vérité des âmes singulières ; mais il ne faut pas être singulier. L'on me nierait mes faits tout simplement, et l'on s'écrierait ensuite qu'd y a bien un peu de mauvais goût à raconter de telles choses. La société de Paris déclare de mauvais goût tout ce qui est contre ses intérêts. Or, décrire d'autres manières sans les blâmer, peut faire douter de la perfection des siennes. La société est bien moins francisée ici qu'à Milan ; elle a bien plus de raciness italienne *, comme dirait un Anglais : je trouve plus de feu, de vivacité, plus de profondeur et d'intrigue pour arriver à ses fins, plus d'esprit et de méfiance. Mais c'est, je crois, pour la vie que je suis amou- reux des façons naïves des heureux habitants de Milan. J'ai senti en ce pays-là que le bonheur est contagieux. D'après ce principe, je cherche quel est. 254 STENDHAL à Bologne le degré de bonheur des basses classes. Je me suis lié avec un curé de la ville, qui me répond parce qu'il voit le légat me parler ; il me prend sans doute pour quelque agent secret. Avant 1796, on commençait à soupçonner à Milan ce que c'est que la stricte impartialité et la justice. Malgré tout ce qu'a fait Napoléon, cette idée n'a pu encore franchir l'Apennin (la Toscane exceptée, bien entendu). Les coquineries incroyables faites à Rome du temps du pape Pie VI (affaire Lepri), par les premiers ministres successifs, leurs favoris et les favoris de leurs favoris, forment le magasin d'anecdotes que l'on répète sans cesse à Bologne. Le jeune homme de dix-huit ans, entrant dans le monde, est sur-le-champ corrompu, quant à la probité, par ces anecdotes ; ce sont elles qui font sa seconde éducation. Le bas peuple, tel que mon ami le marchand de salame ^, en est encore aux anecdotes bien pires du xvii^ siècle. Pour réussir, il s'agit, à Bologne, de plaire à la personne qui, pour le moment, a le pouvoir : non eu l'amusant, 1. C'est un charcutier de la place de Saint-Pétrone, puis- qu'il faut l'avouer. A Milan, je faisais souvent la conversa- tion avec M. Veronese, cafetier sur la place du Dôme. M. Ve- ronese ayant gagné beaucoup d'argent avec les Français, sur-le-champ acheta de superbes tableaux. Il n'y a pas jusqu'au tailleur dont je me servais qui ne fît collection des belles estampes de M. Anderloni. Cherchez à Paris le pendant •de MM. Veronese, Ronchetti et le tailleur, et ne vous fâchez plus quand on appelle l'Italie la pairie des arts. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORE^CE 255 mais en lui rendant quelque service. Il faut donc connaître la passion dominante de l'homme qui a le pouvoir : et souvent il nie cette passion : car il est homme, mais il est prêtre. La connaissance du cœur humain est donc nécessairement bien plus avancée dans le pays papal qu'à New-York, où je suppose que la plupart des choses se font légalement et honnêtement. Certes, il doit y être beaucoup moins important de connaître la passion domi- nante du shérif, qui, d'ailleurs, est invariablement : gagner de l'argent par des moyens honnêtes. Cette profonde connaissance de l'homme n'est rien moins qu'agréable, c'est une vieillesse anticipée : de là le dégoût des Italiens pour la comédie de caractère, et leur passion pour la musique qui les enlève hors de ce monde et les fait voyager dans le pays des illusions tendres. Il est un pays * où c'est en men- tant huit fois par four, et pendant trois ans, que l'on se rend digne d'une place de douze mille francs : quel genre d'esprit doit briller en ce pays ? L'art de parler. Aussi tel ministre y est-il admiré, parce qu'il peut parler sur tous les sujets, élégamment et sans rien dire, pendant deux heures. L'abbé Raynal fut le bienfaiteur de la haute Italie ; Joseph II lut son livre par hasard, et, depuis ce prince, les prêtres sont réduits à leur juste degré d'importance dans l'Italie autrichienne. A Ve- nise, ils étaient encore plus savamment comprimés depuis l'immortel Fra Paolo. 256 STENDHAL C'est uniquement à cause de cette circonstance qu'en 1817, la masse du peuple est plus heureuse à Milan et à Vérone qu'à Bologne ou à Ferrare. A l'égard de toutes les personnes qui ont de l'ai- sance, c'est-à-dire cent louis de rente, la tyrannie est plus visible et plus incommode à Milan et à Venise. Elle s'exerce sur les pamphlets venant de Paris, sur les propos tenus dans les cafés, sur les réunions de gens mal pensants ; mais beaucoup de presbytères de campagne n'y sont pas le centre d'intrigues de libertinage souvent atroces, et qui portent le malheur profond et la rage impuissante, suivie la jîlupart du temps de la scélératesse, dans la moitié des maisons du petit village. Telle est la cause secondaire du nombre de brigands enragés qui infestent l'Etat de l'Eglise. La première cause, <;'est que l'industrie y est mal récompensée. Pour faire fortune, il faut non travailler constamment et économiser cent écus chaque année, mais avoir une jolie femme et acheter la faveur d'un moine. Et ce n'est pas d'hier qu'il faut suivre ce chemin infâme ; il y a déjà trois cents ans : depuis qu'Alexandre VI et son fds César Borgia domptèrent par le poison Astor et les autres petits tyrans des villes de la Romagne (1493-1503). Nous avons vu qu'à moins substitutions et les évoques qui ravalent tellement le cœur du peuple anglais, qu'il faut encore des coups de bâton à leurs soldats. — « Vous oubliez que les évêques ont persécuté Locke, et que l'étude de toute logique est sévère- ment prohibée, et avec raison, par l'opinion aris- tocratique. On n'étudie à Oxford que la quantité des mots grecs qui entrent dans le vers saphique ^. »• Si vous dites ici, en parlant de quelqu'un : « C'est un homme d'esprit », tout le monde s'attend à des actions et non à des paroles. A-t-il gagné deux mil- lions depuis six mois ? Quoique déjà d'un âge mûr, 1. Au parlement, le 13 avril 1826, M. Abercrombie de- mande à améliorer le mode de représentation d'Edimbourg.. Cette ville a cent mille habitants, et ses députés au parlement sont désignés par un conseil municipal de trente-trois per- sonnes, dont dix-neuf nomment leurs successeurs. M. Can- ning répond qu'il s'opposera toujours à toute réforme, etc. Les élections de Lyon sont exemptes de cette difformité. (1826.) Rome, Naples et Florence, I 17, 262 STENDHAL a-t-il fait la conquête de la plus jolie femme du pays ? L'esprit amusant est flétri du nom de bavar- dage (è un chiacchierone). Le mécanisme social qui a produit cette opinion est bien simple. Si cet esprit avait quelque profondeur, l'homme d'esprit irait mourir au château de San-Leo, dans l'Apennin, à cinquante milles d'ici, où jadis l'on étouffa Ca- gliostro. Les passants entendirent ses cris de la route, à deux cents pas du château-fort. L'esprit sans profondeur ne peut être que de la satire plus ou moins aimable. Or les gens qui gagnent des mil- lions ou de jolies femmes, et qui, étant heureux, sont, après tout, ceux aux dépens desquels l'esprit plaisant pourrait s'exercer, s'entendent pour décré- diter le plaisant et ne plus l'inviter. Pour avoir des mots heureux, il faut beaucoup parler : voyez les gens d'esprit de Paris. Ici, personne ne veut beau- coup écouter ; qui aurait l'esprit de briller, l'emploie à conquérir. Un de ces soirs, Frascobaldi me dit en sortant de chez madame Pinalverde : « Demain, je n'irai pas dîner avec vous à «San Michèle (c'est une au- berge) ; aujourd'hui j'ai été plaisant, j'ai dit de bons mots en parlant à don Paolo : cela pourrait me faire remarquer ^ *. » Comparez cette manière de voir à celle d'un Fran- 1. Se faire remarquer est toujours dangereux, que les re- marquants tiennent à la police * ou soient tout simplement des hommes de la société. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 263 çais de trente-six ans, et millionnaire. Ajoutez à ces qualités que FrascoLaldi n'est rien moins que sot ou timide ; né avec douze cents francs de rente, il a fait sa fortune en cet heureux pays, et le connaît parfaitement. Ne vaut-il pas mieux, pour qui aime les curiosités morales, voyager en Italie qu'aux îles de la Cochinchine ou dans l'état de Cincinnati * ? L'homme sauvage ou peu raffiné ne nous apprend sur le cœur humain que des vérités générales qui, depuis longtemps, ne sont plus méconnues que par des sots ou des jésuites. Le mot de Frascobaldi m'a éclairé sur mon bonheur ; à cause de ce mot, je ne me suis pas impatienté en trouvant encore aujour- d'hui sur la poussière des marbres de ma chambre des mots que j'y ai tracés il y a trois jours. Je flânais avec ce même Frascobaldi sous le long portique qui borde au midi la place de Saint-Pé- trone, c'est le boulevard de Bologne. Je dis, en regardant certaines estampes : « Mon Dieu ! que c'est mauvais ! » — « Ah ! que vous êtes bien de votre pays ! » me répond Frascobaldi, qui ce jour-là était d'humeur parlante et raisonnante, chose rare. « Ces estampes se vendent six paules (trois francs dix-huit centimes), elles sont pour des gens grossiers ; voulez-vous que tout le monde ait autant de tact que nous ? Si toute la terre était couverte de hautes montagnes, comme le Mont-Blanc, elle ne serait qu'une plaine. Dans tous les genres, vous autres Français, vous vous 264 STENDHAL fâchez de ce qui est déi^laisant, et prenez la peine de faire des épigrammes ; nous, nous avons l'habi- tude de détourner la tête ; et cette habitude est si rapide, qu'on peut dire que nous n'apercevons même pas la grossièreté d'un fat ; c'est que nous avons l'âme plus délicate que vous. La vue un peu intime d'un sot m'empoisonne jusqu'à la révolu- tion morale qui suit le prochain repas ; mais à vous autres, la vue du sot vous est nécessaire pour débiter vos épigrammes *. Tanto megUo per voi, ajoute-t-il d'un air froid, toute l'Europe dit que vous avez plus d'esprit que nous. » Hier, Frascobaldi me dit : « Nous avons l'habi- tude, dans la rue, de ne jamais regarder un passant plus haut que la poitrine : on trouve tant de per- versité et de sottise dans les yeux de l'homme ! Pour moi, je ne remonte jusqu'à la figure d'un in- connu, que si je vois sur son habit la Couronne de fer, » Je lui fis exprès l'éloge d'un beau parleur ; à la fin il me répondit : sote de 1826.) 280 STENDHAL trouve, disent-ils, des solécismes et des barbarismes à faire fouetter un écolier. Je croirais assez que les Italiens savent le latin ; dans tous les cas, ils ne sauraient être aussi ignorants que MM. Langlès et Gail. On n'a pas répondu à la charmante lettre de M. Courier à l'Académie des inscriptions ; il paraît que l'intrigue seule règne à l'Institut, et qu'il n'y a de vrais savants qu'à l'Académie des sciences ^. Qu'un homme, après s'être permis de certaines démarches acerbes, obtienne un grand titre et vm million, à la bonne heure : la société ne peut éviter cet homme-là ; mais des gens qui s'enfoncent dans la boue à cinq cents francs par mois * ! Pendant que ces idées littéraires me poursuivaient. Son Eminence parlait de certains hommes de lettres de Florence ; mais que me fait leur vanité prétentieuse ! C'est comme chez nous ; ensuite leurs noms me sont aussi inconnus que le sont à vingt lieues de Paris ceux de MM. les membres de l'Académie fran- çaise. « A Florence, continuait M. le cardinal, tout le monde est plus ou moins homme de lettres. Les Florentins disent au reste des Italiens : « Vous « autres, vous avez peut-être quelque esprit, mais « ce n'est qu'à Florence qu'on sait écrire ; non seule- 1. Un ami m'écrit qu'on trouvo à l'Académie des inscrip- tions trois ou quatre hommes dignes d'être les collègues des Coray et des Ilaase. (182G.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 281 « ment la patrie du Dante est à la tète de la littéra- « ture, mais elle est toute la littérature. » Or, ajoute le cai'dinal, il y a peut-être cinquante ans qu'aucune idée nouvelle ne s'est fourvoyée dans la tête d'un Florentin ; leur grande affaire, c'est de chercher à modeler leur style sur la manière dont on écrivait la prose à Florence vers l'an 1400. A cette époque, les deux tiers des idées qui nous occupent aujourd'hui n'étaient pas nées : la légitimité, l'art d'imprimer, le gouvernement représentatif, l'économie poli- tique, l'Amérique, le crédit d'un ministre pour faire des emprunts ou acheter des votes, etc., etc., toutes ces choses étaient encore dans le sein de l'Eternel, Or le bon Florentin veut parler de tout cela avec les mots et les tours de phrase dont se serv^aient les Toscans du xv^ siècle. Vous autres Français, vous dites d'un homme qui entre dans un salon d'une façon brusque : Il est arrivé comme une bombe. En 1400, ou l'on n'avait pas encore remarqué cette nuance, ou bien on l'exprimait autrement. Voilà ce que les pauvres gens de lettres de Florence n'auront jamais l'esprit de comprendre. A Milan, quand l'empereur Napoléon créa un ministre de la marine et un directeur de la police, on ne put jamais trouver à ces fonctionnaires des noms italiens : minisfro délia marina veut dire ministre du rivage, et direttor di polizia, directeur de propreté. J'ai pris des exemples où la nuance de nouveauté est visible à tous les yeux ; mais je gagerais, ajoutait 282 STENDHAL Son Eminence, que parmi toutes les phrases qui ont été dites ce soir dans ce salon, vous n'en trou- veriez peut-être pas cinquante qui ne présentent quelque légère nuance des idées nouvelles posté- rieures à l'an 1400. Eh bien, messieurs, il n'y a pas une de ces idées qui, par quelque coin, participent à ce qu'on a fait de neuf depuis quatre siècles, qui, si elle passait sous la plume d'un Florentin, ne lui fournît l'occasion de faire une sottise. Sans cesse nos maîtres de Florence se travaillent le cerveau, non pour penser juste, non pour trouver quelque aperçu nouveau, mais pour faire une traduction impossible. Comment rendriez-vous dans la langue du paysan de l'Irlande la description des cérémo- nies de la cour de Louis XIV ? « Jamais vous, monsieur, qui êtes étranger, vous ne parviendrez à sentir tout le plaisant d'une pré- tention sans cesse annoncée avec jactance et tou- jours malheureuse. Un Florentin ne peut pas demander de quelle date sont les derniers journaux de Paris, sans nous donner l'occasion de rire ; non seulement il n'exprime pas ce qu'il veut dire, mais encore il se sert de mots qui ont un sens tout diffé- rent de celui qu'il leur attribue, et souvent fort plaisant. Plus nous connaissons la langue du Dante, qui est resté notre poète le moins copiste et par con- séquent le plus touchant, plus nous rions. L'amour- propre du Florentin a sans cesse une prétention offensante pour le mien, et toujours le mien a le ROME, NAPLES ET FLORENCE 283 vif plaisir de voir cette prétention se casser le cou (quelîa pretenzione rompersi il collo). Un habitant des bords de l'Arno veut-il parler de la partie nord de Saint-Domingue, il vous dit gravement : Le parti deretane delV isola (éclats de rire dans le salon : ces mots veulent dire le derrière de l'île). » Le cardinal a cité sept ou huit exemples qui peuvent se raconter ; mais écrits, et en français, ils seraient indécents. « Un jeune homme instruit, continue Son Eminence, échappé de Florence et arrivant à Bologne, est pour nous une bonne fortune ; si jamais vous avez le bonheur de rencontrer cette espèce de fat littéraire, je vous conseille de le jeter dans l'analyse des mouvements délicats du cœur humain : quelque vulgaires que soient ses idées, son langage vous amusera. Les marchands de Flo- rence de l'an 1400, si riches, si amoureux de l'ar- chitecture, si occupés de leurs haines contre les nobles, ne se doutaient pas, il faut l'avouer, de ces belles discussions qui remplissent la Corinne de madame de Staël, les romans de ^Marivaux, et toutes ces lettres piquantes dans lesquelles mademoiselle Aïssé et autres jolies femmes du siècle de Louis XV ont parlé de leur cœur. Les Florentins de l'an 1400 étaient probablement les hommes les plus avancés de leur époque ; ce qui est tellement vrai, que, sous beaucoup de rapports, on ne les a pas surpassés. Ils réunissaient deux qualités qui se détruisent réciproquement : l'esprit et la force de caractère. 284 STENDHAL Le Dante, qu'elles ont immortalisé, aurait com- pris sans doute les sentiments fins qui remplissent le singulier roman d'Adolphe, par M. Benjamin Constant, si toutefois, de son temps, il y avait des hommes aussi faibles et aussi malheureux qu'Adol- phe ; mais, pour exprimer ces sentiments, il aurait été obligé d'agrandir sa langue. Telle qu'il nous l'a laissée, elle ne peut pas plus traduire Adolphe ou les Souvenirs de Félicie, que le titre de M. le directeur de la police. Vous autres Français, depuis que vous avez un budget, vous avez emprunté ce mot aux Anglais, qui ont la chose ; vous dites une sinécure, des précédents : voilà ce à quoi ne se serait jamais abaissé l'orgueil puéril de nos maîtres les Florentins ; ils auraient prouvé que tel vieux mot de Guichardin voulait dire budget. Voilà toute la dispute qui, sous le nom de romantisme, ameute nos littérateurs : les Florentins, partisans des vieux mots, sont les classiques ; les Lombards tiennent pour le romantisme. MM. de Brème, Borsieri, Berchet, Visconti, Pellico ^, prétendent : 1° Qu'il faut être clair, et souvent préférer dans les phrases la construction directe : faut-il éviter la clarté, uniquement parce que les Français l'ont adoptée ? 2'^ Qu'il est à propos de se défendre le plus pos- sible du plaisir de faire des phrases de vingt lignes : 1. Voir le Conciliatore, journal romantique publié à Milan vers 1818 *. (Note de 182G.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 285 3° Qu'il faut chercher de nouveaux mots pour les idées nées depuis le xv^ siècle ^. '. Cette conversation n'en a pas fini ; interpellé par Son Éminence, j'ai été oblij;é de parler de ce que l'on entend en France par romantisme. Heureusement, chez nous, la langue est hors de la question ; tout le monde convient qu'il faut écrire comme Voltaire et Pascal *. En Italie, on n'est pas même d'accord sur la langu3 ; il y a loin de là à faire des tragédies intéressantes et vraies, ^'oyez le Nabucco, tragédie en cinq actes et en vers magnifiques, de M. Jean- Baptiste rs'iccolini : c'est une allégorie contre Napo- léon. A ce moment de la discussion, tous les amants étaient arrivés à leur poste, et d'ailleurs je ne pou- vais sans impolitesse marquée quitter l'homme ai- mable qui daigne me distinguer. De maudits gens de lettres étant survenus, on s'est mis, je crois, pour me faire honneur, à discuter les mérites d'un poète français ; et quel poète ! M. Jacques Gohorry. Il s'agissait de savoir qui a le mieux imité Catulle, de M. Jacques Gohorry ou de l'Arioste. Faisant sur- le-champ violence à l'honneur national, je me suis déclaré pour l'Arioste ; mais ce n'était pas le compte 1. Si le lecteur a des doutes, je rcngafîo à parcourir une jolie comédie d'Albergati, intitulée il Ponto ; il y trouvera le marquis don Tibcrio Cruscati, qui ne parle qu'en parfait toscan, ce qui le rend tout à fait inintelligible et souveraine- ment ridicule pour les habitants de Bologne, ville située à vingt-deux lieues de Florence. (1826.) 286 STEA^DHAL des gens de lettres, qui voulaient briller. Ils se sont écoutés impatiemment les uns les autres, il y a eu des répliques aigres ; en un mot j'ai eu tous les agréments de la soirée littéraire. En France, je n'aurais pas desserré les dents ; mais un étranger doit toujours payer son billet d'entrée ; j'ai parlé et j'ai eu le plaisir de me sentir devenir aigre et presque impoli à mon tour. Au contraire, à Milan, mon âme était élevée et rassérénée quand Monti, Porta ou M. Pellico me faisaient l'honneur de me parler de vers. Voici ceux de Jacques Gohorry, mort à Paris le 15 mars 1576. Je vais transcrire ensuite les hexa- mètres de Catulle, et enfin les charmantes octaves de l'Arioste publiées en 1516, quatre ans avant la mort de Raphaël. Quel siècle pour l'Italie ! Alors vivaient Léonard de Vinci, le Titien, le Corrège, Michel-Ange, André del Sarto, Fra Bartolomeo di San Marco, Jules Romain, Machiavel, Léon X, le général Jean de Médicis, Cardan, etc., etc. Mais voici les vers dont chaque syllabe a été l'objet d'une discussion fatale : La jeune vierge est semblable à la rose, Au beau jardin, sur l'épine naïve ; Tandis que sûre et seulette repose. Sans que troupeau ni berger y arrive : L'air doux l'échauffé et l'aurore l'arrose ; La terre, l'eau par sa faveur l'avive ; Mais jeunes gens et dames amoureuses De la cueillir ont les mains envieuses. ROME, NAPLES ET FLORENCE 287 La terre cl l'air, qui la souloient nourrir, La quittent lors et la laissent flétrir. Ut flos in septis secretus nascilur hortis Ignotus pecori, nullo conlusus aratro, Quem mulcent aurx, firmat sol, educat iniber ; Multi illum pueri, multas cupiere puellae ; Idem cum tenui carptus déflorait ungui, Nulli illum pueri, nullse cupiere puellse : Sic virgo, durn intacta rnanel, duin cara suis : sed Cum caslum amisit polluto cor pore florem, Nec pueris jucunda manet, nec cara puellis. La i^erginella è simile alla rosa, Che in bel giardin su la nalii^'a spina Mentre sola e sicura si riposa. Ne gregge ne pastor se le awicrina ; L'aura soave e l'alba rugiadosa, L'acqua e la terra al suo favor s'inchina, Giovani vaghi e donne innamorate Amano averne e seni e tempie ornnte. Ma non si tosto dal materno stelo Rimossa viene e dal suo ceppo verde, Chè quanto avea dagli uomini e dal cielo, Favor, grazia, hellezza, tutto perde : La vergine, che il fior, di che piii zelo Che délia vita e de' begli occhi aver de, Lascia altrui corre, il pregio, che avea innanti. Perde nel cor di tutti gli altri amanti. Excepté les quatre derniers vers, un peu prolixes parce qu'il fallait remplir l'octave, j'aime mieux l'Arioste que Catulle. 288 STENDHAL 15 jarn^ier. — Je viens de lire les pages précé- dentes à M. le comte Radiclii. « Quoi ! vous écrivez ! m'a-t-il dit ; prenez garde d'être arrêté. — Vous n'avez que trop raison ; nos gens de lettres ne cher- chent pas l'idée, mais l'expression. Toutefois je leur vois deux supériorités sur les vôtres : ils ne se vendent pas aux gouvernants ; et quand ils publient un ouvrage, ils ne font pas eux-mêmes dix articles sur leur livre. Excepté deux ou trois espions qui dans certains pays ont le privilège de la gazette, ce qui leur vaut trente mille francs par an, aucun journaliste n'admettrait de ces articles impudents. Nous n'avons pas en littérature de provinciaux à tromper ; nos Etats sont si petits que nous nous connaissons tous. A l'exception de quelques rené- gats, tous nos gens de lettres travaillent en cons- cience ; mais tout ce qui a quelque génie se garde d'imprimer, par crainte de l'exil ou de la prison, ou par dégoût pour la censure. Rien n'est plus simple, il est vrai, que d'imprimer à Bruxelles sous un faux nom, mais cette idée moderne ne nous est jias encore arrivée. — C'est ainsi qu'un peuple de plus de dix-huit millions, et le plus ingénieux de l'Europe, reste muet. Quel est, depuis 1814, le livre italien traduit €n français ? » M. le comte Perticari * de Pesaro est dans ce mo- ment à la tête de la littérature italienne, ce qui n'est pas beaucoup dire assurément. Or, voici ce qu'il ROME, NAPLES ET FLOnENCE 289 écrit à propos de la patrie du célèbre Rossini, qui est né à Pesaro d'un père natif de Lugo : ce sont deux petites villes voisines de Bologne : « Buono sia ai colti Pesaresi che, ancora con pub- « blico monumento dedicato, donarono délia loro « cittadinanza l'Orfeo de' giorni nostri ; nato, egli « è vero, nel 1792 a Pesaro di madré Pesarese, ma « generato di padre Lughese, che venne agli stipendi « di quel comune in qualità di tuhatore, dilungan- « dosi dal luogo nativo, dov'ebbe ed ha tuttavia « il suo tetto avito. Ne per ciô sia diminuita a Lugo « la gloria di essere patria di Gioacchino Rossini. « Imperocchè sebbene gli scrittorl di fdologia e di « storia abbiano lasciato incerto, se la patria si « nomini dal luogo dove si nasce, o da quello onde « si è oriondi, o finalmente da quello délia stirpe « istessa délia madré (corne si raccoglie daun luogo di « Livio, lih. XXIV, c. vi, e da un altro di Yirgilio, « Mn., VIII, V. 510-511), niente di meno per giusta « ragione di etimologia, et per antico dettato di « legge è manifesto che patria si dice a pâtre (1. I, « C. ubi pet. tut.-l. nullus C. de decurionihus). E non « è patria ogni terra natale, ma quella sola nella « quale è nato il padre naturale ; quella onde si è « oriondi. Quindi Cicérone [de Leg., xi, 2, ap. Cuj'ac, « t. IV, p. 790 E) : germana patria est ea ex qua pater « naturalis naturalem originem suam duxit. Il che è « conferaiato dalla legge 3, Cod. de munie, et orig., « e dal voto del gravissimo Cujaccio, che conchiude Rome, Naples et Flore?nor conte fail ce (lu'il lui ])laît avec la pauvre contessina, è un slanorc (tout lui est permis, il est noble) ; mais nous, nous finirons par les ga- lères. » Gardinghi, effrayé, n'hésita plus ; le lende- main matin il entra de vive force et le pistolet à la main chez le comte Valaniara ; il ])rétciidit, pour la forme, être envoyé par le vice-légat. Il pénétra jusqu'au lit de la contessina, qui déjà était hors d'état de parler. Il fit a]>])eler deux paysannes, et ne quitta plus la femme qu'il aimait, et qui vécut en- core trois jours : elle n'avait pas vingt-tjuatre ans. Le comte était comme fou, et semblait demander grâce à Gardinghi, qu'il laissait maître du château. On prétend pourtant qu'il essaya de le tuer et lui tira un coup de fusil : c'est ce que le notaire a tou- jours nié. Le comte est, dit-on, en Amérique ; le notaire n'a plus paru dans aucune société, et a fait, depuis, cette fortune immense par laquelle son nom vous est connu. Il a toujours à son service les deux vieux serviteurs du comte, et ils disent qu'il leur parle quelquefois de la pauvre contessina. On s'ac- corde à penser qu'elle fut assassinée par le seul effet des mauvais procédés, sans poison ni poignard. 17 janvier. — On m'a fait l'honneur de m'ad- mettre ce soir à un souper destiné à célébrer le retour de don Tommaso Bentivoglio, arrivé hier de Paris. On était tout oreilles pour l'entendre ; et peut-être m'a-t-on invité pour l'empêcher de 298 STENDHAL broder. Voici Paris vu par un étranger, homme de plaisir, mais très fin. Malgré la malpropreté si stu- pide de ses rues ^ et les vexations de sa police ^ *, toute l'Europe ne rêve que Paris. Les dames accablaient don Tommaso de cent questions ; je ne puis noter que quelques réponses. « Le Parisien, dit don Tommaso, est bon par excellence, aimable, doux, prévenant, confiant envers l'étranger ; il ne fait jamais le mal pour le mal, et cherche même à être modéré quand il va chez son juge se plaindre de quelque tort. Comparé à l'habitant de BerHn, au Londoner, au Viennois, c'est un ange ; sa figure, quoique laide, fait plaisir à regarder. — Tout ce qui ne veut pas être vexé par l'évêque ou le sous- préfet vient à Paris. La réunion de plus de huit cent mille habitants sur un point met le gouvernement, non pas hors de volonté, mais hors d'état d'être méchant : il nen a pas le loisir. » Don Tommaso ayant prononcé le mot de bonne compagnie : « Mais, a dit madame Filicori, l'une des femmes les plus remarquables d'Italie, dites-nous donc ce que c'est exactement que cette fameuse bonne compagnie française ? — La bonne compagnie par excellence, répond don Tommaso, c'est celle qu'on rencontre 1. Le gouvernement s'oppose à l'établissement de la société commanditaire pour prêter des fonds à toutes les industries ; l'une d'elles était l'entreprise de l'assainissement de Paris par l'enlèvement des boues. Les gouvernants ne veulent ni faire, ni laisser faire * ; le joli caractère ! (1826.) 2. Renvoi de milady O.xford. (1826.) ROME, XAPT.ES ET FLORENCE 299 dans un salon dont le maître a cent mille livres de rente et des aïeux qui sont allés aux croisades. « Il y a bien des banquiers millionnaires qui sont aussi une sorte de bonne compagnie, mais en géné- ral ils ne parlent que d'argent, et ne vous pardon- neraient pas de vivre avec six mille francs. La même classe, en Angleterre, veut surtout consommer, et s'estime plus ou moins d'après le montant de la carte de son dîner. Quand j'allais chez les gens à argent de France et d'Angleterre, qui ne savent pas trop ce que c'est que mon noîii (les Bentivoglio, seigneurs de Bologne au xv^ siècle), si je mettais à ma cravate mon diamant de cinq cents louis *, je me voyais sensiblement plus estimé. L'industrie porte les Français au travail ; ils trouvent du plaisir à travailler, ils sont heureux ; l'aristocratie les ren- drait, au contraire, horriblement à plaindre ; mais j'aime mieux vivre avec des gens qui parlent quel- quefois de croisade. Peut-être y a-t-il autant d'in- solence au fond que chez le banquier à millions, mais elle est ancienne dans la famille ; mais l'on n'a pas à se venger de la condition subalterne oii l'on a passé sa jeunesse ; et enfin, à insolence égale, je trouve de plus chez les aristocrates des manières élégantes, et même quelquefois de l'es- prit. Un homme qui porte un nom historique ne me rappellera sa haute naissance, bon an mal an, qu'une fois tous les deux mois ; un être qui a gagné un million de louis a l'air de me dire trois fois par 300 STENDHAL soirée : « Il faut que vous soyez bien ignare, vous qui avez déjà trente ans, pour n'avoir pas fait fortune ; à votre âge, j'avais déjà cent mille écus, et j'étais intéressé pour un huit dans la maison V.... Ah çà, vous autres, il vous arrive bien de prendre un fiacre une fois par mois, n'est-ce pas ? Ma foi, il faut de l'économie : il n'y a {jue ça pour parvenir. Quand vous aurez seulement cinquante ou cent mille livres de rente, ah ! c'est différent. Par exemple, moi, j'ai acheté hier un cheval sept mille francs, et j'ai pris une seconde loge aux Bouffes : on n'y voyait pas dans l'autre, on y était trop mal. A propos, je la laisserai à mes amis, ce sera autant d'épargné pour eux. \ enez-y, mon cher, vous me ferez honneur ; donnez-moi seulement votre carte, je pourrais vous oublier. » Et l'industriel tire de sa poche une poignée d'or qu'il regarde, x Cet homme-là fait vivre quinze cents ouvriers par ses trois manufactures, et Vutilité étant la seule base raisonnable de l'estime à accorder, il est cent fois plus estimable que le marquis son voisin. Celui-ci n'a aucune influence, heureusement ; car, s'il en avait, bientôt on se tirerait de? coups de fusil en France, et alors j'irais me ranger avec l'indus- triel. De plus, quand le marquis m'engage à dîner, je dîne assez mal, mais je trouve chez lui un ton aimable et doux, j'aime à y parler, et c'est sans peine qu'une fois })ar mois je cite Commines comme par hasard, et nomme un des aïeux du maître de la ROME, NAPLES ET FLORENCE 301 maison, capitaine de cent hommes d'armes, qui fut tué à iMontlhéry. Uancienneté est son idée fixe. (Ceci est de moi.) * «( La classe qui, depuis la Restauration, devrait être la plus gaie, reprend don Tommaso Bentivo- glio, je l'ai trouvée la jdus triste : un jeune homme noble lit les bons livres, admire l'Amérique, et tou- . tefois il est marquis. Voilà une triste position pour un homme de cœur : être toute sa vie marquis et libéral, et cependant jamais complètement ni libéral ni marquis. Le jeune privilégié se sent un fond de tristesse, quand il rencontre son camarade de collège ^L Michel, qui a ouvert un magasin de draps, qui s'est marié, qui prospère, qui est franchement par- tisan de la liberté et, de plus, heureux. D'un autre côté, il est doux, lorsqu'un plébéien a plus d'esprit que vous, et par sa présence pâlit vos discours dans un salon, de l'accabler du poids de sa naissance et de faire entendre avec bon ton qu'il manque de bon ton. Mais voilà qu'un sot du parti rétrograde entre- prend quelque menée qui serait abominable si elle n'était absurde ; il est dur pour un cœur bien placé de ne pouvoir citer les bonnes raisons qui prouvent l'absurdité de cet homme, d'être même quelquefois forcé de le louer, et enfin de voir ce fat, pour son projet absurde, l'emporter sur vous dans l'estime de tout un salon. Vous n'auriez cependant qu'un mot à dire ; mais ce mot est impossible et changerait votre position *. » 302 STENDHAL Don Tommaso entremêle tout cela d'anecdotes si anciennes et si connues, que j'ai honte de les rap- peler. Par exemple, lorsque M. Roland fut nommé ministre de l'intérieur, un courtisan, le voyant arri- ver à Versailles, s'écria : Grand Dieu ! il na pas de boucles à ses souliers ! — Ah ! monsieur, tout est perdu ! répliqua Dumouriez. — « Eh bien ! voilà, continue don Tommaso, une méthode à laquelle la bonne compagnie tient encore ; voilà comment elle a jugé tous les hommes extraordinaires qui ont paru depuis quarante ans. « Le général Murât, étant vaguemestre de Royal- Cravate en 1790 *, eut je ne sais quel procédé peu délicat envers le noble marquis qui commandait le régiment : c'est ce que la bonne compagnie ne lui a pas encore pardonné. La moindre des actions hé- roïques de cet homme singulier eût suffi pour placer bien haut dans l'opinion un prince bien né. Par exemple, une frégate anglaise vient canonner Naples ; Murât va se placer en grande tenue de comédien sur un vaisseau rasé à demi-portée de la frégate anglaise. La poudre napolitaine se trouva si mauvaise, que l'on voyait tomber à la mer tous les boulets, avant d'arriver à la frégate, tandis que les boulets anglais venaient briser des croisées dans Pizzo-Falcone, à deux cents toises derrière le vais- seau du roi. Cette action et cent autres *, chez un homme peu délicat, n'est qu'un péché splendidcy comme disent les théologiens *. ROME, NAPLES ET FLORENCE 303 « Excellent juge des circonstances piquantes d'une intrigue et des petites choses en général, dès que le sujet dont on s'occupe prend les proportions héroïques, la société de Paris n'y est plus. L'instru- ment de ses jugements ne peut s'appliquer à ce qui est grand : on dirait d'un compas qui ne peut pas s'ouvrir passé un certain angle. » Je ne dirai rien de l'extrême laideur que don Tom- maso reproche aux figures de Paris ; j'ai vu les plus belles têtes d'Italie passer pour fort laides parmi nous. Cette déplaisance, qui tient à l'instinct, ne peut manquer d'être réciproque. « Mais, dit M. Tambroni, les Français se réveille- ront-ils de leur position actuelle par un accès de gaieté, comme lors de la Régence, après l'hypocrisie de la vieillesse de Louis XIV ? Ou le penchant pour le gouvernement économique des Etats-Unis d'Amé- rique les jettera-t-il dans cette disposition triste et mystique que l'on remarque à Philadelphie ? — Je suis pour la gaieté, dit don Tommaso : un pays qui a des frontières vulnérables de Dunkerque à Antibes peut-il avoir plus de liberté que ses voi- sins ? Si, par malheur pour nous, la haine pour le jésuitisme et les refus de sacrements faisaient tour- ner la France au protestantisme, on serait aussi gai à Paris qu'à Genève ^. » 1. L'amour du beau et l'amour mettent à jamais l'Italie à l'abri de la tristesse puritaine ou méthodiste. Probable- ment en ce pays l'existence des arts tient au papisme. (1826.) 304 STENDHAL Au moment où la conversation allait tomber dans la politique, Crescentini est entré. Il raconte deux ou trois anecdotes qui prendraient trente pages. « Quand il fait beau à minuit, au sortir de l'opéra, dit ce grand musicien, tout le monde chante à demi-voix en se retirant : le vulgaire chante les airs qu'il sait, l'homme qui a un cœur pour la mu- sique les airs qu'il fait. Ses petites cantilènes ne sont qu'indiquées, mais elles sont d'accord avec la nuance actuelle de ses sentiments. Il y a plus de vingt ans que je donnai ce moyen d'espionnage à la Lambertini, alors si jalouse de l'aimable marquis Pepoli, celui qui mettait ses chevaux au galop sur le bord de la Brenta, et du haut de son char antique (biga) se jetait dans la Brenta par un salto rihaltalo (saut en arrière, la tête la première). » Puisque je vous ai parlé d'un Bentivoglio, je ne puis m'empêcher d'écrire quelques-unes des idées que me rappelle la présence de don Tommaso ; je m'étais cependant bien promis de fuir les genres des- criptif et historique. A la firj du xiv^ siècle, on trouve les Bentivoglio en possession des premières magistratures de Bo- logne ; mais comme Vutile avait tous ses droits dans les républiques italiennes, les Bentivoglio étaient attachés à la corporation des bouchers. Dès 1390, l'esprit républicain s'affaiblissait rapidement, et bientôt après, en 1401, Bentivoglio, chef du parti de V Echiquier (les libéraux de ce temps-là), se fit ROME, NAPLES ET FLORENCE, EN 1817, ou ESQUISSES SUR L'ÉTAT ACTUEL DE LA SOCIÉTÉ, DES MŒURS, DES ARTS, DE LA LITTÉRATURE, etc. DE CES VILLES CÉLÈBRES. PARIS : CHEZ DELAUNAY, LIBRAIRE, AU PALAIS ROYAL. LONDRES: CHEZ COLBURN, LIBRAIRE. 1817. Titre de l'édition française de Londres. ROME, NAPLES ET FLORENCE 305 proclamer seigneur de Bolof];ne. Attaqué par le fameux Jean Galcas Visconti, seigneur de Milan, (]\i\ marchait rajndement à la concfucte de toute l'Italie, son armée fut défaite à Casalecchio, et le lendemain de la bataille, Jean Bentivoglio fut tué par le peuple révolté (1402). Dès cette époque le Saint-Siège avait contre l'indépendance de Bologne des projets que sa persévérance ne devait voir réussir que cent six ans plus tard. Après la mort de Jean, Antoine, son fds, passa de longues années dans l'exil ; il obtint enfin, en 1435, de rentrer dans sa patrie : mais le 23 décembre de la même année, le pape Eugène IV, jaloux de la faveur populaire qui s'attachait à son nom, le fit arrêter comme il sortait du palais, et sur-le-champ il eut la tête tranchée, même sans jugement. Thomas Zambec- cari, après Bentivoglio l'homme le plus considéré de Bologne, fut au même instant saisi et pendu aux fenêtres du palais. En 1438, les généraux du duc de Milan s'emparèrent de Bologne et mirent à la tête du gouvernement Annibal, fils d'Antoine, lequel épousa une fille naturelle du duc ; mais bientôt en butte aux soupçons de son beau-père, le Tibère du moyen âge, Annibal fut arrêté (1442). Il se sauva de prison l'année suivante, et rentra dans Bologne. Le peuple prit les armes, chassa les troupes du duc de Milan, et, sans titre ni magistrature spé- ciale, Annibal demeura à la tête du gouvernement. Après quinze ou vingt essais de constitution, les Rome, Naples et Flobence, I 20 306 STENDHAL habitants de Bologne ne pouvant trouver une forme de gouvernement favorable à tous les intérêts^ | étaient las de cet état précaire que, faute d'un nom particulier, nous désignons par le mot de répu- blique. Cet état çariahle a formé le caractère italien tel que nous le voyons. Les trois cents ans de des- potisme espagnol qui l'ont abaissé ne doivent pas nous empêcher de reconnaître qu'aucun peuple n'a autant de sang républicain dans les veines. Il n'y a pas un demi-siècle que la véritable république a reparu dans le monde, guidée par Washington et Franklin ; mais les lois n'entrent dans les mœurs qu'après cent cinquante ans. Ce qu'il y a de remar- quable, c'est que les Italiens manquent tout à fait de cette patience et de cet esprit de stabilité qu'on trouve au revers de leurs Alpes, et par les- quels les Suisses ont conservé une apparence de république. Le 24 juin 1445, comme Annibal Ben- tivoglio sortait de l'église de Saint- Jean-Baptiste,. Baldassare Canedoli le perça d'un coup d'épée, et se mit à courir Bologne en criant : Vwa il popolo f (Vive le peuple !) Le peuple se souleva en effet, mais contre l'assassin ; il massacra ses complices et détruisit leurs maisons \ La mort d' Annibal n'était point demandée par l'opinion, et ce n'était pas un tyran. 1, Cronic. di Bolog. Simonctta, Neri Capponi. Singulier trait de scélératesse du général Ciarpelone pour gagner quatre cents florins. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 307 Il ne laissait qu'un enfant de six ans, incapable de gouverner. Le comte Poppi, qui se trouvait à Bologne, indiqua au peuple un fils naturel qu'Her- cule Bentivoglio avait eu de la femme de Agnolo da Cascese, négociant de Florence. Santi, célèbre depuis sous le nom de Santi Bentivoglio, ne se dou- tait de rien, et, après la mort de celui qu'il avait cru son père, continuait à Florence la profession de mar- chand de laine, exercée par celui-ci. Il avait vingt- deux ans lorsque Côme de Médicis, à qui la sei- gneurie de Bologne avait écrit, le fit appeler, et commença par ces mots un des dialogues les plus singuliers dont l'histoire ait gardé le souvenir : « Vous avez à considérer, ô jeune homme ! ce qui doit l'emporter dans l'esprit d'un homme sage, des jouissances de la vie privée ou de celles que peut offrir le gouvernement d'un Etat... « Apprenant et ce qu'il était et la grandeur imprévue à laquelle on l'appelait, Santi hésita ; mais les conseils de Neri Capponi, alors le premier homme d'Etat de Flo- rence, le décidèrent à accepter. Voilà une des situa- tions des Mille et une Nuits réalisée. Santi, reçu avec enthousiasme par les Bolonais, se trouva digne de sa place, et pendant seize ans gouverna avec vigueur et désintéressement. A sa mort, en 1462, Jean II, fils d'Annibal, se mit à la tête de la république. Ainsi que Laurent de Médicis, à Florence, Jean II appela à son aide toutes les séductions et monarchisa ses concitovens. Ses 308 STENDHAL douces manières ne séduisirent pourtant pas les Malvezzi, nobles fort considérés, qui conspirèrent contre lui, mais furent trahis (1488). Jean II fit périr vingt Malvezzi par la main du bourreau. Tout ce qui portait le nom de Malvezzi, quoique n'ayant point trempé dans la conjuration, fut exilé, et Jean s'empara de leurs biens. Ce prince, trouvant les Bolonais sensibles au beau, orna leur ville d'édi- fices somptueux. Les peintres, les sculpteurs, les poètes, les savants qui alors honoraient l'Italie, furent appelés à Bologne et magnifiquement payés. Jean II enrichit sa patrie de^ plus nobles collections de statues, de tableaux, de manuscrits, de livres. Il avait à ses gages un grand nombre d'assassins, par lesquels il faisait tuer (scannare), dans toute l'étendue de l'Italie, non seulement ceux qui l'avaient offensé, mais leurs fils et leurs frères qui auraient pu songer à les venger. Il y avait déjà quarante-quatre ans que ce prince était occupé à changer en sujets dévoués les citoyens d'une république, quand le fougueux Jules II, l'un des plus grands généraux que le hasard ait jetés dans la chaire de Saint-Pierre, vint assiéger Bologne (1506). Jean II quitta un peuple qui ne l'aimait point, emportant ses trésors, et alla mourir en terre étrangère. Le 21 mai 1511, les Français rétablirent dans la souveraineté de Bologne Annibal et Hermès, fils de Jean ; mais à peine purent-ils régner une année. ROME, NAPLES ET FLORENCE v300 et ils furent chassés définitivement (juand Bologne se rendit au pape. Depuis, plusieurs Bentivoglio se sont distingués par la réunion du courage mili- taire et d'un grand talent pour la poésie ; par exemple, Hippolyte Bentivoglio, mort en 1585. Le Nord oiïre rarement cette réimion d'une science profonde et du mépris pour la vie. Hippolyte com- posait des drames (jui avaient le plus grand succès, il était architecte et musicien, il savait le grec et toutes les langues vivantes. Les efforts inutile" pour inventer un bon gouverne- ment agitèrent l'Italie pendant les xiii^, xiv^ et xv^ siècles. Plus heureux que nos pères, nous savons que tout gouvernement qui se compose de deux chambres et d'un président ou roi, est passable ; mais il ne faut pas s'y tromper, ce gouvernement éminemment raisonnable est probablement aussi éminemment défavorable à l'esprit et à l'originalité, et jamais aucune histoire n'égalera l'intérêt de celle du moyen âge. De là la dispute éternelle qui va com- mencer entre les poètes et les philosophes. Si un homme de génie eût publié en 1455, après neuf années du gouvernement de Santi, un livre en trois volumes in-4"', expliquant bien ces quatre commandements : 1° Que les trente plus riches habitants de Bologne forment, leur vie durant, un conseil délibérant ; 2° Que cinquante citoyens soient élus tous les trois ans, et forment une autre Chambre ; Rome, Naples et Florence, I 20. 310 STENDHAL 3° Que ces deux corps élisent un podestat tous les dix ans, et que Santi Bentivoglio soit le premier podestat ; 4*^ Que les lois soient faites par ces trois pouvoirs, et que le podestat nomme à toutes les places, sauf l'approbation des trente, Bologne eût connu ce qu'il fallait désirer. Il eût fallu trente années de révolution ; et quand enfin les lois de la nature auraient fait disparaître les ci- toyens ayant trente ans le jour de la publication de l'ouvrage in-4°, Bologne fût arrivée au bonheur. Cette tranquillité n'eût probablement pas beaucoup diminué sa gloire ; peut-être n'en aurait-elle pas moins produit le Dominiquin, les Carrache et le Guide, les seuls grands hommes qui l'aient illustrée depuis 1455. J'ai suivi un instant ce roman, parce qu'il s'ap- plique à Florence et à toutes les républiques d'Italie. Mais les temps n'étaient pas arrivés. Tous les vingt ans, à Florence, on donnait balia à trente citoyens, c'est-à-dire pouvoir d'inventer une nouvelle consti- tution, et de la mettre en activité. Bientôt arri- vaient les exils et les cruautés. Quand un peuple voit nettement la forme de gouvernement qu'il désire, il n'est jîas cruel ^. Nous voyons ce que les papes sont encore aujour- 1. Nous ne repasserons plus par les cruautés de 1793. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 311 d'iuii, je n'ai pas besoin de rappeler l'immense jjou- voir dont ils jouissaient au xiv^ siècle. Eh Lien, Innocent VI ayant envoyé deux nonces (1361) à ce Bernabô Visconti, seigneur de Milan, dont nous avons parlé si souvent, ils rencontrèrent ce prince à une lieue de sa capitale, sur le pont d'une petite rivière nommée le Lambro. Bernabô voulut con- naître sur-le-champ le contenu des bulles ; ayant trouvé le style peu convenable, il dit aux nonces : Scegliete, o mangiare o hère (Choisissez, il faut ici manger ou boire). Ces paroles laconiques ne furent que trop comprises des deux ambassadeurs : on leur donnait le choix, ou de manger les bulles, par- chemin, cordonnet de soie, cire et plombs, ou d'être jetés dans le Lambro. Ils choisirent de manger les bulles, ce qui fut exécuté sans désemparer, sur ce petit pont pointu au milieu, qui existe encore. Guillaume, l'un des deux nonces, quelques mois plus tard, fut créé pape sous le nom d'Urbain V ^. Sous un gouvernement raisonnable, on fait des pamphlets contre le pape et non des actions plai- santes. Je ne parle pas des traits de bravoure ou de prudence cruelle, ils sont trop fréquents. Florence avait entrepris une guerre maritime contre les Pisans (1405) et bloquait l'embouchure de l'Arno. Un jour les galères florentines donnèrent la chasse 1. Annal. MedioL, p. 799 ; Verri, I, p. 381 ; Gattari, Storia Padovana. (1826.) 312 STENDHAL à un navire pîsan chargé de grains, qui se retira sous la tour de Vada, dont les bombardes le pro- tégeaient. Un citoyen de Florence, Pierre Marenghi, se jette à la nage, tenant d'une main élevée au-dessus des vagues une fusée incendiaire allumée, et, sous une grêle de projectiles de tous les genres, réussit à mettre le feu au navire pisan. Pierre Marenghi eut le bonheur de regagner son vaisseau. Le fameux général Jean Auguto, Anglais de nais- sance, celui qui fut enterré avec tant de pompe dans Sanla Maria del Fiore, la cathédrale de Florence, et sur le tombeau duquel on voit un des premiers grands ouvrages de la peinture (son portrait à che- val, de grandeur colossale, par Paolo Uccello), faisait saccager par ses soldats la ville de Faenza (1371) ; deux de ses officiers ayant pénétré dans un couvent de religieuses, y trouvèrent une jeune pen- sionnaire de la plus rare beauté ; ils se la disputaient les armes à la main. L' Auguto survint, et craignant de perdre un de ses braves, donna un coup de dague dans la poitrine de la charmante jeune fille, qui tomba morte. (Magnifique sujet de tableau : la jeune fille mourante, l'Auguto qui la tue, les deux combattants ; l'un ne la voit pas tomber, et vibre son épée avec fureur ; l'autre qui, par sa position^ voit l'action de son général, est saisi d'horreur ; dans le lointain on aperçoit des religieuses poursui- vies par des soldats.) Dans une autre campagne, deux moines mendiants vinrent en députation ROME, NAPLES ET FLORENCE 313 auprès d'Auguto, et le saluèrent par ces mots : « Dieu vous donne la paix ! » A quoi l'Anglais» répli- qua froidement : « Dieu vous enlève les charités qu'on vous fait ! » Les moines effrayés lui demandant ce qu'il entendait par ces mots. « Ce qu'ils veulent dire : je vis par la guerre, la paix que vous me sou- haitez est pour moi la famine *. » 18 jam'ier. - — ■ « Quoi ! me dit un Bolonais plein de colère, parce qu'il y a eu en France un Mirabeau et un Danton, Mexico sera libre, et Bologne devra oublier ce qu'elle fut en 1500, et revenir à ce qu'elle était en 1790 ! no^ per Dio ! Que le pape nous ac- corde au moins une demi-liberté de la presse, et que le collège des cardinaux soit ce qu'il était dans le principe, son conseil nécessaire, o, per Dio! nascerà qualche disordine. » — « Sans doute ; vous aurez trente mille Russes en Italie. Ce n'est pas le pape qu'il vous faut vaincre, c'est la Russie. » — « Mau- dit parvenu ! » J'ai oublié de dire que Bologne a perdu son ambas- sadeur à Rome. On le lui avait accordé en 1512 ; on ne le lui a pas rendu en 1814. Ainsi, depuis qu'on y désire davantage la liberté, on lui a ôté cette vaine apparence qui pouvait lui faire prendre le change : puissamment raisonné. Les gouvernants veulent qu'il y ait cascade et non pas pente douce. M. degli Antonj, l'un des principaux citoyens de Bologne, fait un mémoire au pape à ce sujet. Le 314 STENDHAL cardinal Consalvi, véritable grand seigneur du XVII® siècle, comprend les aventures galantes, les intrigues d'une cour, ce qui fait l'excellence d'un bon opéra huffa, et le mémoire de M. degli Antonj, dont tout Bologne raffole, lui semblera une pape- rasse ennuyeuse. Rappelez-vous l'archevêque de Lisbonne de Pinto ; voilà les ministres actuels. Mais si le cardinal Consalvi était ce qu'il doit être, je me garderais de me faire présenter à Son Emi- nence ; il serait aussi ennuyeux qu'un président des Etats-Unis. De Turin à Venise, de Bassano à Ancône, les vic- toires de Bonaparte, qui allégeaient les fers des plébéiens, firent peur aux nobles ; aussitôt (1796) cessation du luxe, ordre dans les affaires, économie, payement des dettes, séjour à la campagne. De 1796 à 1814, les fortunes de la noblesse ont doublé. Les nobles, se voyant attaqués, n'ont plus lutté entre eux de luxe et de magnificence, mais bien de pru- dence et d'économie. Dépenser follement est de- venu le ridicule d'un homme du peuple enrichi. Dans quelques pays, le Piémont, par exemple, les nobles furent avertis officiellement par une con- tribution de guerre que les Français, en arrivant, les obligèrent de payer. Vivant dans leurs terres, loin des amusements des villes, ils se sont faits agriculteurs pour échapper à l'ennui. Parmi leurs enfants, ceux qui avaient vingt ans en 1796 ont été atteints par l'enthousiasme, ils ont pris du service ROME, NAPLES ET FLOnE.XCE 315 avec les Français, et de l'expérience. Les enfants qui n'avaient que cinq ou six ans lors de la retraite forcée de leurs parents, ont eu pour précepteur le curé du voisinage, et n'ont pu. tout au plus acquérir quelques idées justes qu'en devenant gardes d'hon- neur ou auditeurs vers 1809. (C'est ainsi ([ue M. de Santa-Rosa était sous-préfet sur la côte de Gènes.) Tout ce qui est né vers 1810 est maintenant élevé par les jésuites de Modène, c'est-à-dire entouré de flatteurs dès l'âge de huit ans, et sera parfaitement imbécile vers 1827. L'égoïsme et l'habitude de se dénoncer réciproquement forment la base de cette éducation. (Voir les Constitutions des jésuites, édition de Prague.) J'ajouterai une grande et utile vérité, c'est qu'il y a des exceptions. Plusieurs enfants riches, nés vers 1800, sont chez M. de Fellenberg, près de Berne ; quelque aristocratique et même ten- dant à établir des castes que soit ce collège, il est moins absurde et par conséquent plus nuisible à la civilisation que les jésuites. Les nobles peu riches envoient leurs enfants à l'université de Pavie. L'un de ces élèves me disait : « En temps de guerre, un paysan italien doit avoir le droit de tuer tout homme qu'il rencontre et qui ne parle pas italien. « L'Au- triche déclare incapables de servir l'Etat tous les enfants élevés hors de son territoire ; il n'y a d'excep- tion que pour les collèges de la Toscane : les enfants en reviennent raisonnables comme des vieillards et incapables de tout mouvement généreux *. 316 STENDHAL Semblables à leurs pères du moyen âge, les Ita- liens de 1830 aimeront passionnément la liberté, mais sans savoir comment s'y prendre pour l'éta- blir. Ils feront d'abord, comme il est indispensable, des gouvernements révolutionnaires, mais jamais ne pourront renvoyer ceux-ci pour faire marcher un gouvernement constitutionnel ; leur jactance les empêchera d'imiter la France ^. Il faut quitter Bologne, cette ville de gens d'es- prit. Depuis quinze jours, j'avais très bien trouvé le genre de vie convenable à mes goûts et aux plai- sirs qu'offre le pays ; ce n'est pas peu. Le voyage le plus agréable offre bien des moments où l'on re- grette la douce intimité de la société habituelle. Le désappointement est d'autant plus sensible que l'on se figure communément qu'un voyage en Italie est une succession non interrompue de moments délicieux. Il ne suffit pas pour tuer des perdreaux qu'un pays abonde en gibier, il faut encore se pro- mener un fusil à la main. Les trois quarts des voya- geurs ne connaissent que les plaisirs de la société, et ne sentent pas ceux des beaux-arts. Certains riches industriels même ne comprennent ni les uns ni les autres ; il leur faut une cour de parasites. Beaucoup d'Anglais se bornent à lire dans chaque 1. En 1822, à Naplcs comme en Espagne, l'on se moquait outrageusement de la tête légère des Français, qui n'avaient su conquérir qu'une demi-liberté, et ce en payant deux fois plus d'impôts qu'en 1789 *. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 317 endroit les descriptions «ju'en ont laissées les poètes latins, et s'en vont en maudissant les mœurs ita- liennes, qu'ils ne connaissent que par leurs rapports avec la plus basse classe. Or la Turquie est le seul des})otisme qui ait laissé la jjrohité aux liasses classes. A Bologne, je me suis abonné avec le custode du musée de la ville. Dès que j'ai une demi-beure sans visite à faire ou sans promenade, je monte à ce musée, souvent })our voir un seul tableau, la Sainte Cécile de Rapbaël, ou le portrait du Guide, ou la Sainte Agnès du Dominiquin. Je vais presque tous les matins à Casalecchio, promenade pittoresque à la cascade du Reno : c'est le Bois de Boulogne de Bologne ; ou à la Montagnola : c'est là que se tient le coi'so du pays. C'est une promenade de la gran- deur des Tuileries, fort bien plantée d'arbres par Napoléon, et élevée d'une trentaine de pieds au- dessus de l'immense plaine qui commence à la Montagnola ; et au nord, la première colline qui vient l'interrompre est celle de Yicence, à vingt-six lieues d'ici. Le reste de mon temps se passe en vi- sites ou à flâner sous le portique de Saint-Pétrone. Les jours de pluie, je lis mes chers historiens du moyen âge : Jean, Matthieu et Philippe Villani,. Ammirato, ^'elluti, les chroniques de Pise, de Sienne, de Bologne, la vie du grand ministre Acciajoli par Matthieu Palmieri ; les annales de Pistoie par Tronci, Malevolti, Poggio, Capponi, Bruni, Buonin- 318 STENDHAa segni, Malespini, Corio, Soldo, Sanuto, Dei, Buonac- corsi, Nardi, Nerli, tous gens chez qui la fausse culture * de nos académies n'a point détruit le talent de narrer. Je ne prétends point dicter de plan de conduite aux voyageurs ; chacun pour soi dans ce genre : je raconte le mien. J'ai trouvé chez les femmes de Bologne deux ou trois genres de beauté et d'esprit dont je n'avais pas d'idée. Je n'avais jamais vu la beauté la plus tendre réunie au génie le plus singulier, comme chez ma- dame Gherardi ^, 1. Malgré la peur des gouvernements, qui, depuis 1821, se résout en tyrannie pour tomber sur la tète des sujets *, on bâtit à Bologne, comme partout, beaucoup de mîiisons nouvelles : ce signe montre la civilisation et l'aisance semées en Italie par Napoléon, et que n'ont pu encore extirper les soins des obscurants et la chute des gendarmeries. Bologne étant fort malheureuse en 1827, la crainte de les compro- mettre m'a empêché de nommer les gens d'esprit qui ont bien voulu m'accueillir avec indulgence. La même raison s'oppose à la publication de certaines anecdotes trop caracté- ristiques. Après le cardinal Lante, Bologne a été admirable- ment gouvernée par M. le cardinal Spina, que nous avons vu à Paris aumônier de madame la princesse Borghèse. C'est par amour pour ce légat que Bologne n'a pas secondé le mouvement constitutionnel de Naples. Mais le cardinal Spina a été rappelé par Léon XII et remplacé par M. le car- dinal Albano. Je dirai au voyageur paresseux que mon but en voyageant n'était pas d'écrire ; mais la vie de voyageur rompant toutes les habitudes, force est bien de recourir au grand dispensateur du bonheur ; il faut s'imposer un travail, sous peine de regretter Paris. On écrit au crayon dans les moments perdus, en attendant les chevaux de poste, etc. ; l'été, on écrit assis dans les églises, lieux très frais, d'une jolie obscurité, et qui se trouvent exempts d'insectes et de ROME, NAPLES ET FLORENCE 319 Pietra-Mala, 19 janvier. — En quittant Bologne pour traverser l'Apennin, la route de Florence suit d'abord une jolie vallée, à peu près horizontale. Après avoir marché une heure à côté du torrent, nous avons commencé à monter au milieu de petits bois de châtaigniers qui bordent le chemin. Arrivés à Loïano et regardant au nord, nous avons trouvé une vue magnifique : l'œil prend en travers cette fameuse plaine de Lombardie, large de quarante lieues, et qui, en longueur, s'étend de Turin à Ve- nise. J'avouerai qu'on sait cela plus qu'on ne le voit ; mais on aime à chercher tant de villes célèbres au milieu de cette plaine immense et couverte d'arbres comme une forêt. L'Italien aime à faire le cicérone ; le maître de poste de Loïano a voulu me persuader que je voyais la mer Adriatique (dix- neuf lieues) : je n'ai point eu cet honneur-là. Sur la gauche, les objets sont plus voisins de l'œil, et les sommets nombreux des Apennins présentent l'image singulière d'un océan de montagnes fuyant en vagues successives. Je bénis le ciel de n'être pas savant : ces amas de rochers entassés m'ont donné ce matin une émotion bruit. Je ne notais pas, en voyageant, la dixième partie de mes sensations distinctes. Aujourd'hui je ne me rappelle que ce que j'ai écrit ; souvent même, en relisant ces notes qui sont restées cachetées depuis dix ans, telles que le courrier extraordinaire de la maison N... les apporta à Paris, il me semble lire un voyageur contemporain. (1826.) .320 STENDHAL assez vive (c'est une sorte de beau), tandis que mon compagnon, savant géologue, ne voit, dans cet aspect qui me frappe, que des arguments qui don- nent raison à son compatriote, M. Scipion Brcislak *, contre des savants anglais et français. M. Breislak, né à Rome, prétend que c'est le feu qui a formé tout <^e que nous voyons à la surface du globe, mon- tagnes et vallées. Si j'avais les moindres connais- sances en météorologie, je ne trouverais pas tant de plaisir, certains jours, à voir courir les nuages ■et à jouir des palais magnifiques ou des monstres immenses qu'ils figurent à mon imagination. J'ob- servai une fois un pâtre des chalets suisses qui passa trois heures, les bras croisés, à contempler les som- mets couverts de neige du Jung-Frau *. Pou:* lui, c'était une musique. Mon ignorance me rapproche souvent de l'état de ce pâtre. Une promenade de dix minutes nous a conduits à un trou rempli de petites pierres d'où s'exhale un gaz qui brûle presque toujours ; nous avons jeté une bouteille d'eau sur ces pierres ; aussitôt le feu a redoublé, ce qui m'a valu une explication d'une heure qui eût transformé pour moi, si je l'eusse écoutée, une belle montagne en un laboratoire de chimie. Enfin mon savant s'est tu, et j'ai pu enga- ger la conversation avec les paysans réunis autour du foyer de cette auberge de montagne ; il y a loin ■de là au charmant salon de madame Martinetti, où nous étions hier soir. \'oici un conte que je viens ROME, NAPLES ET FLORENCE 321 d'entendre sous l'immense cheminée de l'auberge de Pietra-Mala. Il y a près de deux ans qu'on s'aperçut avec ter- reur, à Bologne et à Florence, qu'en suivant la route sur laquelle nous sommes, les voyageurs disparais- saient. Les recherches de deux gouvernements sans nerf n'arrivèrent qu'à cette certitude, c'est que jamais on ne trouvait de dépouilles dans les montagnes de l'Apennin. Un soir, la tourmente força un Espagnol et sa femme à s'arrêter dans une infâme auberge de Pietra-Mala, le village où nous sommes : rien de plus sale et de plus dégoûtant, et cependant l'hôtesse, pourvue d'une figure atroce, portait des bagues de diamant. Cette femme dit aux voyageurs qu'elle va envoyer emprunter des draps blancs chez le curé, à trois milles de distance. La jeune Espagnole est mortellement effrayée de l'aspect sinistre de l'auberge ; sous prétexte d'aller chercher un mouchoir dans le carrosse, le voyageur fait un signe au vetturino et lui parle sans être vu ; celui-ci, qui avait entendu parler de disparitions de voyageurs, avait autant de peur au moins. Ils con- viennent bien vite de leurs faits. En présence de l'hôtesse, l'Espagnol lui recommande de les réveiller à cinq heures du matin, au plus tard. Le voyageur et sa femme se disent malades, mangent fort peu au souper, et se retirent dans leur chambre ; là, mou- rant de peur et prêtant l'oreille, ils attendent que tous les bruits aient cessé dans la maison, et vers Rome, Naples et Florence, I 21 322 STENDHAL les une heure ils s'échappent et vont rejoindre le çetturino, qui était déjà à un quart de lieue, avec ses chevaux et sa voiture. De retour à Florence, le i^etturino conta sa peur à son maître, M. Polastro, homme fort honnête. La police, sollicitée par lui, eut beaucoup de peine à faire arrêter un homme sans aveu qui paraissait souvent à cette auberge de Pietra-Mala. Menacé de la mort, il révéla que le curé Biondi, chez lequel l'hôtesse envoyait emprunter des draps blancs, était le chef de leur bande, qui arrivait à l'auberge sur les deux heures du matin, au moment où l'on suppo- sait les voyageurs endormis. Il y avait toujours de l'opium dans le vin servi au souper. La loi de la bande était de tuer les voyageurs et le çetturino ; cela fait, les voleurs rejjlaçaient les corps morts dans la voiture, et la faisaient traîner par les che- vaux dans quelque endroit désert, entre les sommets de l'Apennin. Là, les chevaux eux-mêmes étaient tués, la voiture et les effets des voyageurs brûlés ; on ne conservait absolument que l'argent et les bijoux. On enterrait avec le plus grand soin les cadavres et les débris de la voiture ; les montres et les joyaux étaient vendus à Gênes. Réveillée enfin par cet aveu, la police surprit toute la bande à un grand dîner dans le presbytère de Biondi : on trouva chez elle la digne hôtesse qui, en envoyant prendre des draps, donnait avis à la troupe que des voyageurs dignes de ses soins venaient d'arriver à l'auberge. ROME, NAPLES ET FLORENCE 323 D'après tout ce qu'on m'a dit, je vois que je serai obligé de penser du mal des Florentins actuels. Je ne veux pas du moins trahir les lois * de l'hospita- lité, et je viens de brûler dix-sept lettres de recom- mandation que j'avais pour Florence. Florence, 22 jaiwier. — Avant-hier, en descen- dant l'Apennin pour arriver à Florence, mon cœur battait avec force. Quel enfantillage ! Enfin, à un détour de la route, mon œil a plongé dans la plaine, et j'ai aperçu de loin, comme une masse sombre, Santa Maria del Fiore et sa fameuse coupole, chef- d'œu^Te de Brunelleschi. « C'est là qu'ont vécu le Dante, Michel-Ange, Léonard de Vinci ! me disais-je; voilà cette noble ville, la reine du moyen âge ! C'est dans ces murs que la civilisation a recommencé; là, Laurent de Médicis a si bien fait le rôle de roi, et tenu une cour où, pour la jDremière fois depuis Auguste, ne primait pas le mérite militaire. » Enfin, les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d'état de raisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d'une femme qu'on aime. En approchant de la porte San Gallo et de son mauvais arc de triomphe, j'aurais volontiers embrassé le premier habitant de Florence que j'ai rencontré. Au risque de perdre tous ces petits effets qu'on a autour de soi en voyageant, j'ai déserté la voiture aussitôt après la cérémonie du passe-port. J'ai si sou- vent regardé des vues de Florence, que je la con- 324 STENDHAL naissais d'avance ; j'ai pu y marcher sans guide. J'ai tourné à gauche, j'ai passé devant un Hbraire qui m'a vendu deux descriptions de la ville {guide). Deux fois seulement j'ai demandé mon chemin à des passants qui m'ont répondu avec une poli- tesse française et un accent singulier, enfin je suis arrivé à Santa Croce. Là, à droite de la porte, est la tombe de Michel- Ange ; plus loin, voilà le tombeau d'Alfieri, par Canova : je reconnais cette grande figure de l'Italie. J'aperçois ensuite le tombeau de Machiavel ; et vis-à-vis de Michel-Ange, repose Galilée. Quels hommes ! Et la Toscane pourrait y joindre le Dante, Boccace et Pétrarque. Quelle étonnante réunion! Mon émotion est si profonde, qu'elle va presque jusqu'à la piété. Le sombre religieux de cette église, son toit en simple charpente, sa façade non terminée, tout cela parle vivement à mon âme. Ah ! si je pouvais oublier!... Un moine s'est approché de moi; au lieu de la répugnance allant presque jusqu'à l'hor- reur physique, je me suis trouvé comme de l'amitié pour lui. Fra Bartolomeo de San Marco fut moine aussi ! Ce grand peintre inventa le clair-obscur, il le montra à Raphaël, et fut le précurseur du Cor- rège. J'ai parlé à ce moine, chez qui j'ai trouvé la politesse la plus parfaite. Il a été bien aise de voir un Français. Je l'ai prié de me faire ouvrir la cha- pelle à l'angle nord-est, où sont les fresques du Vol- terrano. Il m'y conduit et me laisse seul. Là, assis ROME, NAPLES ET FLORENCE 32- sur le marche-pied d'im prie-Dieu, la tète renversée et appuyée sur le puj>itre, pour pouvoir regarder au plafond, les Sibylles du Volterrano m'ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m'ait jamais fait. J'étais déjà dans une sorte d'extase, par l'idée d'être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté su- blime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J'étais arrivé à ce point d'émotion où se ren- contrent les sensations célestes données par les beaux- arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j'avais un battement de cœur, ce qu'on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez, moi, je marchais avec la crainte de tomber. Je me suis assis sur l'un des bancs de la place de Santa Croce ; j'ai relu avec délices ces vers de Fos- colo, que j'avais dans mon portefeuille : je n'en voyais point les défauts : j'avais besoin de la voix d'un ami partageant mon émotion : lo quando il monumento Vidi ove posa il corpo di quel grande Che temprando lo scettro a'regnatori Gli allôr ne sjronda, ed aile genli svela Di che lagrime grandi e di che sangue : E V arca di colui che nuovo Olimpo Alzô in Roma a' Celesti ; e di chi vide Solto V etereo padiglion rotarsi Piii mondi, e il Sole irradiarli immoto, Onde air Anglo clie tanta ala vi stese Ro5iE, Naples et Florence, I 21i 326 STENDHAL Sgombrô primo le vie del firmamenio ; Te beata, gridai, per le felici Aura pregne di vita, e pe' lavacri Che da' suoi gioghi a te versa Apennino 1 Lieta delV aer tuo veste la Luna Di luce Umpidissima i tuoi colli Per vendemmia festanti ; e le convalli Popolate di case e d' oliveti Mille di fiori al ciel mandano incensi : E tu prima, Firenze, udivi il carme Che allegro Vira al Ghibellin fuggiasco, E tu i cari parenii e l'idïoma Desti a quel dolce di Calliope labbro Che Amore in Grecia nudo e nudo in Pioma D'un vélo candidissimo adornando, Rendea nel grembo a Venere Céleste : Ma piii beata chè in un tempio accolte Serbi V Itale glorie, uniche forse, Da che le mal vietate Alpi e l'alterna Omnipotenza délie umane sorti Armi e soslanze t' invadeano ed are E patria e, tranne la memoria, tutio. E a questi marmi Venne spesso Vittorio ad ispirarsi. Iralo a' patrii Numi, errava muio Ove Amo è piii deserto, i campi e il cielo Desïoso mirando ; e poi che nullo Vivente aspetto gli molcea la cura, Qui posava V austero, e avea sul volto Il pallor délia morte e la speranza. Con questi grandi abita eterno : e V ossa Fremono amor di patria * Le surlendemain, le souvenir de ce que j'avais senti m'a donné une idée impertinente : il vaut ROME, NAPLES ET FLORENCE 327 mieux, pour le bonheur, nie disais-]e, avoir le coeur ainsi fait que le cordon bleu. 23 janvier. — J'ai passé toute la journée d'hier dans une sorte de préoccupation sombre et histo- rique. Ma première sortie a été pour l'église del Carminé, où sont les fresques de Masaccio ; ensuite, ne me trouvant pas disposé comme il le faut pour sentir les tableaux à l'huile du palais Pitti ou de la galerie, je suis allé visiter les tombeaux des Médicis, à San Lorenzo, et la chapelle de Michel-Ange, ainsi nommée à cause des statues faites par ce grand homme. Sorti de San Lorenzo, j'errais au hasard dans les rues ; je considérais, dans mon émotion muette et profonde (les yeux très ouverts et ne pouvant parler), ces palais bâtis vers 1300 par les marchands de Florence : ce sont des forteresses. Je regardais, tout à l'entour de Santa Maria del Fiore (bâtie en 1293), ces arcades légèrement go- thiques, dont la pointe élégante est formée par la réunion de deux lignes courbes (comme la partie supérieure des fleurs de lis frappées sur les pièces de cinq francs). Cette forme se retrouve sur toutes les portes d'entrée des maisons de Florence ; mais les modernes ont fermé avec un mur les arcades qui entouraient la place immense au milieu de la- quelle Santa Maria del Fiore s'élève isolée. Je me sentais heureux de ne connaître personne, et de ne pas craindre d'être obligé de parler. Cette 328 STENDHAL architecture du moyen âge s'est emparée de toute mon âme ; je croyais vivre avec le Dante. Il ne m'est peut-être pas venu dix pensées aujourd'hui, que je n'eusse pu traduire par un vers de ce grand homme. J'ai honte de mon récit, qui me fera passer pour égotiste *. Comme on voit bien, à la forme solide de ces palais, construits d'énormes blocs de pierre qui ont conservé brut le côté qui regarde la rue, que souvent le danger a circulé dans ces rues ! C'est l'absence de danger dans les rues qui nous fait si petits. Je viens de m'arrêter seul, une heure, au milieu de la petite cour sombre du palais bâti dans la i^ia Larga par ce Côme de Médicis, que les sots appellent le Père de la patrie. Moins cette archi- tecture vise à imiter le temple grec, plus elle rap- pelle les hommes qui ont bâti et leurs besoins, plus -elle fait ma conquête. Mais, pour conserver cette illusion sombre qui, toute la journée, m'a fait rêver à Castruccio Castracani, à Uguccione délia Fagiola, etc., comme si j'avais pu les rencontrer au détour de chaque rue, j'évite d'abaisser mes regards sur les petits hommes effacés qui passent dans ces rues sublimes, encore empreintes des passions du moyen âge. Hélas ! le bourgeois de Florence d'aujourd'hui n'a aucune passion * ; car leur avarice n'est pas même une passion : ce n'est qu'une des conve- nances de l'extrême vanité combinée avec la pau- vreté extrême. ROME, NAPLES ET FLORENCE 329 Florence, pavée de grands blocs de pierre blanche de forme irrégulière, est d'une rare propreté ; on respire dans ses rues je ne sais quel parfum singu- lier. Si l'on excepte quelques bourgs hollandais, Florence est peut-être la ville la plus propre de l'univers, et certainement l'une des plus élégantes. Son architecture gréco-gothique a toute la pro- preté et tout le fini d'une belle miniature. Heureu- sement pour la beauté matérielle de Florence, ses habitants perdirent, avec la liberté, l'énergie qu'il faut pour élever de grands édifices. Ainsi l'œil n'est point choqué ici par ces indignes façades à la Pier Marlni, et rien ne trouble la belle harmonie de ces rues, où respire le beau idéal du moyen âge. En vingt endroits de Florence, par exemple en descendant du pont délia Trinità et passant devant le palais Strozzi, le voyageur peut se croire en l'an 1500. Mais, malgré la rare beauté de tant de rues pleines de grandiose et de mélancolie, rien ne peut être comparé au Palazzo Vecchio. Cette forteresse, bâtie en 1298 par les dons volontaires des négo- ciants, élève fièrement ses créneaux de brique et ses murs d'une hauteur immense, non pas dans quelque coin solitaire, mais au milieu de la plus belle place de Florence. Elle a au midi la jolie galerie de Vasari, au nord la statue équestre d'un Médicis, à ses pieds le David de Michel-Ange, le Persée de Benvenuto Cellini, le charmant portique 330 STENDHAL des Lanzi, en un mot, tous les chefs-d'œuvre des arts à Florence, et toute l'activité de sa ci\'ilisation. Heureusement cette place est le boulevard de Gand du pays, le lieu où l'on passe sans cesse. Quel édi- fice d'architecture grecque en pourrait dire autant que cette forteresse du moyen âge, pleine de rudesse et de force comme son siècle ? « Là, à cette fenêtre, du côté nord, me disait mon cicérone, fut jjendu l'archevêque Pazzi, revêtu de ses habits pontifi- caux. » Je regrette l'ancienne tour du Louvre. L'archi- tecture gallo-grecque qui l'a remplacée, n'est pas d'une assez sublime beauté pour parler à mon âme aussi haut que la vieille tour de Philippe-Auguste. (Je viens d'ajouter cette comparaison pour expli- quer mon idée ; quand pour la première fois je me trouvai à Florence, je ne pensais à rien qu'à ce que je voyais, pas plus au Louvre qu'au Kamtchatka.) A Florence, le Palazzo Vecchio et le contraste de cette réalité sévère du moyen âge, apparaissant au milieu des chefs-d'œuvre des arts et de l'insigni- fiance des marchesini modernes, produit l'effet le plus grandiose et le plus vrai. On voit les chefs- d'œuvre des arts enfantés par l'énergie des passions, et plus tard tout devenir insignifiant, petit, con- tourné, quand la tempête des passions cesse d'enfler la voile qui doit faire marcher l'âme humaine, si impuissante quand elle est sans passions, c'est-à-dire sans vices ni vertus *. ROME, NAPLES ET FLORENCE 331 Ce soir, assis sur une chaise de paille, en avant du café, au milieu de la grande place et vis-à-vis le Palazzo Vecchio, la foule et le froid, fort peu consi- déraLles l'un et l'autre, ne m'empêchaient point de voir tout ce qui s'était passé sur cette place. C'est là que vingt fois Florence essaya d'être libre, et que le sang coula pour une constitution impossible à faire marcher. Insensiblement la lune, qui se levait, est venue marquer sur cette place si propre la grande ombre du Palazzo Vecchio, et donner le charme du mystère aux colonnades de la galerie, par-dessous lesquelles on aperçoit les maisons éclairées au delà de l'Arno. Sept heures ont sonné au beffroi de la tour ; la crainte de ne pas trouver de place au théâtre m'a forcé à quitter ce spectacle terrible : j'assistais, pour ainsi dire, à la tragédie de l'histoire. Je vole au théâtre du Hhohhomero *, c'est ainsi qu'on prononce le mot Cocomero. Je suis furieusement choqué de cette langue florentine, si vantée. Au premier mo- ment, j'ai cru entendre de l'arabe, et l'on ne peut parler vite. La symphonie commence, je retrouve mon ai- mable Rossini. Je l'ai reconnu au bout de trois mesures. Je suis descendu au parterre, et j'ai de- mandé ; en effet, c'est de lui le Barbier de Séville qu'on nous donne. Il a osé, en homme d'un \Ta: génie, traiter de nouveau le canevas qui a valu tant de gloire à Paisiello. Le rôle de Rosine est rempli 332 STENDHAL pai' madame Giorgi, dont le mari était juge dans un tribunal sous le gouvernement français. A Bo- logne, l'on m'a montré un jeune officier de cavalerie qui fait le primo buffo *. Il n'y a jamais de honte, en Italie, à faire ce qui est raisonnable ; en d'autres termes, le pays est moins gâté par l'honneur à la Louis XIV *. Le Barbier de Séville de Rossini est un tableau du Guide : c'est la négligence d'un grand maître ; rien n'y sent la fatigue, le métier. C'est un homme d'in- finiment d'esprit sans aucune instruction. Un Beethoven qui aurait de telles idées, que ne ferait-il pas ? Ceci m'a l'air un peu pillé de Cimarosa *. Je ne trouve d'absolument nouveau *, dans le Barbier de Séville, que le trio du second acte entre Rosine, Almaviva et Figaro *. Seulement, ce chant, au lieu d'être appliqué à une résolution d'intrigue, devrait l'être à des paroles de caractère et de parti pris. Quand le danger est vif, quand une minute peut tout perdre ou tout sauver, il est trop choquant d'entendre répéter dix fois les mêmes paroles ^. Cette absurdité nécessaire de la musique peut être facilement sauvée. Depuis trois ou quatre ans, Rossini fait des opéras où il n'y qu'un morceau ou deux dignes de l'auteur de Tancredi et de V Ita- liana in Algeri. Je proposais ce soir de réunir, sur 1. Pour la musique, ce sont dix idées différentes. (1817.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 333 un seul opéra, tous ces morceaux Ijrillants. J'aime- rais mieux avoir fait le trio du Barbier de Sé^ille que tout l'opéra de Solliva, qui me plaisait tant à Milan *. 24 janvier. — J'admire de plus en plus le Barbier. Un jeune compositeur anglais, qui m'a tout l'air d'être sans génie, était scandalisé de l'audace de Rossini. Toucher à un ouvrage de Paisiello * ! Il m'a conté un trait d'insouciance. Le morceau le plus célèbre de l'auteur napolitain est la romance : Je suis Lindor *. Un chanteur espagnol, Garcia, je crois, a proposé à Rossini un air que les amants chantent sous les fenêtres de leurs maîtresses, en Espagne ; la paresse du maestro .'en est bien vite emparée * : rien de plus froid * ; c'est un portrait mis dans un tableau d'histoire. Tout est pauvre au théâtre de Florence, habits, décorations, chanteurs : c'est comme une ville de France du troisième ordre. On n'y a de ballets que dans le carnaval. En général, Florence, située dans une vallée étroite, au milieu de montagnes pelées, a une réputation bien usurpée. J'aime cent fois mieux Bologne, même pour les tableaux ; d'ailleurs, Bologne a du caractère et de l'esprit. A Florence, il y a de belles livrées et de longues phrases. Le français, en Italie, ne passe pas Bologne et Flo- rence *. Le caractère le plus rare chez un jeune Italien est, 334 STENDHAL ce me semble, celui de la famille Primrose : « They had but one character, that of being ail equally gêne- rons, credulous, simple and inoffenswe \ » De telles familles ne sont pas rares en Angleterre. L'ensemble des mœurs y produit des jeunes filles d'un carac- tère angélique, et j'ai vu des êtres aussi parfaits que les fdles du bon ministre de Wakefield ; mais il faut Vhabeas corpus, et, je ne dirai pas les lois, mais les usages anglais, pour fournir aux poètes de tels caractères. Dans la sombre Italie, une créa- ture simple et inojfensiçe serait bientôt détruite *. Toutefois, si la candeur anglaise peut exister quelque part ici, c'est au sein d'une famille floren- tine qui vit à la campagne. A Milan, l'amour-pas- sion viendrait bientôt animer cette candeur et lui donner plus de charme, mais un autre charme. A en juger par les physionomies et par des obser- vations faites à Vanglaise, c'est-à-dire à la table d'hôte de madame Imbert, au café et au spectacle, le Florentin est le plus poli des hommes, le plus soigneux, le plus fidèle à ses petits calculs de con- venance et d'économie. Dans la rue, il a l'air d'un commis à dix-huit cents francs d'appointements, qui, après avoir bien brossé son habit et ciré lui- même ses bottes, court à son bureau pour s'y trouver à l'heure précise. Il n'a pas oublié son parapluie, car 1. « On voyait chez tous ces enfants le même caractère ; ils étaient également généreux, crédules, simples et inoffensifs. » (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 335 le temps n'est pas sûr, et rien ne gâte un chapeau comme une averse. En arrivant de Bologne, ce pays des passions, comment n'être pas frappé de quelque chose d'étroit €t de sec dans toutes ces têtes ^ ? En revanche, quoi de plus beau que mesdames Paz... et Mozz... ? 28 janvier. — L'instinct musical me fit voir, dès le premier jour de mon arrivée, quelque chose à^ inexaltahle dans toutes ces figures ; et je ne fus nullement scandalisé, le soir, de leur manière sage et décente d'écouter le Barhier de Séi'ille. Ce ne sont pas là précisément les qualités qui brillent dans la Cetra Sp... *, chanson qui fut chantée le carnaval dernier, en présence des personnes mêmes dont elle célèbre les galants exploits. C'est le triomphe de l'amour physique. Une scène tellement singulière me porterait à croire que V amour-passion se ren- contre rarement chez les Florentins. Tant pis pour eux ; ils n'ont qu'un pauvre supplément, mais qui a l'avantage immense de ne jamais conseiller de folies. Voici les premiers couplets : 1. Je saute plusieurs pages ; car, pour ce qui touche à la connaissance du cœur humain et à ce qu'on appelle vulgaire- ment philosophie, l'année 1826, tout occupée de la critique de la raison pure et du détrôncment de Condillac, me semble éprouver un éloignement marqué pour les faits racontés sans pathos. Les gens adroits les craignent, les jeunes têtes ne les trouvent pas assez favorables au mysticisme et au spiritualisme. (1826). 336 STENDHAL IVel di che bollono D'amor le tr esche Sotto le tuniche Carnoi^alesche ; Nume d'Arcadia, lo non t'invoco, Che i cersi ahhondano Ben d'altro foco. Sul Pindo piangono Le nove Ancelle Che teco <,>u'ono Senipre zitelle. Je conseille au voyageur de se procurer cette admirable chanson, et de se faire montrer aux Cascine * ou au spectacle les dames qui assistèrent à la première lecture, et qui sont nommées tout au long dans le petit poème de M. le comte Giraud. Je n'ose raconter pourquoi huit dames ont été der- nièrement mises aux arrêts chez elles, par le grand- duc Ferdinand III. La contre-partie de ces habitudes sociales, sui- vant moi si peu favorables au bonheur, c'est le pouvoir immense du prêtisme *. Tôt ou tard, per- sonne ne pourra se passer ici d'un billet de confes- sion. Les esprits forts du pays en sont encore à s'étonner de telle hardiesse que le Dante se permit contre le papisme, il n'y a que cinq cent dix ans. Quant aux libéraux de Florence, je les comparerais volontiers à certains pairs d'Angleterre, fort hon- I ROME, NAPLES ET FLORENCE 337 notes gens d'ailleurs, mais qui croient sérieusement qu'ils ont droit à r,fouverner le reste de la nation dans leur propre avantage (Corn Laws). J'aurais compris cette erreur avant que l'Amérique ne vînt montrer que l'on peut être heureux sans aristo- cratie. Au reste, je ne prétends pas nier qu'elle ne soit fort douce ; quoi de mieux que de réunir les avantages de l'égoïsme et les plaisirs de la généro- sité ? Les libéraux de Florence croient, ce me semble, qu'un noble a d'autres droits qu'un simple citoyen, et ils demanderaient volontiers, comme nos mi- nistres, des lois pour protéger les forts. Un jeune Russe, noble, bien entendu, m'a dit aujourd'hui que Cimabue, Michel-Ange, le Dante, Pétrarque, Galilée €t Machiavel étaient patriciens : si telle est la vérité, il a raison d'en être fier. Ce sont les six plus grands hommes qu'ait produits ce pays industriel, et deux d'entre eux sont au nombre des huit ou dix plu? grands génies dont l'espèce humaine puisse s'enor- gueillir. Michel-Ange a de quoi faire la réputation d'un poète remarquable, d'un sculpteur, d'un peintre et d'un architecte du premier ordre. Assis en dehors de la porte de Livourne, où je passe de longues heures, j'ai remarqué de fort beaux yeux chez les femmes de la campagne ; mais il n'y a rien dans ces figures de la douce volupté ni de l'air susceptible de passion des femmes de la Lom- bardie. Ce que vous ne trouverez jamais en Toscane, Rome, Naples et Florence, I 22 338 STENDHAL c'est l'air exaltable, mais en revanche, de l'esprit^ de la fierté, de la raison, quelque chose de finement provoquant. Rien n'est joli comme le regard de ces belles paysannes, si bien coiffées avec leur plume noire, jouant sur leur j^etit chapeau d'homme. Mais ces yeux si vifs et si perçants ont l'air plus disposés à vous juger qu'à vous aimer. J'y vois toujours l'idée du raisonnable, et jamais la possibilité de faire des folies par amour. Ces beaux yeux brillent du feu de la saillie bien plus que de celui des passions. Les paysans de la Toscane forment, je le crois sans peine, la population la plus singulière et la plus spitiruelle de toute l'Italie. Ce sont peut-être, dans leur condition, les gens les plus civilisés du monde. A leurs yeux, la religion est beaucoup plus une con- venance sociale à laquelle il serait grossier de man- quer, qu'une croyance, et ils n'ont guère peur de l'enfer. Si l'on veut consulter V échelle morale, on les trou- vera fort au-dessus des bourgeois à quatre mille livres de rente et à tête étroite qui garnissent les salons des sous-préfectures de France ; seulement la conscription n'excitait pas chez nous le même désespoir qu'en Toscane. Les mères suivaient leurs fds en hurlant jusque dans les rues de Florence, spectacle vraiment hideux. C'était, en revanche, un spectacle comique que la sévérité du préfet, M. Franchet, déconcertant d'un mot les petits ROME, NAPLES ET FLORENCE 339 moyens employés par l'avarice des chambellans de la princesse Elisa *, pour être dispensés de faire un hrimme. Les tableaux des grands peintres de l'école de Florence m'ont conduit, par un autre chemin, à la même idée sur le caractère national. Les Florentins de Masaccio et du Ghirlandajo auraient l'air de fous s'ils se présentaient aujourd'hui au grand café à côté de Santa Maria del Fiore ; mais, comjDarés aux personnages de Paul Yéronèse et du Tintoret (je choisis exprès des peintres sans idéal), ils ont déjà quelque chose de sec, d'étroit, de raisonnable, de fidèle aux convenances, d'INEXALTABLE, en un mot. Ils sont beaucoup plus près de la véri- table civilisation, et infiniment plus loin de ce qui m'inspire de l'intérêt dans un homme. Bernardino Luini, le grand peintre des Milanais (vous souvenez- vous des fresques de Saronno ?), est certainement très froid, mais ses personnages ont l'air de petits ^Yerther si vous les comparez aux gens sages des fresques de la Nunziata (chefs-d'œuvre d'André del Sarto). Afin que l'Italie offrît tous les contrastes, le ciel a voulu qu'elle eût un pays absolument sans passions : c'est Florence. Je cherche en vain dans l'histoire du dernier siècle un trait de passion dont la scène soit en Toscane. Rendez un peu de folie à ces gens-ci, et vous retrouverez des Pierre !Ma- renghi allant à la nage incendier les vaisseaux «nnemis. Qui eût dit, en 1815, que ces Grecs si 340 STENDHAL souples, si obséquieux envers les Turcs, étaient sur le point de devenir des héros ? Milan est une ville ronde et sans rivière jetée au milieu d'une plaine parfaitement unie, et que cou- pent cent ruisseaux d'eau vive. C'est au contraire dans une vallée assez peu large, dessinée par des montagnes pelées, et tout contre la colline qui la borne au midi, qu'on a bâti Florence. Cette ville qui, par la disposition des rues, ressemble assez à Paris, est placée sur l'Arno comme Paris sur la Seine. L'Arno, torrent auquel une digue transver- sale, pour le service d'un moulin, donne, sous les ponts de Florence, l'apparence d'une rivière, coule aussi d'orient en occident. Si l'on monte au jardin du palais Pitti, sur la colline méridionale, et que de là on fasse le tour des murs jusqu'au chemin d'Arezzo, on prendra une idée du nombre infini de petites collines dont la Toscane se compose ; couvertes d'oliviers, de vignes et de petites plates- bandes de blé, elles sont cultivées comme un jardin. En effet, l'agriculture convient au génie tranquille, paisible, économe des Toscans. Comme dans les tableaux de Léonard et de la première manière de Raphaël, la perspective est souvent terminée par des arbres sombres se dessi- nant sur l'azur d'un beau ciel. Les fameuses Cascine *, promenade où tout le monde va se montrer, sont situées comme les Champs-Elysées. Ce qui m'en déplaît, c'est que je ROME, NAPLES ET FLORENCE 341 les trouve encombrées de six cents Russes ou An- glais. Florence n'est qu'un musée plein d'étrangers ils y transportent leurs usages. La division en castes des Anglais, et le scrupule qu'ils mettent à s'y con- former, servent de texte * à cent contes plaisants. C'est ainsi que se venge de leur luxe la })auvre noblesse florentine, qui se rassemble chaque soir chez madame la comtesse d'Albany *, veuve d'un prétendant et amie d'Alfieri. M. Fabre (de Mont- pellier), à qui la postérité devra les portraits de ce grand tragique, m'a montré, en objets d'art, les choses les plus curieuses. Je dois à l'obligeance d'un moine de Saint-Marc la vue des fresques admirables que Fra Bartolomeo a laissées sur les murs de sa cellule. Cet homme de génie cessa de peindre pen- dant quatre ans par humilité chrétienne, et reprit ensuite les pinceaux sur l'ordre de son supérieur. Il y a quinze jours qu'un peintre de ma connais- sance allait faire des études d'après la jolie tête d'une jeune tresseuse de chapeaux de paille. Le peintre est un Allemand fort sage de quarante ans, ■et d'ailleurs les séances avaient lieu en présence de toute la famille, enchantée d'ajouter quelques paules à son mince ordinaire. Ces séances ont choqué le curé. « Si la jeune fdle continue, a-t-il dit, je la déshonorerai en la nommant à mon prône. )> Voilà *e qu'on n'oserait pas se permettre en terre papale ; voilà les fruits amers de la patience sans bornes et de l'égoïsme. Rome, Naples et Florence, I 22. 342 STENDHAL N'oubliez pas, si vous êtes sensible à la force ton- nante qu'un beau vers ajoute à une pensée éner- gique, de vous iDiocurer les sonnets : Berta non sazia et r Urna di Berta ; Et les épigrammes : Berta condoUa al fonte da plccina Di Berta lo scrù'aiio diceva al sor pieuano Mentre un gusioso piatto Berta scrocca Dissi a Berta : devi esser obligata Si sentiron suonar dei Francesconi Per cavalcare un buon caval da sella La Mezzi m' ha in secreto ricercato In mezzo ai Birri armati di pugnali Depuis quelques heures que je possède ces vers si vifs, je les aurai relus dix fois. J'avertis que la mère n'en prescrirait pas la lecture à sa fille ; on y trouve d'ailleurs plus d'énergie que de grâce. — Je sens que mon cœur déserte les arts de Bologne. Lisant le Dante uniquement et avec amour, je ne pense plus qu'aux hommes du xii^ siècle, simples et sublimes du moins par la force des passions et par l'esprit. L'élégance de l'école de Bologne, la beauté grecque et non italienne des têtes du Guide commencent à me choquer comme une sorte de profanation. Je ne puis me le dissimuler, j'ai de l'amour pour le moyen âge de l'Italie ^. 1. Je supprime toutes mes descriptions de tableaux. M. le président de Brosses a dit cent fois mieux * (tome II, pages 11 à 67). Le bon goût de ce contemporain de Voltaire m'étonne toujours. Quant à M. Bcnvcnuti et aux autres ROME, NAPLES ET FLORENCE 343 29 janvier. — Florence a sur l'Arno quatre beaux ponts, situés à distances à peu près égales, et qui for- ment, avec les quais et la colline du midi, garnie de cyprès se dessinant sur le ciel, un ensemble admirable. Cela est moins grandiose, mais bien plus joli que les environs du célèbre pont de Dresde. Le second des ponts de Florence, en descendant l'Arno, est chargé de boutiques d'orfèvrerie. C'est là que j'ai rencontré ce matin un lapidaire juif, avec lequel jadis je faillis me noyer ; Nathan est passionné pour sa religion, et pousse à un point étonnant une sorte de philosophie tranquille et l'art fort utile de payer peu pour toutes choses. Nous nous sommes revus avec beaucoup de plaisir. Il m'a conduit à l'instant, pour ne pas se séparer de moi et comme son associé, peintres venus depuis 1740, les tableaux de Girodet et des autres élèves de l'immortel David font plaisir à voir, si on les compare à la Mort de César, aux Travaux d'Hercule, à la Judith de M. Benvenuti. Comme les Florentines sont infiniment plus belles que les femmes nées à Paris, on trouve dans ces tristes tableaux quelques tètes d'un contour agréable. Ce qui rend si insipides les ouvrages de nos artistes modernes, c'est que le gouvernement s'obstine à ne commander que des tableaux de miracles à des gens qui n'ont peut-être pas toute la ferveur de Fra Bartolomeo. Pour courir la chance d'être quelque chose, il faut agir, peindre ou écrire sous la dictée de ses passions. Les artistes florentins, suivant toute apparence, sont trop sensés pour éprouver de ces mouvements inconvenants et dispendieux qu'on nomme passions. Sous ce rapport, ce sont des gens du meilleur ton. Je n'ai rien vu en Italie, parmi les tableaux modernes, qui rappelle, même de loin, je ne dirai pas la grâce céleste de Prud'hon, mais la Peste de Jafja, ou la tête de la Didon de M. le baron Guérin. {1826.) STENDHAL chez un homme auquel il a vendu dix louis une excel- lente pierre gravée de Pickler. Le marché, qui a duré' trois quarts d'heure, m'a semblé court ; excepté renonciation du prix, on n'y a pas prononcé un seul des mots qu'un Français eût employés en pareille occurrence. L'Italien qui achète une bague songe à faire collection pour ses descendants ; acquiert-il une estampe de trente francs, il en dépensera cin- quante pour la transmettre à sa postérité dans un cadre magnifique. J'ai vu à Paris M. le baron de S... dire en achetant un livre rare : // se i'endra cinquante francs à ma vente (c'est-à-dire à la vente qui suivra son décès). Les Italiens ne savent pas encore que rien de ce que fait un homme riche ne lui survit dix ans. La plupart des maisons de campagne où l'on a bien voulu me recevoir, appartenaient à la même famille depuis un siècle ou deux. Nathan m'a conduit ce soir dans une société de riches marchands, sous le prétexte de me faire voir un fort joli théâtre de marionnettes. Cette char- mante bagatelle n'a que cinq pieds de large, et pourtant offre une copie exacte du théâtre de la Scala. Avant le commencement du spectacle, on a éteint les lumières du salon : les décorations font beaucoup d'effet, parce que, quoique fort petites, elles ne sont pas traitées comme des miniatures, mais à la Lanfranc (par un élève de M. Peregô de Milan). Il y a de petites lampes proportionnées au reste, et tous les changements de décorations. f ROME, NAPLES ET FLORENCE 345 s'efTcctueiit rapidement et par les mêmes moyens qu'à la Scala ; rien de plus joli. Une troupe de vingt- quatre marionnettes de huit pouces de haut, qui ont des jambes de plomb et qu'on a payées un secjuin chacune, a joué une comédie délicieuse et un peu libre, abrégée de la Mandragore de Machiavel. Les marionnettes ont ensuite dansé un petit ballet avec beaucoup de grâce. Mais ce qui m'a charmé plus que le spectacle, c'est l'agrément et l'esprit de la conversation de ces Florentins, c'est le ton de politesse aisée avec lequel ils ont bien voulu m'accueillir. Quelle diffé- rence avec Bologne ! Ici, la curiosité qu'inspire une nouvelle figure l'emporte d'emblée sur l'intérêt qu'on prend à l'amant. X'a-t-on pas du temps de reste pour parler à celui-ci ? J'ai vu ce soir la raison embellie par toute l'amé- nité que peut lui donner une longue expérience ; l'urbanité et le savoir-vivre brillaient plus dans les discours que le naturel ou la vivacité, et les saillies, assez rares, ont été pleines de mesure. L'ensemble avait un tel agrément, que je me suis repenti un instant d'avoir jeté au feu mes lettres de recomman- dation. Il y avait là deux des personnes à qui j'étais recommandé. L'honneur cependant m'en faisait un devoir ; car jusqu'ici je n'ai dit que du mal des Florentins, tels que Côme III et Léopold les ont faits. Mais je ne dois pas être aveugle pour leurs qualités aimables : elles seraient tout à fait de mis3 346 STENDHAL à Paris, à la différence de l'amabilité bolonaise, qui semblerait de la folie, ou qui effaroucherait par le sans gêne. Heureusement on n'a presque pas parlé de littérature, on n'a dit qu'un mot sur Old Morta- lity, roman de Walter Scott, qui vient d'airiver au cabinet littéraire de M. Molini. On a cité huit ou dix vers de M. J.-B. Niccolini, qui réellement ont quelque chose de la magnificence de Racine. J'ai remarqué dans l'assemblée, fort nombreuse, cinq ou six femmes assez jolies, mais d'un air beaucoup trop raisonnable pour sembler femmes à mes yeux ; avec tant de raison, on ne doit comprendre que la partie matérielle de l'amour. J'oubliais que ce matin j'ai pris une sédiole pour aller voir la célèbre Chartreuse à deux milles de Florence. Le saint bâtiment occupe le sommet d'une colline sur la route de Rome ; vous le prendriez au premier aspect pour un palais ou pour une forte- resse gothique. L'ensemble est imposant, mais l'impression bien différente de celle que laisse la Grande Chartreuse (près de Grenoble). Rien de saint, rien de sublime, rien qui élève l'âme, rien qui fasse vénérer la religion : ceci en est plutôt une satire ; on songe à tant de richesses entassées pour donner à dix-huit fakirs le plaisir de se mortifier *. Il serait plus simple de les mettre au cachot et de faire de cette chartreuse la prison centrale de toute la Tos- cane. Elle pourrait bien n'avoir encore que dix-huit habitants, tant ces gens-ci me semblent bons calcu- ROME, NAPLES ET FLORENCE 347 lateurs et exempts des passions qui peuvent égarer l'homme. Un pauvre domestique corse, nommé Cosimo, a ces jours-ci scandalisé tout Florence. Ayant ap- pris que sa sœur, qu'il n'avait pas vue depuis vingt ans, s'était laissé séduire, dans les montagnes de la Corse, par un homme appartenant à une famille ennemie, et enfin avait pris la fuite avec cet homme, il a mis les affaires de son maître dans le plus grand ordre, et s'est allé brûler la cervelle dans un bois à une lieue d'ici. Ce qui est exactement raisonnable ne donne pas prise aux beaux-arts ; j'estime un sage républicain des Etats-Unis, mais je l'oublie à tout jamais en quelques jours : ce n'est pas un homme pour moi, c'est une chose. Je n'oublierai jamais le pauvre Cosimo ; cette déraison m'est-elle personnelle ? Le lecteur va répondre. Je ne trouve rien à blâmer, mais rien d'intéressant chez les sages Toscans. Par exemple, leur cœur ne fait aucune différence entre le droit d'être libre et la tolérance de faire ce qui leur plaît, dont ils jouissent sous un prince (Ferdinand III) rendu sage par l'exil *, mais qui jadis fit commencer neuf mille procès de ten- dance au jacobinisme, contre pareil nombre de ses sujets (sic dicitur). Le bourgeois toscan, d'un esprit timide, jouit du calme et du bien-être, travaille à s'enrichir et un peu à s'éclairer, mais sans songer le moins du monde à prendre place dans le gouvernement de l'État. 348 STENDHAL Cette seule idée, qui le détournerait du soin de son petit pécule, lui fait une peur hoirible, et les nations étrangères qui s'en occupent lui semblent un ramas- sis de fous. Les Toscans me représentent l'état des bourgeois de l'Europe à la cessation des violences du moyen âge. Ils dissertent sur la langue et sur le prix des huiles, et, du reste, craignent si fort le trouble, même celui qui mènerait à la liberté, que, sollicités par un nouveau Cola di Rienzi, probablement ils se battraient contre lui et pour le despotisme actuel. A de tels hommes, il n'y a rien à dire : gaudeant bene nati. Tel serait peut-être l'état de torpeur de la plus grande partie de l'Europe, si nous avions eu un gouvernement assoupissant comme celui de la Toscane. Ferdinand a compris qu'il n'avait ni assez de soldats ni assez de courtisans pour vivre heureux au milieu de l'exécration publique. Il vit en bon homme, et on le rencontre seul dans les rues de Florence. Le grand-duc a trois ministres, dont un ultra, M. le prince Neri Corsini, et deux fort rai- sonnables, MM. Fossombroni, géomètre célèbre, et Frullani ; il ne les voit qu'une fois par semaine, et ne gouverne presque pas. Chaque année, Ferdi- nand III commande pour trente mille francs de tableaux aux mauvais peintres que lui désigne l'opinion publique, qui les admire ; chaque année aussi, il achète une ou deux belles terres. Pour peu que le ciel conserve cet homme raisonnable à la ROME, NAPLES ET FLORENCE 340 Toscane, je suis convaincu (ju'il finira j)ar lui j)ro- poser de la gouverner gratis. On fait le plus grand éloge de sa femme, princesse de Saxe, et de la sœur de sa femmiC, qui a épousé le prince royal (régnant en 1826). S'il n'y avait ])as d'intrigues et de prê- tisiue * dans les petites villes de Toscane, on y vivrait fort heureux ; car le peuple nomme lui- même ses maires et officiers municipaux (anziani). Mais tout cela est nominal, comme l'invitation que l'empereur Léopold fit au sénat de Milan (1790) de délibérer sur les choses utiles au pays. Ces bourdes- là sont prises au sérieux par les Roscoë et autres grands historiens anglais. La maréchale de Rochefort disait au célèbre Duclos : « Pour vous, je ne suis pas en peine de votre paradis : du pain, du fromage et la première venue, et vous voilà heureux. » Le lecteur voudrait- il d'un tel bonheur ? N'aime-t-il pas mieux le mal- heur passionné et déraisonnable de Rousseau ou de lord Byron ^ ? On m'a présenté, à la Ceriosa, le registre de papier jaune, épais comme du carton, sur lequel la plu- part des voyageurs inscrivent une niaiserie. Quel n'a pas été mon étonnement de trouver en si mau- vaise compagnie un sonnet sublime sur la mort \ 1. Lord Byron, le Rousseau des Anglais, était tour à tour dandij, fou et grand poète. Voir sa visite au père Paul d'Ivrée,. franciscain d'Athènes : la Grèce en 1825, par II. Lauvergne *, (1826.) 350 STENDHAL Je l'ai relu dix fois. Ce soir, lorsque j'ai parlé de ma découverte, tout le monde m'a ri au nez. « Quoi I m'a-t-on dit, vous ne connaissiez pas le sonnet de Monti sur la mort ? » J'ajoute à part moi : « Jamais un voyageur ne doit se figurer qu'il connaît à fond la littérature d'un pays voisin. » LA MORTE SONETTO Morte, che sei tu mai ? Primo dei danni L' aima idle c la rea ti crede e terne ; E ^'endetta del ciel scendi ai tiranni, Che il vigile tiio braccio incalza e preme. Ma V infelice, a oui de' litnghi ajfanni Grave è V incarco, e morta in cor la speme. Quel ferro implora troncator degli anni, E ride ail' appressar delV are estreme. Fra la polve di Alarte, e le vicende, Ti sfida il forte che ne' rischi indura ; E il saggio senza impallidir ti attende. Morte, che se' tu dunque ? Un ombra oscura, Un bene, un maie, che diversa prende Dagli affetti dell uom forma e natura ^. 1. LA MORT SONNET O Mort ! qu'es-tu ? Pour l'âme basse et la coupable, le premier des maux. Aux tyrans cruels tu parais une vengeance •du ciel qui les presse et les accable. Mais le malheureux fatigué du poids de longues infortunes. I ROME, NAPLES ET FLORENCE 351 Nathan confirme tous mes aperçus sur le carac- tère florentin, qu'il approuve beaucoup ; il se méfie tellement du sort, qu'il regarde toute passion comme un malheur : il a grand'peine à faire une exception pour la chasse. Il est du reste grand partisan de cette doctrine intérieure que Lormea me prêchait à Hambourg : répondre poliment et avec gaîté à tous les hommes, du reste regarder leurs paroles comme un vain bruit ; ne pas souffrir qu'elles pro- duisent le moindre effet sur notre for intérieur, excepté le cas de danger flagrant, comme : « Rangez- vous, voilà un cheval qui -'échappe. » Pour un ami intime, si l'on croit en avoir, on peut faire cette exception : écrire ses conseils, et les examiner un an après, jour pour jour. Faute de cette doctrine, les trois quarts des hommes se damnent pour des fautes qui ne sont pas même aimables à leurs yeux ; et par elle des hommes assez bornés ont été fort heureux. Elle délivre en peu de temps du malheur de désirer des choses con- tradictoiies. et qui depuis longtemps a vu tout espoir s'éteindre dans son cœur, implore ce fer par qui va finir le cours de ses mi- sères, et sourit à l'approche du dernier moment. Au milieu des hasards et de la poussière des combats, le héros te défie, les périls l'endurcissent. Le sage t'attend sans pâlir. Qu'es-tu donc, ô Mort ? Une nuit impénétrable, un bien, un mal, et tu prends des noms opposés, suivant le dernier senti- ment qui fait battre ce cœur expirant. (1826.) ■àO^ STENDHAL VoLTERRE, 31 janvier. — Comme toutes les villes de cette ancienne Etrurie dont Rome naissante détruisit la civilisation vraiment libérale pour l'époque, Volterre est placée au point le plus élevé d'une haute colline, à peu près comme Langres. J'ai trouvé Vlionneur national de la petite ville fort en colère de je ne sais quel article d'un voyageur genevois *, qui prétend que Varia cattiva décime tous les ans les habitants de Volterre. M. Lullin parle fort bien de l'agriculture toscane, qu'il appelle cana- néenne, en l'honneur des noces de Cana ; du reste, le style genevois a une certaine emphase puritaine qui m'amuse toujours. Les Volterriens accusent M. Lullin de s'être trompé de plusieurs millions seulement, en essayant d'évaluer l'exportation des •chapeaux de paille que l'on fabrique en Toscane. '< Ne voyez, leur disais-jc, qu'un hommage à l'Italie dans les huit ou dix volumes que nous autres gens ant les Romains (ritalia ai^anti il dominio dei Romani), a consacrées à Yolterre. Ce qui manque le plus aux savants italiens, après la clarté, c'est l'art de ne pas regarder comme prouvés les faits dont ils ont besoin ; leur manière de raisonner, en ce genre, est incroyable. Toutefois M. Raoul Rochette a gâté cet ouvrage en le mettant en français. M. Niebuhr serait bien supérieur à tout ceci, si la malheureuse philosophie allemande ne venait jeter du louche et du vague sur les idées du docte Berli- nois. L'indulgence du lecteur ira-t-elle jusqu'à me passer une comparaison gastronomique ? On con- naît ce vers de M. Berchoux : Et le turbot fut mis à la sauce piquante *. Rome, Naples et Florence, I 23 354 STENDHAL A Paris, on sert à part le turbot et la sauce piquante. Je voudrais que les historiens allemands se péné- trassent de ce bel usage ; ils donneraient séparément au public les faits qu'ils ont mis au jour, et leurs réflexions philosophiques. On pourrait alors profiter -de l'histoire, et renvoyer à un t^mps meilleur la lecture des idées sur V absolu. Dans l'état de mélange complet où se trouvent ces deux bonnes choses, il est difïïcile de profiter de la meilleure. Castel Fiorentino, 1^^ février, à deux heures du matin. — Ce soir, à six heures, à mon retour de Vol- terre, je suis entré dans ce village, situé à quelques lieues de Florence, J'avais à ma sédiole le petit cheval le plus maigre et le plus vite : mais je l'ai modéré de façon à être comme forcé de demander l'hospitalité dans une maison de Castel Fiorentino, entre Empoli et Volterre. J'ai trouvé trois de ces paysannes de Toscane si jolies et si supérieures, à ce que l'on dit, aux dames des villes. Il y avait sept à huit paysans auprès d'elles. Je donnerais en mille à deviner l'occupation de cette société de laboureurs : ils improvisaient, chacun à son tour, des contes en prose dans le genre des Mille et une Nuits. J'ai passé à écouter ces contes une soirée délicieuse, de sept heures à minuit. Mes hôtes étaient d'abord auprès du feu, et moi à dîner à ma table ; ils ont vu mon attention, et peu à peu m'ont adressé la parole. Comme il se trouve toujours un ROME, NAPLES ET FLORENCE 355 enchanteur dans ces histoires si joHes, je leur sup- pose une origine arabe. Une surtout m'a tellement frappé, que je l'écrirais si je pouvais la dicter. Mais comment entreprendre d'écrire moi-même trente pages ? Le merveilleux le plus extravagant crée des événements qui amènent les développe- ments de passion les plus vrais et les plus imprévus. L'imagination est étonnée par la hardiesse des inventions et séduite par la fraîcheur des peintures. Un amant s'est caché dans un arbre pour regarder sa maîtresse, qui se baigne dans un petit lac ; l'en- chanteur, son rival, est absent ; mais le magicien, quoique éloigné, s'aperçoit de ce qui se passe par la vive douleur que lui cause une bague ; il dit un mot, et successivement les bras, les jambes, la tête du pauvre amant, tombent de l'arbre sur lequel il est perché, dans le lac. On donne ses discours à sa maî- tresse et les réponses de celle-ci pendant cette punition cruelle, par exemple quand l'amant n'a plus de corps et qu'il ne lui reste que la tête, etc. Ce mélange de folie et de vérité touchante produit sur moi un effet délicieux ; il y avait des moments, en écoutant ces contes, où je me croyais au xv^ siècle. La soirée s'est terminée par de la danse. Je m'étais si bien fait petit dans la conversation, que les hommes m'ont vu sans jalousie danser avec eux et ces trois jolies paysannes jusqu'à une heure du matin. Cependant une ouverture que j'ai hasardée sur la beauté du pays, qui pourrait bien m'engager à 356 STENDHAL passer la journée de demain à Castel Fiorentino, n'a eu aucun succès. « La beauté du pays le 1*^^ fé- vrier ! a répondu l'un des paysans ; monsieur veut nous faire un compliment, etc., etc. » Je n'avais fait cette proposition indirecte que pour ne pas man- quer à la fortune. Il eût été par trop fou d'espérer que je pourrais persuader la vérité à ces paysans, c'est-à-dire que c'étaient les grâces de leur esprit, la politesse si originale de leurs manières, et non quelque projet ridicule sur la beauté de leurs femmes, qui, par une tramontana abominablement forte et perçante, me retenaient deux jours dans un trou tel que Castel Fiorentino. Je n'entreprends pas de description de ma soirée ; je sens trop que la seule manière de la peindre serait de rapporter les contes délicieux qui en ont fait le charme. Comme ce mot est faible ! qu'il est mal d'en avoir abusé ! Les six heures de cette soirée se sont envo- lées pour moi comme si j'avais joué au pharaon en bonne compagnie ; j'étais tellement occupé, que je n'ai pas eu un instant de langueur pour réfléchir sur ce qui m'arrivait. Je compare cette soirée à celle que je passai à la Scala, le jour de mon arrivée à Milan : un plaisir passionné inondait mon âme et la fatiguait ; mon esprit faisait des eiïorts pour ne laisser échapper aucune nuance de bonheur et de volupté. Ici, tout a été imprévu et plaisir de l'esprit, sans effort, sans anxiété, sans battement de cœur ; c'était ROME, NAPLES ET FLORENCE 357 comme un plaisir d'auge. Je conseillerais au voya- geur de se faire passer dans les villages de Toscane pour un Italien de la Lombardie. Dès la première phrase, les Toscans voient que je parle fort mal ; mais, comme les mots ne me manquent pas, dans leur dédain superbe pour tout ce ({ui n'est pas la toscana fawella, lorsque je leur dis que je suis de Como, ils me croient sans peine. Je m'expose, il est vrai : il serait fâcheux de me trouver vis-à-vis d'un Lombard ; mais cest un des dangers de mon état, comme dit au sage Ulysse Grillus changé en porc par Circé ^. La présence d'un Français donnerait sur-le-champ une tout autre physionomie à la con- versation. L'honneur national du lecteur dira que je suis affecté de monomanie, et que mon idée fixe est l'admiration pour l'Italie ; mais je me manquerais à moi-même, si je ne disais pas ce qui me semble vrai. J'ai habité pendant six ans ce pays, que l'homme à honneur national n'a peut-être jamais vu. Il ne fallait pas une préface moins longue pour faire- tolérer l'effroyable hérésie que voici : je crois en vérité que le paysan toscan a beaucoup plus d'es- prit que le paysan français, et qu'en général le paysan italien a reçu du ciel infiniment plus de susceptibilité de sentir avec force et profondeur, autrement dit, infiniment plus d'énergie de passion^ 1. Dans l'admirable Dialogue de Fénelon. (1826.) Rome, Naples et Florence, I 23. 358 STENDHAL En revanche, le paysan français a beaucoup plus de bonté, et de ce bon sens qui s'applique si bien aux circonstances ordinaires de la vie. Le paysan de la Brie qui a mille francs déposés dans une maison de banque ou prêtés sur hypothèque, est rassuré par l'idée de cette petite fortune. La possession d'un capital de mille francs consistant en autre chose qu'un fonds de terre, est au contraire le pire sujet d'inquiétudes que l'on puisse donner à un paysan italien. J'excepte le Piémont, les environs de Milan et la Toscane ; j'excepte surtout l'Etat de Gênes, €Ù le territoire ne produisant pas assez de blé pour la subsistance des habitants, tout le monde est négociant. Sans être sorties de notre belle France, les personnes qui ont voyagé dans le Midi savent que la bonté est rare parmi les paysans. Le quartier général de la bonté est Paris ; elle règne surtout à cinquante lieues à la ronde. Sienne, 2 jévrier. — Quelle n'a pas été ma joie, en rentrant à Florence ce matin, de rencontrer au café un de mes amis de Milan! Il court à Naples pour voir l'ouverture du théâtre de Saint-Charles, recons- truit par Barba j a après l'incendie d'il y a deux ans ; il arrivera trop tard. Il me propose une place dans sa calèche ; cette idée renverse tous mes projets raisonnables, et j'accepte ; car enfin, je voyage non pou- connaître l'Italie, mais pour me faire plaisir. Je crois que ma grande raison a été que cet ROME, NAPLES ET FLORENCE 359 ami paile milanais : la prononciation arabe du Flo- rentin me dessèche le cœur, et, en parlant avec mon ami délie nostre cose dl Milan, une sorte de séiénité et de bonheur tranquille se répand dans mon âme. Cette conversation pleine de candeur n'offre jamais l'ombre d'un mensonge, jamais de crainte du ridicule. J'ai vu cet aimable Milanais dix fois peut-être en ma vie, et il me fait l'effet d'un ami intime. Nous ne nous sommes arrêtés que dix minutes h Sienne pour la cathédrale, dont je ne me permet- trai pas de parler. J'écris en voiture ; nous avançons avec lenteur, au milieu d'une suite de petites col- lines volcaniques, couvertes de vignes et de petits oliviers : rien de plus laid. Pour nous refaire, de temps à autre, nous traversons une petite plaine empuantie par quelque source malsaine. Rien ne porte à la philosophie comme l'ennui d'une laide route. « Je voudrais bien, me dit mon ami, que l'on proposât un prix pour l'examen de cette question : Quel mcd Napoléon a-t-il fait à V Italie Pn On répondrait : « Il a donné deux degrés de civili- sation, tandis qu'il lui eût été facile d'en accorder dix. » Napoléon dirait de son côté : « Vous m'avez re- jeté une de mes lois les plus essentielles (l'enregis- trement des actes, repoussé en 1806 par le corps législatif de Milan) ; j'étais Corse, je comprenais le caractère italien, qui n'est pas décousu comme 360 STENDHAL celui des Français ; vous m'avez fait peur. Par incer- titude, autant que par fantasmagorie monarchique, j'ai renvoyé toute grande amélioration jusqu'à ce voyage de Rome que jamais je n'ai pu faire ; il m'a fallu mourir sans voir la ville des Césars, et sans dater du Capitole un décret digne de ce nom. » ToRiNiERi, 3 jévrier. — Nous avons soupe hier à Buon-Convento. La calèche avait heureusement besoin de quelques réparations ; j'ai abandonné mon ami, et suis allé m'établir dans la boutique •du barbier (c'est un sacrifice que je fais à mon de- voir de voyageur). J'y trouve heureusement un jeune curé des environs, beau parleur, qui, me voyant étranger, veut absolument me faire les honneurs du pays, et me céder son tour sur le grand fauteuil de cuir : j'accepte. Rien n'attache comme les bienfaits, et j'obtiens, en faisant beaucoup de frais, une heure de conversation intime avec ce jeune curé. Tantôt, en vertu de sa robe, il me dit beaucoup de mal des Français ; tantôt, en vertu de son esprit, dont il a infiniment (du raisonnable s'entend, et de l'exact, à la florentine), il porte aux nues cette administration française si raison- nable, si forte, si exacte, et qui semait sur la pauvre Italie du xvi^ siècle les conséquences de la civili- sation du xviii^. Par le gouvernement de Napoléon, l'Italie sautait à pieds joints trois siècles de perfec- tionnements. Dans les îles de la mer Pacifique, que ROME, NAPLES ET FLORENCE 3G1 les Anglais découvrent aujourd'imi, et cjuc la petite vérole dépeuple sans cesse, ils ne portent pas l'ino- culation, cette invention bienfaisante tant calom- niée par les têtes à perruque de 1756, mais la vac- cine, bien supérieure à l'inoculation. Tel était notre rôle en Italie. L'administration impériale, qui souvent en France étouffait les lumières, en Italie ne froissait que l'ab- surde ; de là l'immense et juste différence de la popularité de Napoléon en France et en Italie. En France, Napoléon ôtait les écoles centrales, gâtait l'Ecole polytechnique, souillait l'instruction publique, et faisait avilir les jeunes âmes par son M. de Fontanes *. La dose de sens commun et de libéralité que M. de Fontanes n'osait ôter aux éta- blissements de l'université impériale eût été encore un immense bienfait pour l'Italie. Dans les pays à imagination, comme Bologne, Brescia, Reggio, €tc., plusieurs jeunes gens, ignorant les frottements que le moindre établissement nouveau rencontre en ce monde, et la tête échauffée des utopies im- possibles de Rousseau, blâmaient hautement Napo- léon, mais sans voir clairement et nettement en quoi il trahissait le pays et méritait Sainte-Hélène. A Florence, au contraire, pays où l'on ne voit jamais que la réalité, le système de Napoléon bril- lait de tous ses avantages. J'ai parcouru avec mon curé presque toutes les branches de l'administra- tion. La petitesse et le vexatoire de l'administra- 302 STENDHAL tion française n'étaient visibles que dans les Droits- réunis. Mais, par exemple, notre Code civil, ouvrage des Treilliard, des Merlin, des Cambacérès, succédait sans intermédiaire aux lois atroces de Charles- Quint et de Philippe II. Le lecteur ne saurait se figurer les aVjsurdités desquelles nous avons guéri l'Italie. « Par exemple, me dit mon jeune curé, en 1796, c'était encore une impiété, dans ces vallées de l'Apennin, sur les- quelles la foudre se promène deux ou trois fois par mois, de faire placer un paratonnerre sur sa maison ; c'était s'opposer à la volonté de Dieu. » (Les méthodistes anglais ont eu la même idée.) Or, ce que l'Italien aime le mieux au monde, c'est l'architecture de sa maison. Après la musique, l'architecture est celui des beaux-arts qui remue le plus profondément son cœur. Un Italien s'arrête et passe un quart d'heure devant une belle porte que l'on construit dans une maison nouvelle. Je conçois le comment de cette passion : à Vicence, par exemple, la sottise méchante du commandant de place et du commissaire de police autrichiens ne peut détruire les chefs-d'œuvre de Palladio, ne peut empêcher qu'on en parle. C'est à cause de ce goût pour l'architecture que les Italiens qui arrivent à Paris sont si choqués, et que leur admiration pour Londres est si vive : « Où trouver au monde, disent-ils, une rue égale ou comparable à Régent street ? » Mon jeune curé me dit que Cosme I^^ de Médicis, ROME, NAPLES ET FLORENCE 363 ce prince funeste, qui a brisé le caractère des Tos- cans, achetait à tout prix, pour les faire brûler à l'instant, les mémoires manuscrits et les histoires où l'on parlait de sa maison. Il me montre de loin, à l'aide d'un beau clair de lune, les restes de plusieurs de ces villes de l'an- tique Etrurie, toujours situées au sommet de quelque colline. Sensations paisibles de cette belle nuit, vent très chaud. Pendant la route, que nous reprenons à deux heures du matin, mon imagination franchit l'espace de vingt et un siècles, et, je fais à mon lecteur cet aveu ridicule, je me sens indigné contre les Romains, qui vinrent troubler, sans autre titre que le courage féroce, ces républiques d'Étrurie, qui leur étaient si supérieures par les beaux-arts, par les richesses et pai l'art d'être heureux. (L'Étru- rie, conquise l'an 280 avant Jésus-Christ, après quatre cents années d'hostilités.) C'est comme si vingt régiments de Cosaques venaient saccager le boulevard et détruire Paris : ce serait un malheur même pour les hommes qui naîtront dans dix siècles; le genre humain et l'art d'être heureux auraient fait un pas en arrière. Hier soir, à notre auberge du Lion d'Argent, en soupant avec sept ou huit voyageurs arrivés de Florence, nous avons été l'objet de trois ou quatre traits de la politesse la plus exquise. Pour comjiléter les agréments de la soirée, nous sommes servis à table par deux jeunes filles d'une rare beauté, 364 STENDHAL l'une blonde et l'autre brune piquante : ce sont les filles du maître de la maison. On dirait que le Bron- zino a dessiné d'après elles ses figures de femmes, dans son fameux tableau des Limbes ^, si méprisé des élèves de David, mais qui me plaît beaucoup comme éminemment toscan. En Italie, une ville est fière de ses jolies femmes comme de ses grands poètes. Nos convives, après avoir admiré les traits si nobles de nos jeunes paysannes, entament une vive discussion sur les beautés de Milan comparées à celles de Florence. « Que pouvez-vous préférer, disait un Florentin, à mesdames Pazz..., Cors,.., Nenci..., Mozz... ? — Madame Centol... doit l'em- porter sur tout ! s'écriait un Napolitain. — Madame Florenz... est peut-être plur belle que madame Agost..., » disait un Bolonais. Je ne sais pourquoi il me semble peu délicat d'écrire en français le reste de cette conversation. Rien n'était pourtant plus décent que nos discours ; nous parlions comme des sculpteurs . Pendant tout le souper, nous avons été en plai- santerie suivie avec les jolies filles qui nous ser- vaient ; et, chose singulière en un tel lieu, jamais il n'y a eu la plus petite approche vers des idées trop libres. Elles ont souvent répondu aux agaceries 1. Alors à Santa Croce, et transporté depuis à la galerie de Florence, comme peu décent dans une église. Les prêtres ont eu raison : cependant ce tableau ne scandalisait per- sonne depuis deux siècles qu'il était à Santa Croce. Les convenances font des progrès : source d'ennui. (1826.) HOME, NAPLES ET FLORENCE 365 des voyageurs par de vieux proverbes florentins ou par des vers. Les filles d'un aubergiste à son aise sont beaucoup moins séparées de la société ici qu'en France ; personne en Italie n'a jamais songé à copier les manières d'une cour brillante. Quand Ferdinand III paraît au milieu de ses sujets, il ne produit d'autre effet que celui d'un particulier fort riche, et par là peut-être très heureux. On juge librement son degré de bonheur *, la beauté de sa femme, etc. Il n'entre dans la tête de personne d'imiter ses manières. Aquapeisdeivte, 4 jévrier. — Je viens de voir sept à huit beaux tableaux de l'ancienne école de Florence. J'avoue que je suis touché de cette fidélité à la nature qu'on trouve chez Ghirlandajo et ses contemporains, avant l'invasion du beau idéal. C'est la même bizarrerie qui me fait tant aimer Massinger, Ford et les autres vieux drama- tiques anglais contemporains de Shakspeare. L'idéal est un baume puissant qui double la force d'un homme de génie et tue les faibles. Près de Bolsena, 5 Uçrier, pendant une longue montée. — Mon compagnon dort à mes côtés, il vient de me conter les anecdotes qui dans ce moment sont à la mode à Venise et à Milan. Le gros marquis Filorusso *, célèbre par le poème de Buratti, dont il est le héros conjointement avec 366 STENDHAL un éléphant, et par sa campagne sur la place San Fedele à Milan, vient d'être affligé d'une des plus chaudes volées de coups de canne qui se soient jamais distribuées. Ce marquis, le plus important des hommes, se promenait dans Milan vers les deux heures du matin, pour goûter une odeur agréable à la suite d'un de ces chars nommés navach, trop nécessaires dans les grandes villes, lorsque trois hommes, qu'il reconnut, lui firent ce désagréable accueil. A peine le jour venu, et malgré un accès de fièvre, effet de la peur ou de la douleur, le marquis court au bureau de la police, laquelle, fidèle aux règles niaises du code autrichien, lui dit : « Votre Excellence a-t-elle des témoins ? — Oui, j'ai mon dos tout bleu, répond le marquis, et les trois huli, qui viendront tout avouer sans doute. )> Leur chef était le fameux Velhcri, l'entrepreneur du théâtre. Du temps des Français, la poHce eût mandé l'hon- nête Vellicri, et lui eût dit : « Faites-moi la grâce de me dire où vous étiez hier à deux heures du matin. » Mais cette question n'est pas légale suivant le code autrichien ; et le marquis outré est revenu se mettre au lit et recevoir les compliments de condoléance. Tout le monde riait en détournant la tête, excepté la petite Gabrica, cause de ce grand événement. Quoique prodigieusement avare, le marquis milhon- naire protège la petite chanteuse Gabrica. Le ter- rible Vellicri refusait de payer à cette jolie fille quinze cents francs qu'apparemment il lui devait. ROME, NAPLES ET FLORENCE 367 puisque le tribunal, sollicité pai' le marquis Filo- russo, l'a condamné, et par corps, à les payer. C'est dans son chagrin d'être obligé de payer, que Yellicri a bâtonné le marquis. A peine remis de la peur effroyable que lui avaient causée les coupe-jarrets, le Filorusso a songé au théâtre de sa gloire, à Ve- nise. « Là, s'est -il dit, j'ai vaincu l'éléphant ^ ; là, Vellicri est entrepreneur du théâtre (imprésario) ; je lui ferai siffler toutes ses pièces et le ruinerai. » En effet, a continué mon ami, depuis quelques mois on siffle tous les opéras du théâtre de Vellicri, et il perd de grosses sommes. Voilà comment, avant Napoléon, était occupée la vie des Italiens : sous son règne, Vellicri eût été renvoyé à la rame pour deux ou trois ans, et le mar- quis mis en prison s'il se fût avisé de troubler le spectacle. Ce qui fait rire, c'est que le marquis Filorusso a contribué à ramener l'ordre de choses qui le laisse afîliger par le bâton ; il se promenait par hasard sur la place San Fedele pendant qu'on massacrait Prina. Velletri, 6 féi>rier. — Nous n'avons passé que trois heures à Rome. J'ai vu de loin la coupole 1. Voir VElefanteide, satire admirable de M. Buratti *. Chercher la description de la figure tomholaria. Jamais satirique n'égala M. Buratti pour la peinture du physique de ses héros : après l'avoir lu, on les reconnaît dans la rue. Don Juan renferme bien des imitations de ce poète. (1826.) 368 STENDHAL de Saint-Pierre, et n'y suis point allé : je l'avais promis à mon compagnon de voyage. Si j'ai vu le Colysée, c'est que la route de Naples passe tout près. La calèche s'est arrêtée, et nous avons parcouru le Colysée pendant dix minutes ; c'est sans doute l'une des cinq ou six choses sublimes que j'ai vues en ma vie. Nous sommes entrés à Rome par cette fameuse Porte du Peuple. Ah ! que nous sommes dupes 1 cela est inférieur à l'entrée de presque toutes les grandes villes de ma connaissance : à mille lieues au-dessous de l'entrée à Paris * par l'arc de triomphe de l'Etoile. Les pédants, qui trouvaient dans la Rome moderne l'occasion d'étaler leur latin, nous ont persuadé qu'elle est belle : voilà le secret de la réputation de la ville éternelle *. Notre calèche a été arrêtée dans la rue par la marche des troupes qui allaient passer une grande revue, en réjouis- sance de ce que le ministre de la guerre vient d'être fait archevêque. Fabius, ubi es ? — -Il règne dans les rues de Rome une odeur de choux pourris. — A travers les belles fenêtres des palais du Corso, on voit la misère de l'intérieur. Pour ménager les mœurs si pures des Italiens de Rome, le pape ne leur permet le spectacle que pendant le carnaval ; tout le reste de l'année ils ont des comédiens de bois. On va défendre aux femmes de monter sur la scène, on aura des castrats à leur place. Nous dînons à VAr- mellino (dans le Corso, rue magnifique, étroite, et remplie de palais). On nous fait jurer, en visant ROME, NAPLES ET FLORENCE 3G9 nos passeports, que nous n'avons jamais servi Murât : c'est ainsi que ce mot est écrit dans le ser- ment ; on ne dit pas M. Murât ou le général Murât. Quelle grossièreté ! cela rappelle le Capet de la Révolution. Nous sortons par la porte de Saint- Jean-de- Latran. Vue magnifique de la voie Appienne, mar- quée par une suite de monuments en ruine ; admi- rable solitude de la campagne de Rome ; eiïet étrange des ruines au milieu de ce silence immense. Comment décrire une telle sensation ? J'ai eu trois heures de l'émotion la plus singulière : le respect y entrait pour beaucoup. Pour ne pas être obligé de parler, je feignais de dormir. J'aurais eu beau- coup plus de plaisir à être seul *. La campagne de Rome, traversée par ces longs fragments d'aqueducs, est pour moi la plus sublime des tragédies. C'est une plaine magnifique sans aucune culture. J'ai fait arrêter la calèche pour lire deux ou trois inscrip- tions romaines. Il y a quelque chose de naïf et de badaud dans mon respect passionné pour une ins- cription vraiment antique. Il me semble que je me mettrais à genoux pour lire avec plus de plaisir une inscription vraiment gravée par les Romains dans le lieu où, pour la première fois, ils cessèrent de fuir, après le Trasimène * : j'y trouverais un gran- diose qui, pendant huit jours, fournirait matière à mes rêveries ; j'en aimerais jusqu'à la forme des lettres. Rien ne me révolte comme une inscription Rome, Naples et Fiorencb, I 24 370 STENDHAL moderne : c'est ordinairement là que toute notre petitesse éclate hideusement par ses superlatifs. Je réfléchis aujourd'hui sur mon émotion d'hier : mon passage à Rome, la vue de la campagne sur- tout m'a donné des nerfs *. J'ai cru jusqu'à ces derniers temps détester les aristocrates * ; mon cœur croyait sincèrement marcher comme ma tête. Le banquier R... me dit un jour : « Je vois chez vous un élément aristocratique. » J'aurais juré d'en être à mille lieues. Je me suis en effet trouvé cette mala- die : chercher à me corriger eût été duperie ; je m'y livre avec délices. Qu'est-ce que le moi ? Je n'en sais rien. Je me suis un jour réveillé sur cette terre ; je me trouve lié à un corps, à un caractère, à une fortune. Irai-je m'amuser vainement à vouloir les changer, et cependant oublier de vivre ? Duperie : je me sou- mets à leurs défauts. Je me soumets à mon penchant aristocratique, après avoir déclamé dix ans, et de bonne foi, contre toute aristocratie. J'adore les nez romains, et pourtant, si je suis Français, je me sou- mets à n'avoir reçu du ciel qu'un nez champenois : qu'y faire ? Les Romains ont été un grand mal pour l'humanité, une maladie funeste qui a retardé la civilisation du monde : sans eux, nous en serions peut-être déjà en France au gouvernement des Etats- Unis d'Amérique. Ils ont détruit les aimables répu- bliques de l'Etrurie. Chez nous, dans les Gaules, ils sont venus déranger nos ancêtres : nous ne pou- ROME, NAPLES ETFLORE.NCE 371 vions pas être appelés des barbares ; car enfin nous avions la liberté. Les Romains ont construit la machine compliquée nommée monarchie ; et tout cela, pour préparer le règne infâme d'un Néron, d'un Caligula, et les folles discussions du Bas- Empire sur la lumière incréée du Thabor. Malgré tant de griefs, mon cœur est pour les Romains. Je ne vois pas ces républiques d'Etrurie, ces usages des Gaulois qui assuraient la liberté ; je vois au contraire dans toutes les histoires agir et vivre le peuple romain, et l'on a besoin de voir pour aimer. Voilà comment je m'exjjlique ma pas- sion pour les vestiges de la grandeur romaine, pour les ruines, pour les inscriptions. Ma faiblesse va plus loin : je trouve dans les églises très anciennes des copies des temples païens. Les chrétiens, triom- phants après tant d'années de persécution, démo- lissaient avec rage un temple de Jupiter, mais ils bâtissaient à côté une église à saint Paul ^ Ils se servaient des colonnes du temple de Jupiter qu'ils venaient de détruire ; et, comme ils n'avaient au- cune idée des beaux-arts, ils copiaient sans s'en douter le temple païen. Les moines et la féodalité, qui sont maintenant le pire des poisons *, furent d'excellentes choses 1. Par exemple le fameux Saint-Paul-hors-des-Murs, à Rome, incendié en 1823, et que l'on va, dit-on, essayer de rebâtir au moyen d'un ordre de chevalerie dont on vendrait la croix *. (1826.) 372 STENDHAL en leur temps : on ne faisait rien alors par vaine théorie ; on obéissait aux besoins. Nos privilégiés d'aujourd'hui proposent à un homme fait de se nourrir de lait et de marcher à la lisière. Rien de plus absurde : mais c'est ainsi que nous avons com- mencé. Pour moi, je regarde saint François d'Assise comme un très grand homme. C'est peut-être en vertu de ce raisonnement, formé à mon insu, que je me trouve un certain penchant pour les églises cathédrales et les cérémonies antiques de l'Eglise ; mais il me les faut vraiment antiques : dès qu'il y a du saint Dominique et de l'inquisition, je vois le massacre des Albigeois, les rigueurs salutaires de la Saint-Barthélémy, et, par une transition naturelle, les assassinats de Nîmes *, en 1815. J'avoue que toute mon aristocratie m'abandonne à la vue hi- deuse de Trestaillons et de Trufémi *. Nous avons trouvé * une vallée charmante en sortant d'Albano, tout de suite après le tombeau des Horaces et des Curiaces. C'est le premier joli paysage depuis Bologne et notre chère Lombardie. Position singulière du palais Chigi ; beaux arbres ; vue de la mer ; paysage sublime ; architecture italo- grecque. 7 février. — A Terracine, dans cette auberge magnifique bâtie par ce Pie VI qui savait régner *, l'on nous propose de souper avec les voyageurs arrivant de Naples. Je distingue, parmi sept à huit ROME, NAPLES ET FLORENCE 373 personnes, un très bel homme blond, un peu chauve, de vingt-cinq à vingt-six ans. Je lui demande des nouvelles de Naples et surtout de la musique : il me répond par des idées nettes, brillantes et plaisantes. Je lui demande si j'ai l'espoir de voir encore à Naples VOtello de Rossini : il répond en souriant. Je lui dis qu'à mes yeux Rossini est l'espoir de l'école d'Italie : c'est le seul homme qui soit né avec du génie ; et il fonde ses succès, non sur la richesse des accompagnements, mais sur la beauté des chants. Je vois chez mon homme une nuance d'embarras ; les compagnons de voyage sourient : enfm, c'est Rossini lui-même. Heureu- sement, et par un grand hasard, je n'ai parlé ni de la paresse de ce beau génie ni de ses nombreux pla- giats *. Il me dit que Xaples veut une autre musique que Rome '- et Rome, une autre musique que Milan. Ils sont si peu payés ! Il faut courir sans cesse d'un bout de l'Italie à l'autre, et le plus bel opéra ne leur rapporte pas deux mille francs *. Il me dit que son Otello n'a réussi qu'à moitié, qu'il va à Rome faire une Cendrillon, et de là à Milan, pour composer la Pie voleuse à la Scala. Ce pauvre homme de génie m'intéresse vivement, non qu'il ne soit très gai et assez heureux ; mais quelle pitié qu'il ne se trouve pas dans ce malheu- reux pays un souverain pour lui faire une pension de deux mille écus, et le mettre à même d'attendre Rome, Naples et Florence, I 24. 374 STENDHAL l'heure de l'inspiration pour écrire ! Comment avoir le courage de lui reprocher de faire un opéra en quinze jours ? Il écrit sur une mauvaise table, au bruit de la cuisine de l'auberge, et avec l'encre boueuse qu'on lui apporte dans un \deux pot de pommade *. C'est l'homme d'Italie auquel je trouve le plus d'esprit, et certainement il ne s'en doute pas ; car en ce pays le règne des pédants dure encore. Je lui disais * mon enthousiasme pour Vltaliana in Algeri ; je lui demande ce qu'il aime le mieux de Vltaliana ou de Tancredi ; il me répond : « Le Matrimonio segreto. » Il y a de la grâce : car le Mariage secret est aussi oublié qu'à Paris les tragé- dies de Ducis *. Pourquoi ne pas pei'cevoir un droit sur les troupes qui jouent ses vingt opéras * ? Il me démontre qu'au milieu du désordre actuel cela n'est pas même proposable. Nous restons à prendre du thé jusqu'à minuit passé : c'est la plus aimable de mes soirées d'Italie ; c'est la gaieté d'un homme heureux. Je me sépare enfin de ce grand compositeur avec un sentiment de mélancolie. Canova et lui, voilà pourtant, grâce aux gouvernants, tout ce que possède aujourd'hui la terre du génie. Je me répète, avec une joie triste, l'exclamation de Falstafï : There live not three great men iii England ; and one oj tliem is poor and grows old *. (King Henri H', first part, act II, scène iv.) 1 ROME, NAPLES ET FLORENCE 375 Capoue, 8 féi'rier. — Je demande s'il y a spec- tacle : sur la réponse aflirmativc, j'y cours. J'ai bien fait : les Nozze in Campagna, musique pleine d'es- prit du froid Guglielmi (fils du grand compositeur), ont été jouées et chantées avec toute la chaleur et tout l'ensemble possibles, par trois ou quatre pauvres diables qui gagnent huit francs chaque fois qu'ils jouent. La prima donna, grande femme bien faite, brune piquante et disinvolta, joue et chante avec tout le génie possible. J'oublie toute ma colère contre l'avilissement romain ; je redeviens heureux. Le héros du libretto, qui a été payé trente francs au poète, est un seigneur amoureux * d'une de ses sujettes (c'est le mot propre ici) ; la jeune fille va épouser un manant qui parle napolitain ; à chaque fois que le seigneur arrive pour expliquer son amour, il survient quelque embarras, et il faut qu'il se cache. La jalousie tendre, véritable, désespérée du pauvre paysan intéresse. Tous les patois sont naturels et plus près du cœur que les langues écrites : je n'entends pas deux mots de celui-ci. Deux heures de plaisir vif : je lie conversation avec mes voisins, admirateurs outrés de Napoléon * ; ils disent que les juges commençaient à ne plus se faire payer : sur dix vols, il y en avait un de puni, etc. etc. L'opéra finit à minuit : nous repartons à une heure. Les Autrichiens ont mis des corps de garde 376 STENDHAL à tous les quarts de lieue, et font enrager les voleurs, qui meurent de fainn. Naples, 9 féi>rier. - — ■ Entrée grandiose : on des- cend une heure vers la mer par une large route creusée dans le roc tendre sur lequel la ville est bâtie. — Solidité des murs. — Alhergo de Poveri, premier édifice. Cela est bien autrement frappant que cette bonbonnière si vantée, qu'on appelle à Rome la Porte du Peuple. Nous voici au palais dei Studj ; on tourne à gauche, c'est la rue de Tolède. Voilà un des grands buts de mon voyage, la rue la plus peuplée et la plus gaie de l'univers. Le croira-t-on ? Nous avons couru les auberges pendant cinq heures ; il faut qu'il y ait ici deux ou trois mille * Anglais ; je me niche enfin au septième étage, mais c'est vis-à-vis Saint-Charles, et je vois le Vésuve et la mer. Saint-Charles n'est pas ouvert ce soir ; nous cou- rons aux Florentins : c'est un petit théâtre en forme de fer à cheval allongé, excellent pour la musique, à peu près comme Louvois *. Les billets sont numé- rotés ici comme à Rome : tous les premiers rangs sont pris. On joue Paul et Virginie, pièce à la mode de Guglielmi : je paye double, et j'ai un billet de se- conde file. Salle brillante ; toutes les loges sont pleines, et de femmes très parées : car ici, ce n'est pas comme à Milan, il y a un lustre. Symphonie extrêmement travaillée, trente ou ROME, NAPLES ET FLORENCE 377 quarante motifs se heurtent, ne se laissent pas le temps d'être compris, et de toucher : travail difTicilc, sec et ennuyeux. On est déjà fatigué de musique quand la toile se lève. Xous voyons Paul et Virginie : ce sont mesdemoi- selles Chabran et Canonici ; celle-ci, extrêmement minaudière, fait Paul. Les amants sont égarés comme dans l'opéra français. Duetto, plein de grâces affectées. Arrive le bon Domingo : c'est le fameux Casacia, le Potier * de Naples, qui parle le jargon du peuple. Il est énorme, ce qui lui donne l'occasion de faire plusieurs lazzi assez plaisants. Quand il est assis, il entreprend, pour se donner un air d'ai- sance, de croiser les jambes : impossible ; l'effort qu'il fait l'entraîne sur son voisin : chute générale, comme dans un roman de Pigault-Lebrun *. Cet acteur, appelé vulgairement Casaciello, est adoré du public ; il a la voix nasillarde d'un capucin. A ce théâtre, tout le monde chante du nez. Il m'a paru se répéter souvent ; à la fm il m'amusait moins *. Les gens du Nord sont difficiles pour la gaieté du Midi ; chez eux la détente du rire part difficilement *. Domingo Casaciello ramène Paul et Virginie à l'habitation. Virginie a un père : c'est l'excellente basse-taille Pellegrini ; c'est le Martin de Naples : il a de l'ac- teur français l'agilité de la voix et la froideur *. Il m'a toujours fait beaucoup de plaisir dans les airs qui n'exigent pas de passion. C'est un bel homme à l'italienne, avec un nez immense et une 378 STENDHAL barbe noire : on le dit homme à bonnes fortunes ; ce que je sais, c'est qu'il est fort aimable. Le capitaine de vaisseau est un tenore, joli garçon et glacial *, provenant du pays de Venise, où il était sous-préfet. jMademoiselle Chabran a une assez jolie voix : mais elle est encore plus froide que la Canonici et Pellegrini. Mademoiselle Chabran est bien inférieure à la petite Fabre de Milan, dont a figure épuisée a quelquefois l'air du sentiment. — Ensemble satisfaisant pour le vulgaire du grand inonde : rien de choquant ; mais rien pour l'homme qui aime la peinture de la nature passionnée. Le théâtre des Fiorentini est frais et joli. L'ou- verture de l'avant-scène est beaucoup trop étroite ; les décorations sont pitoyables comme la musique, quoiqu'elle ait un grand succès et qu'on ait fait beaucoup de silence. Deux ou trois fois des chut multipliés ont annoncé des morceaux favoris. Mu- sique lamentable, toujours de la même couleur : c'est un homme froid qui vise au sentiment. Rien de plus insipide ; mais les sots ont du goût pour l'opéra semi séria ; ils comprennent le malheur et non pas le comique. Il y a bien plus de véritable peinture du cœur humain dans les farces napoli- taines, comme celle de Capoue *. On applaudit beaucoup Guglielmi, et les bravos viennent du cœur ; ce qui n'empêche pas que cette musique ne soit irrévocablement Vesprit i>oulant faire du génie : c'est la couleur du siècle. Que M. Guglielmi ne vient- ROME, NAPLES ET FLORENCE 379 il à Paris ? Il y passerait tout d'une voix pour un grand homme. C'est Grétry ressuscité, et avec moins de petitesse dans la manière. Sa musique est aussi un peu perruque, qu'on me passe ce mauvais mot si pittoresque *. Quelquefois Guglielmi * se donne un air de fraîcheur, en volant sans façon dix ou douze mesures à Rossini. C'est Natoire ou de Troye prenant une tête au Guide. 12 février. — Voici enfin le grand jour de l'ou- verture de Saint-Charles : folies, torrents de peuple, salle éblouissante. Il faut donner et recevoir quel- ques coups de poing et de rudes poussées. Je me suis juré de ne pas me fâcher, et j'y ai réussi : mais j'ai perdu les deux basques de mon habit *. Ma place au parterre m'a coûté trente-deux carlins (quatorze francs), et mon dixième dans une loge aux troisièmes, cinq sequins. Au premier moment, je me suis cru transporté dans le palais de quelque empereur d'Orient. Mes yeux sont éblouis, mon âme ravie. Rien de plus frais, et cependant rien de plus majestueux, deux choses qui ne sont pas aisées à réunir. Cette pre- mière soirée est toute au plaisir : je n'ai pas la force de critiquer *. Je suis harassé. A demain le récit des drôles de sensations qui sont venues effrayer les spectateurs *. 13 février. — Même impression de respect et de 380 STENDHAL joie en entrant. Il n'y a rien en Europe, je ne dirai pas d'approchant, mais qui puisse, même de loin, donner une idée de ceci *. Cette salle, reconstruite en trois cents jours, est un coup d'Etat : elle attache le peuple au roi plus que cette constitution * don- née à la Sicile, et que l'on voudrait avoir à Naples, qui vaut bien la Sicile. Tout Naples est ivre de bonheur *. — Je suis si content de la salle, que j'ai été charmé de la musique et des ballets. La salle est or et argent, et les loges bleu-de-ciel foncé. Les ornements de la cloison, qui sert de parapet aux loges, sont en saillie : de là la magnificence. Ce sont des torches d'or groupées, et entremêlées de grosses fleurs de lis. De temps en temps cet ornement, qui est de la plus grande richesse, est coupé par des bas-reliefs d'argent. J'en ai compté, je crois, trente-six. Les loges n'ont pas de rideaux et sont fort grandes. Je vois partout cinq ou six personnes sur le devant. Il y a un lustre superbe, étincelant de lumière, qui fait resplendir de partout ces ornements d'or et d'argent : effet qui n'aurait pas lieu s'ils n'étaient en saillie. Rien de plus majestueux et de plus magni- fique que la grande loge du roi, au-dessus de la porte du milieu : elle repose sur deux palmiers d'or de grandeur naturelle ; la draperie est en feuilles de métal, d'un rouge pâle ; la couronne, ornement suranné, n'est pas trop ridicule. Par contraste ROME, NAPLES ET FLORENCE 381 avec la magnificence de la grande loge, il n'y a rien de plus frais ni de plus élégant que les petites loges- incognito * placées au second rang, contre le théâtre. Le satin bleu, les ornements d'or et le? glaces sont distribués avec un goût que je n'ai vu nulle part en Italie. La lumière étincelante qui pénètre dans tous les coins de la salle, permet de jouir des moindres- détails. Le plafond, peint sur toile, absolument dans le goût de l'école française ; c'est un des plus grands- tableaux qui existent. Il en est de même de la toile. Rien de plus froid que ces deux peintures. J'oubliais la terreur des femmes, le 12 au soir. Vers la cinquième ou sixième scène de la cantate, on commença à remarquer * que le théâtre se remplis- sait insensiblement d'une fumée obscure *. Cette fumée augmente. Vers les neuf heures, je jette lesyeux par hasard sur madame la duchesse del C..., dont la loge était à côté de la nôtre : je la trouve bien pâle ; elle se penche vers moi, et me dit avec un accent de terreur superbe : « Ah ! santissima Ma^ donna ! le feu est à la salle ! Les mêmes gens qui ont manqué leur coup la première fois recommen- cent : qu'allons-nous devenir? » Elle était bien belle; les yeux surtout étaient sublimes. « Madame, si vous n'avez rien de mieux qu'un ami de deux jours, je vous offre mon bras. » L'incendie Schwartzenberg me vint tout de suite à l'esprit. Tout en lui parlant, je me rappelle que je commençais à faire des ré- 382 STENDHAL flexions sérieuses ; mais, en vérité, plus pour elle que pour moi. Nous étions au troisième ; l'esca- lier est extrêmement roide : on allait s'y précipiter *. Absorbé dans la recherche des moyens * d'échapper, €e ne fut que deux ou trois secondes après que je m'aperçus * de l'odeur de cette fumée. « C'est du brouillard, et ce n'est pas de la fumée, dis-je à notre belle voisine ; c'est la chaleur d'une telle foule qui fait sécher une salle si humide. » J'ai su que cette idée, qui s'était présentée à tout le monde, n'avait pas empêché d'avoir une belle peur, et que, sans le qu'en dira-t-on, et la présence de la cour, les loges eussent été vides en un instant. Vers minuit, je fis plusieurs visites : les femmes * étaient rendues de fatigue, les yeux cernés, des nerfs, le plaisir à mille lieues, etc., etc., etc. 14 jévrier. — Je ne puis me lasser de Saint- Charles : les jouissances d'architecture sont si rares ! Pour les plaisirs de la musique, il ne faut pas les chercher ici : l'on n'entend pas *. Quant aux Napolitains, c'est différent ; ils jurent qu'ils en- tendent fort bien. Mon ami de Milan me présente dans plusieurs loges * ; les femmes se plaignent d'être trop vues : je me fais répéter ce reproche incroyable *. Grâce à la profusion des lumières, ces dames sont en continuelle représentation ; ennui quadruplé par la présence d'une cour. Madame R... regrette sincèrement les loges à rideaux du théâtre ROME, NAPLES ET FLORENCE 383 de la Scala. Le lustre détruit tout l'efTet des déco- rations : il n'a pas grand'chose à faire, elles sont presque aussi mauvaises que celles de Paris *. C'est un grand seigneur qui est à la tête des théâtres» Il y a dans ces décorations * un défaut qui tue toute illusion : elles sont trop courtes de huit ou dix pouces ; on voit * sans cesse de? pieds s'agiter sous les hases des colonnes ou entre les racines des arbres. Vous ne vou? faites pas d'idée du ridicule de cette distraction : l'imagination s'attache à ces jambes que l'on voit remuer, et veut deviner ce qu'elles font *. J'ai trouvé ce soir à San Carlo une ancienne con- naissance, M. le colonel Lange : il est ici comman- dant de place pour les Autrichiens, et m'a présenté à sa très jolie femme *. Après-demain je dînerai chez lui avec huit ou dix officiers autrichiens. Cela vaut mieux que la protection de mon ambassadeur *. La cantate du premier jour est de la flatterie du XVI® siècle : vers et musique, tout en est assommant. En France, nous savons donner * à la flatterie la plus fausse l'air naïf du vaudeville. Je croyais à M. Lampredi assez d'esprit pour suivre cette idée ^. 1. C'est l'auteur du seul bon journal littéraire, depuis Baretti, il Poligrafo, Milan, 1811. Sous le nom de littérature, les autres donnent de lourdes dissertations, qui ne passeraient pas l'antichambre de l'Académie des inscriptions et belles- lettres, ou des vers dignes de Berthellemot. Voyez la Biblio- teca italiana, de Milan, journal payé à M. Acerbi * par le gouvernement Metternich : c'est tout dire. (1817.) 384 STENDHAL L'homme de génie en ce genre est Métastase. C'est la plus grande difficulté vaincue que je connaisse. — Je vais au cabinet littéraire '". Le Journal des Débats a été arrêté ces jours-ci comme trop libéral (1817) *. 20 février. — C'est peut-être parce que Naples est une grande capitale comme Paris, que je trouve si peu à écrire. Je passe bien mon temps ; mais, grâce au ciel, le soir je n'ai rien à dire de nouveau, et je puis me coucher sans travailler. Je suis reçu chez madame la princesse Belmonte, chez l'aimable marquis Berio, avec une politesse parfaite, comme cinq cents étrangers l'ont été avant moi, comme deux cents seront reçus l'année prochaine. A quel- ques légères nuances près, c'est le ton des bonnes maisons de Paris. Il y a plus de vivacité et surtout plus de bruit ici ; souvent la conversation est telle- ment criarde, qu'elle me fait mal aux oreilles, Naples est la seule capitale de l'Italie ; toutes les autres grandes villes sont des Lyon renforcés *. 23 féi'rier. — Je suis bien dupe, à mon âge, de m'être imaginé que, dans une entreprise publique, l'attention pût se porter à la fois sur deux objets. Si la salle est superbe, la musique doit être mau- vaise ; si la musique est délicieuse, la salle sera pitoyable *. Le mérite d'avoir reconstruit cette salle est tout entier à un M. Barbaja : c'est un garçon de café, ROME, NAPLES ET FLORENCE 385 milanais et fort bel homme *, qui, en tenant les jeux, a gagné des millions : il a bâti la salle sur les profits futurs de sa banque. Le vieux roi voulait madame Catalani : bonne inspiration ; il fallait y joindre Galli, Crivelli et Tachinardi ; mais M. Bar- baja j)rotége mademoiselle Colbran *. Je ne sais qui protège Nozari, que nous avons vu si bon à Paris dans le rôle de Paolino, mais il y a quatorze ans *. Davide le fils est ce qu'il y a de mieux ; on souffre des efforts que fait ce pauvre jeune homme pour lancer sa voix grêle et brillante dans ce vase énorme. Il a pris de Nozari l'habitude de certains trilles faits avec la voix de tête. Il a grand besoin de chanter sur un petit théâtre et d'avoir un bon maître ; c'est le meilleur ténor d'Italie : Tachinardi s'éteint, et Crivelli se glace *. L'orchestre m'a fait beaucoup de plaisir. Il exécute avec fermeté ; les instruments qui entrent attaquent la note avec franchise. Il est aussi ferme que l'orchestre de Favart *, et a plus de légèreté que ceux de Vienne : par là, ses piano acquièrent de la valeur. Autant la pauvreté des décorations et la mi- sère * des costumes mettent Saint-Charles au- dessous de la Scala, autant les Napolitains l'em- portent par le brillant de leur orchestre. Il y avait ce soir un bellissimo teatro : c'est-à-dire que tout était plein. Madame la princesse Belmonte re- marque * qu'au milieu de tant de surfaces bril- RoME, Naples et Florence, I 25 386 STENDHAL lantes, les femmes semblent avoir des vêtements gris sale, et leurs joues des teintes plombées. Il faut employer pour les théâtres des teintes de gris, et non des couleurs brillantes. Les Italiens ont une singulière passion pour les premières soirées des théâtres (prime sera). Les gens les plus économes toute l'année dépensent fort bien quarante louis pour une loge le jour de l'ouverture. Il y avait ce soir chez madame For- migini * des amateurs qui sont venus de Venise, et qui repartent demain. Avares pour les petites choses, ces gens-ci sont prodigues dans les grandes : c'est le contraire en France, où il y a plus de vanité que de passion. La magnificence de San Carlo fait adorer le roi Ferdinand ; on le voit dans sa loge partager les transports du public : ce mot partager fait oublier bien des choses. Anecdote de la pétition dans le berceau de la princesse nouvellement née, pour sauver la vie de la belle San Felice, pendue en 1799. Un Napolitain, indigné du royalisme produit en moi par la belle architecture de San Carlo, me conte cette histoire : « Vous voyez un théâtre, me dit-il, et vous ne voyez pas les petites villes. » Il a raison de me rabrouer. Je conclus de ce qu'il me dit que le paysan napolitain est un sauvage, heureux comme on l'était à Otaïti avant l'arrivée des missionnaires méthodistes *. ROME, NAPLES ET FLORENCE 387 28 février. — Je suis allé voii les tableaux du che- valier Ghigi, avec la jeune duchesse. Situation de roman bien singulière, mais trop délicate pour être traitée dans nos mœurs. Le prince Corvi, jaloux de ne pouvoir troubler la tendresse de la contessina Carolina, la mère de la duchesse, et du chevalier P..., les dénonce au mari, bon homme qui n'en croit rien ; mais de plus à deux filles charmantes et innocentes, de quinze à seize ans, les tendres amies de leur mère. Ces pauvres petites complotent de se faire religieuses : elles sont grênées avec leur mère, n'osent plus lui parler. Enfin, l'aînée tombe à ses pieds, fondant en larmes, et là lui dévoile toute la dénonciation du prince Corvi, et leur résolution d'aller au couvent, pour ne pas vivre avec une im- pie *. Position de cette mère, qui adore son amant, et qui a de l'honneur. Elle conserve assez de pré- sence d'esprit pour nier. Cette anecdote, dont le récit prend vingt minutes, est peut-être ce que j'ai ren- contré de plus touchant et de plus beau cette année. L'Italie est grande comme la main, tous les gens riches se connaissent d'une ville à l'autre ; sans cela, je conterais trente anecdotes, et supprimerais toutes les idées générales sur les mœurs : tout ce qui est vague, en ce genre, est faux. Le lecteur qui a voyagé de Paris à Saint-Cloud * et ne connaît que les mœurs de son pays entend par les mots décence, vertu, duplicité, des choses matériellement différentes de celles que vous avez voulu désigner. 388 STENDHAL Par exemple, à Bologne, j'ai trouvé chez ma- dame N... une jeune femme, Ghita, dont la vie ferait un des romans les plus intéressants et les plus nobles ; mais il faudrait n'y rien changer : cette histoire occupe onze pages de mon journal. Quelle peinture vive des mœurs de l'Europe actuelle et de la sensiblité italienne ! Comme cela est supérieur à tous les romans inventés ! quel imprévu et quel naturel dans les événements ! Le défaut des comé- dies de caractère, c'est qu'on prévoit toutes les occurrences que le héros va rencontrer. Le héros que Ghita a tant aimé, et qu'elle aime peut-êtie * encore, est fort commun * ; le mari jaloux, dans le même genre ; la mère, atroce et énergique ; la jeune femme seule est héroïque. Du reste, on pilerait * toutes les femmes à sentiment de Paris ou de Londres, qu'on n'en tirerait pas un caractère de cette profondeur et de cette énergie *. Tout cela est caché sous l'air de la simplicité et souvent de la froideur. L'énergie qu'on trouve dans certains caractères de femmes de ce i3ays m'étonne tou- jours *. Six mois après un mot indifférent que leur a dit leur amant, elles l'en récompensent ou s'en vengent ; jamais d'oubli par faiblesse ou distrac- tion, comme en France. Une Allemande pardonne tout, et, à force de dévouement, oublie. Quand le? Anglaises ont de l'esprit, on retrouve chez elles cette profondeur de sentiment ; mais quelquefois la pruderie le gâte. ROME, N.VPLES ET FLORENCE 389 La manière de sentir de l'Italie est absurde pour les habitants du Xord. Je ne conçois même pas, après y avoir rêvé un quart d'heure, par quelles explications, par quels mots on pourrait la leur faire entendre *. — L'elTort du bon sens des gens les plus distingués est de comprendre c[u'ils ne peuvent pas comprendre. Cela se réduit à l'absurdité du tigre qui voudrait faire sentir au cerf les délices qu'il trouve à boire du sang. Je sens moi-même que ce que je viens d'écrire est ridicule ; ces secrets font partie de cette doctrine intérieure qu'il ne faut jamais communiquer. 2 mars. — Bénéfice de Duport. Il danse pour la dernière fois ; c'est un événement à Naples. J'ai oublié les décorations de son ballet de Cen- drillon. Elles ont été dessinées par un peintre qui connaît les vraies lois du terrible. Le palais de la fée, avec les lampes funèbres, et cette figure gigantesque haute de soixante })ieds qui perce la voûte, et, les yeux fermés, montre du doigt l'étoile fatale, laisse dans l'âme un souvenir durable. Mais la parole ne peut pas faire comprendre à Paris ce genre de jouissance. Cette belle décoration manque par la couleur et le clair-obscur (les ombres et les clairs sont sans vigueur). Une salle de danse au milieu des bois, copiée du Stone-Henge *, dans le même ballet de Cendrillon, et le palais de la fée, seraient remarquables même Rome, Naples et Florence, I 25. 390 STENDHAL à Milan. On entend bien mieux en Lombardie la magie de la couleur ; mais quelquefois le dessin n'atteint pas à l'effet, faute de nouveauté. A Naples, les arbres sont verts, et, à la Scala, gris-bleu. Ce ballet de Cendrillon, et le Joconde, ballet de Vestris, sont dansés presque comme à Paris. La présence de Marianne Conti et de la Pallerini (mime remplie de génie, comparable à madame Pasta *) lui ôte la froideur de la danse française. Cette froideur et nos grâces courtisanesques * sont très bien repré- sentées par madame Duport, Taglioni, et mademoi- selle Taglioni. Pour Duport, c'est une ancienne admiration, à laquelle je me suis trouvé fidèle. Il m'amuse comme un jeune chat : je le regarderais danser des heures entières *. Ce soir, le public contenait avec peine son envie d'applaudir : le roi a donné l'exemple. J'ai entendu la voix de Sa Majesté de ma loge, et les transports sont allés jusqu'à la fureur, laquelle a duré trois quarts d'heure. Duport a toute la légèreté que nous lui avons vue à Paris dans Figaro. Jamais on ne sent l'effort, peu à peu sa danse s'anime, et il fmit par les transports et l'ivresse de la passion qu'il veut exprimer : c'est tout le degré d'expression dont cet art est susceptible ; ou du moins, pour être exact, je n'ai jamais rien vu de comparable *. Vestris, Taglioni, comme tout le vulgaire des danseurs, d'abord ne peuvent pas cacher l'effort ; en second lieu, leur danse n'a point de progression. Ainsi, ils ROME, NAPLES ET FLORENCE 391 n'atteignent pas même à la volupté, premier but de l'art. Les femmes dansent mieux que les hommes ; l'admiration, après la volupté, fait presque tout le domaine de cet art si borné. Les yeux, séduits * par le brillant des décorations et la nouveauté des groupes, doivent disposer l'âme à une attention vive et tendre pour les passions que les pas vont peindre. J'ai bien vu le contraste des deux écoles. Les Italiens admettent sans difficulté la supériorité de la nôtre, et, sans s'en douter, sont bien plus sen- sibles à la perfection de la leur. Duport doit être content, ce soir on l'a bien applaudi ; mais les véri- tables transports ont été pour Marianne Conti. J'avais un Français de bon ton à mes côtés, qui, transporté par la passion, est allé jusqu'à m'adresser la parole. Quelle indécence ! disait-il à tout moment. Il avait raison, et le public encore plus d'être ravi. \J indécence n'est à peu près qu'une chose de con- vention *, et la danse est presque toute fondée sur un degré de volupté qu'on admire en Italie, et qui choque nos idées. Au milieu des pas les plus vifs, l'Italien n'a pas la plus petite idée 6!indécence ; il jouit de la perfection d'un art, comme nous des beaux vers de Cinna, sans songer au ridicule de l'unité de lieu. Pour les impressions passagères, les défauts inaperçus n'existent pas. Ce qui est aimable à Paris est indécent à Genève : cela dépend du degré de pruderie inspiré par le prêtre de l'endroit *. Les •392 STE>'DHAL jésuites sont beaucoup plus favorables aux beaux- arts et au bonheur que le méthodisme. Où est le beau idéal de la danse ? Jusqu'ici il n'y ■en a pas. Cet art tient de trop près à l'influence des climats et à notre organisation physique. Le beau idéal changerait toutes les cent lieues *. L'école française vient seulement de donner la perfection de V exécution. A présent, il faut qu'un homme de génie emploie «ette perfection. C'est comm« la peinture quand Masaccio parut. Le grand homme dans ce genre est à Naples, mais y est méprisé. Viganô a donné li Zingari, ou les Bohémiens. Les Napolitains se sont imaginés qu'il voulait se moquer d'eux. Ce ballet a découvert une drôle de vérité, dont per- sonne ne se doutait : c'est que les mœurs nationales du pays de Xaples sont exactement les mœurs des Bohémiens. (Voyez les Noui'elles de Cervantes.) Voilà Viganô qui donne des leçous aux législateurs : tant les arts ont de rapports ! C'est en même temps un beau succès, dans un art li rebelle à l'exj^ression, que de l'avoir forcé à peindre, et à peindre si bien, des mœurs et non pas des passions (des habitudes de l'âme dans la manière de chercher le bonheur, •et non pas un état passager et violent *). Une cer- taine danse, exécutée au son des chaudrons, a sur- tout choqué les Napolitains ; ils se sont crus mys- tifiés : et hier un jeune capitaine, chez madame la princesse Belmonte, se mettait en fureur au seul I ROME, NAPLES ET FLORENCE 393 nom de Viganô. Pour revenir à leur état naturel, les Napolitains auraient besoin de gagner deux batailles comme Austerlitz et Marengo ; jusque-là ils seront susceptibles. — « Mais, leur dirais-je volon- tiers, (juoi de })lus brave que M. de Rocca-RoinaMa*? Est-ce la faute des gens l)ien élevés si des moines ont corrompu le bas peuple, si brave quand il s'appe- lait Samnite, et si pleutre depuis qu'il adore saint Janvier * ? » L'anecdote de ce ballet a été un trait de lumière, et m'a mis sur la véritable voie pour étudier ce pays. Xoverre, à ce qu'on dit, avait donné la volupté ; Viganô a avancé l'expression dans tous les genres. L'instinct de son art lui a même fait découvrir le vrai génie du ballet, le romantique par excellence. Tout ce que le drame parlé peut admettre de ce genre, Shakspeare l'a donné ; mais le Chêne de Bénévent est une bien autre fête pour l'imagination cbarmée que la Grotte (T Imogène ou la Forêt des Ardenncs * du mélancolique Jacques. L'âme, emportée jjar le plaisir de la nouveauté, a des transports pendant cinq quarts d'heure de suite ; et, quoique ces plaisirs soient impossibles à exprimer par écrit *, de peur du ridicule, on s'en souvient après de longues années. On ne peut pas peindre cet effet en peu de mots, il faut parler longtemps, et émouvoir l'imagination des spectateurs. Au châ- teau de B..., en France *, madame R..., contant le ballet du Chêne de Bénéi^ent, nous retenait au salon jusqu'à trois heures du matin *. 11 faut que 394 STENDHAL l'imagination du spectateur, pleine des souvenir» du théâtre espagnol et des Nouvelles Castillanes *, développe elle-même toutes les situations ; il faut aussi qu'elle soit laise des développements donnés par la parole. Chaque imagination émue par la musique prend son vol, et fait discourir à sa manière ces personnages qui ne parlent jamais. C'est ainsi que le ballet à la Viganô a une rapidité à laquelle Shakspeare lui-même ne peut atteindre. Ce genre singulier va peut-être se perdre ; il eut son plus beau développement à Milan, dans les moments pros- pères du royaume d'Italie. Il faut de grandes ri- chesses, et le pauvre théâtre de la Scala n'a peut- être pas deux ou trois ans de vie : le despote ne cherche point, comme Laurent de Médicis, à mas- quer les chaînes et l'avilissement des esprits par les jouissances des beaux-arts *. La piété a fait supprimer les jeux dont les bénéfices alimentaient la scène : peut-être même le souvenir de cet art se perdra-t-il tout à fait ; il n'en restera que le nom, comme ceux de Roscius et de Pylade. Paris ne l'ayant point connu, il est resté obscur en Europe *. L'étranger auquel les Milanais parlent de Corio- lan, de Prométhée, des Zingari, du Chêne de Béné- vent, de Samandria liberata, pour peu qu'il n'ait pas d'imagination pittoresque, est glacé par les * transports de son interlocuteur. Comme l'imagina- tion pittoresque n'est pas notre fort en France \ 1. Je soupçonne que ce sentiment existe en Ecosse. (1817.) r.OME, NAPLES ET FLORENCE 395 ce genre y tomberait tout à plat. Nos Laliarpe ne peuvent pas même comprendre Métastase. Je n'ai vu que trois ou quatre ballets de Viganù. C'est une imagination dans le genre de Shakspeare, dont il ignore peut-être jusqu'au nom : il y a du génie du peintre, il y a du génie musical dans cette tête *. Souvent, lorsqu'il ne peut pas trouver un air qui exprime ce qu'il veut dire, il le fait. Sans doute il y a des parties absurdes dans le Prométhée ; mais au bout de dix ans le souvenir en est aussi frais que le premier jour, et Ton s'étonne encore. Une autre qualité bien singulière du génie de Vi- ganô, c'est la patience. Environné de quatre-vingts danseurs, sur la scène de la Scala, ayant à ses pieds un orchestre de dix musiciens, il compose et fait impitoyablement recommencer, toute une matinée, dix mesures de son ballet qui lui semblent laisser à désirer. Rien de plus singulier : mais je m'étais juré de ne jamais parler de Yiganè *. J'ai été entraîné par des souvenirs délicieux. Deux heures sonnent : le Vésuve est en feu ; on voit couler la lave. Cette masse rouge se dessine sur un horizon du plus beau sombre *. Je demeure trois quarts d'heure à contempler ce spectacle im- posant et si nouveau, perché à ma fenêtre au sep- tième étage. 5 mars. — Ce soir, ]\P' R... disait : « Le beau idéal de la danse sera fixé, par la suite, entre le 396 STENDHAL genre de Duport et celui de la Conti. Il faut la cour de quelque prince riche et voluptueux : or c'est ce que nous ne verrons plus. Tout le monde cherche à mettre de côté quelques millions pour vivre du moins en riche particulier, si l'on tombe. Les princes d'ailleurs, voulant absolument résister à l'opinion, se taillent de l'inquiétude pour toute leur vie. Cette faute de calcul pourrait bien faire tomber les arts pendant le xix^ siècle. Au xx^, tous les peuples parleront politique, et liront le Morning- Chronicle, au lieu de claquer * la Marianne Conti. » Le genre froid du talent de mademoiselle Fanny Bias ne peut absolument pas entrer dans le beau idéal de la danse, du moins hors de France. J'avoue que, si l'on me donnait à choisir entre ces deux moitiés du beau idéal, j'aimerais mieux la volupté vive et brillante de la Conti ^. Mademoiselle Milière vint danser à Milan, il y a huit ou dix ans, avec son talent de Paris : elle fut sifïlée. Elle a mis du feu dans sa danse : aujourd'hui elle est comblée d'applaudissements à la Scala, et serait sifïlée sans doute à Paris *. 1. Les ballets de M. Gardel n'ont absolument rien de commun avec ceux de Viganô : c'est Campistron comparé à Shakspeare. Viganô aurait fait frémir pour Psyché : Gardel, la faisant tourmenter par les diables, tombe dans la même erreur que Shakspeare, lorsqu'il fait brûler les yeux, sur la scène, à un roi détrôné. L'imagination, qui n'est pas assez émue pour être à la hauteur de ce degré de terreur, s'amuse de la laideur des diables et rit de leurs griffes vertes *. (1817.) I ROME, NAPLES ET FLORENCE 397 Je suis monté hier au Vésuve : c'est la })lus grande fatigue que j'ai? éprouvée de ma vie. Le diabolique, c'est de gravir le cône de cendre. Peut-être tout cela sera-t-il changé dans un mois. Le prétendu «rmite est souvent un voleur converti ou non : bonne platitude écrite dans son livre et signée Bigot de Préameneu. Il faudrait dix pages et le talent de madame RadclifTe pour décrire la vue dont on jouit en mangeant l'omelette apprêtée par l'ermite. Je ne dirai rien de Pompéia : c'est la chose la plus étonnante, la plus intéressante, la plus amusante que j'aie rencontrée ; par là seulement on connaît l'antiquité. Que d'idées sur les arts vous donnent la fresque du Minotaure et vingt autres ! Je vais à Pompéia trois fois par semaine au moins *. 14 mars. — Je sors du Joconde de Vestris III : c'est le petit-fils du diou de la danse. C'est une grande pauvreté que ce ballet. Celui de Duport ne vaut guère mieux : toujours des guirlandes, des fleurs, des écharpes dont les belles décorent leurs guerriers, ou que les bergères échangent avec leurs amants, et l'on danse en réjouissance de l'écharpe. Il y a loin de là au jeune époux de la Samandria liherata, rentrant dans son palais, dévoré de jalousie, et cependant se laissant aller à danser ce beau terzetto avec l'esclave nègre chargée de la musique du sérail, et sa femme. Ce pas entraînait tous les •cœurs, on ne savait pourquoi *. C'est un des grands 398 STENDHAL traits de l'histoire de l'amour, la présence de ce qu'on aime faisant oublier tous les torts *. Le goût français est comme ces jolies femmes qui ne veulent pas qu'on mette du noir dans leurs portraits : c'est un Boucher comparé à VHôpital de Jaffa de Gros. Sans doute ce genre perruque va s'éteindre ; mais nous serons éteints avant lui. Nous n'avons pas joui d'assez de sécurité pour que la révolution ait eu le temps d'entrer * dans l'art. Nous en sommes encore aux talents étiolés du siècle de Louis XV : MM. de Fontanes, Villemain, etc. Ordinairement rien ne peut ajouter à mon mépris pour la musique française * ; cependant les lettres de mes amis de France m'avaient presque séduit. J'étais sur le point de leur accorder les airs de gaieté et de pur agrément. Le ballet de Joconde finit toute discussion pour moi. Jamais je n'ai mieux senti la pauvreté, la sécheresse, V impuissance préten- tieuse de notre musique, dont on a rassemblé là les airs réputés les plus agréables, ceux qui me tou- chaient autrefois. Le sentiment du vrai beau l'em- porte même sur les souvenirs de la jeunesse. Ce que je dis là sera précisément le comble de l'absurde, et peut-être même de l'odieux, pour ceux qui n'ont pas vu le vrai beau. Mais il y a longtemps que les vrais patriotes ont dû jeter au feu ce volume et s'écrier : « L'auteur n'est pas Français *. » La grandeur de la salle de San Carlo est admirable pour les ballets. Un escadron de quarante-huit ROME, NAPLES ET FLORENCE 399 chevaux manœuvre avec toute l'aisance possible dans la CendriUon de Duport, dont ces chevaux et les divers genres de lutte forment un acte bien ennuyeux, bien postiche, et bien fait pour les esprits grossiers. Ces chevaux chargent au grand galop jusque sur la rampe. Ils sont montés par des Alle- mands ; jamais les gens du pays ne pourraient y tenir *. L'école de danse de San Carlo donne les plus belles espérances ; mademoiselle Merci peut se faire un nom, mais elle est bien jolie *. Sa danse a une physionomie. Aujourd'hui 14 mars *, j'aj, été sérieusement gêné par la chaleur, en examinant le taureau Far- nèse, placé au milieu de cette délicieuse promenade de Chiaja, à vingt pas de la mer. Dans la campagne, tous les pommiers et amandieis sont en fleur. A Paris, on a encore l'hiver pour deux mois ; mais chaque soir on trouve dans les salons deux ou trois idées nouvelles. Voilà un grand problème à résoudre ; quel séjour préférer ? 15 mars. — Bal charmant chez le roi. On devait être en masque de caractère ; mais bientôt on quitte le masque. Je m'amuse beaucoup de huit heures à quatre heures du matin. Tout Londres était là : les Anglaises me semblent emporter la palme de la fête. Il y avait cependant de bien jolies Napoli- taines, entre autres cette pauvre petite comtesse N..., qui, tous les mois, va voir son ami à Terra- 400 STENDHAL cine. Le maître de la maison ne mérite pas les grandes phrases à la Tacite qu'on fait contre lui en Europe : c'est le caractère de Western dans Tom Jones ; ce prince se connaît en sangliers et non en proscriptions (1799-1822) *. Je m'arrête ; je me suis promis de ne rien dire de tous les lieux où je serais entré sans payer : autrement le métier de voyageur se rapproche de * celui d'espion. 16 mars. — Malgré mon profond mépris pour l'architecture moderne, on m'a mené ce matin chez M. Blanchi * de Lugano, ancien pensionnaire de Napoléon. Ses dessins sont assez exempts de cette foule d'ornements, d'angles, de ressauts, qui font la jictitesse moderne (voir la cour du Louvre), et qu'on peut reprendre même chez Michel-Ange. Nos gens ne peuvent pas s'élever à comprendre que les anciens n'ont jamais rien fait pour orner, et que chez eux le beau n'est que la saillie de futile. Comment nos artistes liraient-ils dans leur âme ? Ce sont sans doute des hommes remplis d'honneur et d'esprit ; mais Mozart avait de l'âme, et ils n'en ont pas. Une rêverie profonde et passionnée ne leur a jamais fait faire de folies ; aussi ils ont le cordon noir, lequel ennoblit *. M. Blanchi va construire à Naples l'église de Saint-François-de-Paule, vis-à-vis le palais. Le roi en confiera l'exécution à M. Barbaglia, et nous la ver- rons finir en huit ou dix ans'*'. La place est on ne peut ROME, NAPLES ET FLORENCE 401 pas plus mal choisie. Au lieu de bâtir là une église, il faudrait encore démolir une trentaine de mai- sons. La place d'une église serait sur le Largo di Castello : mais, d'un bout de l'Europe à l'autre, la sèche vanité s'est emparée de tous les cœurs, et les grands principes du beau sont invisibles. Bianchi a adopté la forme ronde, ce qui est une preuve qu'il a su voir l'antique ; mais il n'a pas su voir que les anciens se proposaient dans leurs temples un but contraire au nôtre : la religion des Grecs était une fête, et non une menace. Le temple, sous ce beau ciel, n'était que le théâtre du sacrifice. Au lieu de s'agenouiller, de se prosterner et de se frapper la poitrine, on exécutait des danses sacrées. Et que les hommes aient été * L'amour du nouveau est le premier besoin de l'ima- gination de l'homme. Je trouve chez M. Bianchi les deux hommes les plus remarquables du royaume *, le général Filan- gieri et le conseiller d'Etat Cuoco *. 17 mars. — Je dépêcherai en bien peu de paroles ce que j'ai à dire de la musique entendue à Saint- Charles. Je venais à Naples transporté d'espérance ; ce qui m'a fait encore le plus de plaisir, c'est la musique de Capoue. J'ai débuté à Saint-Charles par VOtello de Rossini. Rome, Naples et Florence, I 26 402 STENDHAL Rien de plus froid ^. Il fallait bien du savoir-faire à l'auteur du libretto pour rendre insipide à ce point la tragédie la plus passionnée de tous les théâtres. Rossini l'a très bien secondé : l'ouverture est d'une fraîcheur étonnante, délicieuse, facile à comprendre, et entraînante pour les ignorants, sans avoir rien de commun. Mais une musique pour Otello peut être tout cela, et rester encore à cent piques de ce qu'il faudrait. Il n'y a rien de trop profond, dans tout Mozart et dans les Sept Paroles de Haydn, pour un tel sujet. Il faut des sons horribles et toutes les richesses et les dissonances du genre enharmonique, pour lago * (premier récitatif de VOrfeo de Pergo- lèse). Il me semble que Rossini ne sait pas sa lan- gue de façon à pouvoir décrire de telles choses. D'ailleurs, il est trop heureux, trop gai, trop gour- mand. Un ridicule particulier à l'Italie, c'est celui du père ou du mari d'une grande chanteuse * : on appelle ce caractère le dam Procolo. Un jour le comte Somaglia donnait le bras à la Colbran pour lui faire voir le théâtre de la Scala ; le père lui dit 1. Pour me punir d'avoir ainsi pensé en 1817, je laisse ce mot. J'étais entraîné, à mon insu, par mon indignation contre le marquis Berio, auteur de l'exécrable libretto qui fait d'Othello un Barbe-Bleue. Dans la peinture des senti- ments tendres, Rossini, maintenant éteint, est resté à mille lieues de Mozart et de Cimarosa ; en revanche, il a inventé une rapidité et un brillant inconnus à ces grands hommes *. (1826.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 403 gravement : « Vous êtes bleu heureux, monsieur le comte ; savez-vous que des tètes couronnées ont coutume de donner le bras à ma fille ? — - Oubliez- vous que je suis marié ? » ré])lique le comte. Cela a du sel en italien. Après VOtello, il m'a fallu subir la Gabrielle de Vergy, musique d'un jeune homme de la maison Caraiïa. C'est une servile imitation du style de Rossini. Davide, dans le rôle de Coucy, est un ténor divin ^ *. J'ai revu le Sargines de Paër ; mademoiselle Cha- bran, des Florentins, donnait de l'esprit à Davide. Cette musique célèbre m'a assommé ici comme à Dresde. Le talent de Paër est comme celui de M. de Chateaubriand ; j'ai beau me mettre en expérience, je ne puis le sentir ; cela me semble toujours ridi- cule. M. de Chateaubriand m'impatiente : c'est un homme d'esprit qui me croit trop bête. M. Paër m'ennuie ; ses succès, très réels, m'étonnent *. 18 mars. — Ce soir, la troupe de San Carlo chan- tait VOtello au théâtre del Fondo. J'ai distingué quelques jolis motifs dont je ne me doutais pas, entre autres le duo du premier acte entre les deux femmes *. 1. Je trouve aujourd'hui des morceaux fort touchants dans cet opéra. Quand on a entendu Nina Viganô chanter certains airs de MM. CarafTa et Perruchini, on sait que ces messieurs ont inventé la chanson italienne. Voir il Tras^aso delV anima*. (1826.) Rome, Naples et Florence, I 26. 404 STENDHAL Les grands théâtres, comme San Carlo et la Scala, sont l'abus de la civilisation et non sa perfection. Il faut forcer toutes les nuances : dès lors il n'y a plus de nuances. Il faudrait élever les jeunes chanteurs dans la plus parfaite chasteté ; or désormais c'est ce qui est impossible : il fallait des cathédrales et des enfants de chœur. On se plaint de voir Crivelli «t Davide sans successeurs. Depuis qu'il n'y a plus de sopranos, il n'y a plus de science musicale au théâtre. Par désespoir, ces pauvres diables deve- naient de profonds musiciens ; dans les morceaux d'ensemble, ils soutenaient toute la troupe ; ils donnaient du talent à la prima donna, qui était leur maîtresse. Nous devons deux ou trois grandes chan- teuses à Velluti. Aujourd'hui, dès que la mesure (il tempo) est un peu difficile, il n'en est plus question ; l'on se «roit à un concert d'amateurs. C'est ce que M. le oomte Galenberg * expliquait fort bien hier chez M. le marquis Berio. Les Italiens sont bien loin des Allemands, dont la musique baroque, dure, sans idées, serait à faire sautei par la fenêtre, s'ils n'étaient pas les premiers tempistes du monde *. L'usage italien de couper les deux heures de mu- sique par une heure de ballet, est fondé sur le peu de force de nos organes : il est absurde de donner de suite deux actes de musique. Une petite salle rend le ballet à la Viganô impossible et ridicule : voilà ie problème d'acoustique proposé aux géomètres, ROME, NAPLES ET FLORENCE 40S et qu'ils mépriseront parce qu'il est trop difficile. Ne pourrait-oii pas adapter deux théâtres à la même salle ? Ou, le ballet fini, couper la scène par une cloison assez forte pour renvoyer la voix dans la salle, laisser tomber, par exemple, une toile de tôle ? Ou bâtir un mur en caisses de bois garnies d'une peau de tambour du côté des spectateurs * ? Au théâtre Farnèse, à Parme, le bruit d'un morceau de papier qu'on déchire au fond de la scène est entendu de partout. Voilà le fait qu'il faudrait repro- duire, mais qu'il est plus commode de nier. Les architectes italiens savent que l'air dépouillé d'oxy- gène arrête sur-le-champ les folies et les vagabon- dages de l'imagination *. 19 mars. — San Carlo est décidément une affaii*e de parti pour les Napolitains : l'orgueil national, écrasé par la campagne et la mort de Joachim, s'est réfugié là. Voici la vérité : San Carlo, comme machine à musique, est tout à fait inférieur à la Scala. En séchant, il peut devenir moins sourd ; mais il perdra tout l'éclat de ses dorures appliquées trop tôt sur des crépis frais. Les décorations sont bien plates, et, qui plus est, ne peuvent pas être meilleures : le lustre les tue. La même cause em- jîêche de voir la physionomie des acteurs. 20 mars. — Ce soir, comme j'entrais à San Carlo,. un garde m'a couru après pour me faire ôter mon. 406 STENDHAL chapeau. Dans une salle quatre fois grande comme l'Opéra de Paris, je n'avais pas aperçu je ne sais quel prince. Paris est la première ville du monde, parce qu'on y est inconnu, et que la cour n'y forme qu'un spec- tacle intéressant *. A Naples, San Carlo n'ouvre que trois fois la semaine : ce n'est déjà plus un rendez-vous sûr pour tous les genres d'affaires, comme la Scala. Vous cou- rez les corridors : les titres les plus pompeux, écrits sur les portes des loges, vous avertissent, en gros caractères, que vous n'êtes qu'un atome * qu'une Excellence peut anéantir. Vous entrez avec votre chapeau : un héros de Tolentino vous poursuit. La Conti vous enchante, et vous voulez applaudir : la présence du roi fait un sacrilège de votre applau- dissement *. Vous voulez sortir de votre banc, au parterre : un grand seigneur garni de ses crachats, et dont vous accrochez la clef de chambellan avec votre chaîne de montre (c'est ce qui m'est arrivé hier), murmure du manque de respect. Ennuyé de tant de grandeurs, vous sortez, et demandez votre remise : les six chevaux de quelque princesse obstruent la porte pendant une heuie ; il faut at- tendre et s'enrhumer. Vivent les grandes villes où il n'y a pas de cour ! non pas à cause des souverains, qui en général sont égoïstes et bonnes gens *, et qui surtout n'ont pas le temps de songer à un particulier, mais à cause ROME NAPLES ET FLORENCE 407 des ministres et sous-ministres, dont chacun se fait centre de police et de vexation *. Ce genre d'ennui, inconnu à Paris *, est la vexation de tous les mo- ments dans la plupart des capitales du continent. Que veut-on que fassent toute la journée * huit ou dix ministres qui n'ont pas à eux tous la be- sogne d'un préfet, et meurent d'envie d'adminis- trer * ? En arrivant à Xaj)les, j'ai appris qu'un duc était directeur du spectacle : je me suis tout de suite attendu à quelque chose d'illibéral et de petitement vexatoire. Les gentilshommes de la chambre des Mémoires de Collé me sont venus à l'idée. Les places, dans les banquettes du parterre, sont numérotées, et les onze premiers rangs seulement sont pris par AOL les officiers des gardes rouges, des gardes bleus, des gardes de la porte, etc., etc., ou distribués par faveur, sous forme d'abonnement ; de manière que l'étranger qui arrive est relégué à la douzième banquette. Ajoutez à cela l'espace très vaste occupé par l'orchestre, et vous voyez le pauvre étranger reculé par delà le milieu de la salle, et absolument hors de portée d'entendre et de voir. Rien de tout cela à Milan : toutes les places sont au premier venu. Dans cette ville heureuse, tout le monde est l'égal de tout le monde. A Naples, tel duc qui n'a pas mille écus de rente me coudoie insolemment, à cause de ses huit ou dix cordons. A Milan, des gens qui ont deux ou trois millions * Rome, Xaples et Florence. I 25.. 408 STENDHAL se rangent pour me faire place, pour peu que j'aie l'air pressé, à charge de revanche * ; et vous avez peine à reconnaître les porteurs de ces noms célèbres, tant ils ont l'air simple et honnête. Ce soir, ennuyé de l'insolence du garde, je suis remonté dans ma loge ; et j'ai encore eu le chagrin d'être croisé, en montant, par douze ou quinze grands cor- dons ou généraux, qui descendaient avec tout le poids de leur grandeur, de leur habit brodé, et leurs nez immenses *. J'ai pensé qu'il fallait sans doute tout ce fatras de noblesse héréditaire, de privilèges insolents et de cordons, pour obtenir une armée cou- rageuse *. Le ballet de Duport finit par l'apothéose de Cen- drillon. Elle est dans une forêt sombre : une toile tombe, et l'on aperçoit un palais immense élevé sur une colline éclairée par la lumière magique de ces feux blancs dont on a l'usage à Milan, mais que l'on emploie bien mieux ici. Je sors, et je trouve l'es- calier encombré d'une foule immense. Il faut des- cendre, en marchant sur les talons du voisin, trois rampes rapides. Les Napolitains appellent cela une beauté. Ils ont mis le parterre de leur théâtre au premier étage : voilà ce que, dans l'architecture moderne, on appelle une idée ingénieuse ; et, comme il n'y a qu'une seule rampe pour les deux ou trois mille spectateurs, et que cette rampe est toujours encombrée de domestiques et de décrotteurs, on peut juger des plaisirs de la descente *. ROME. NAPLES ET FLORENCE 409 En résumé, cette salle est superbe, la toile baissée. Je ne me dédis ])()int, le premier coup d'œil est ravissant. La toile se lève, et vous allez de désap- pointements en désappointements. Vous êtes au parterre, MM. les gardes du corps vous relèguent à la douzième banquette. L'on n'entend pas du tout ; l'on ne peut distinguer si l'acteur qui se dé- mène là-bas est vieux ou jeune \ Vous montez à votre loge : une lumière éblouissante vous y pour- suit. Pour vous dédommager des cris de la Colbran, vous voulez lire le journal en attendant le ballet : impossible ; il n'y a jjas de rideaux. Vous êtes enrhumé, et vous voulez garder votre chapeau : impossible ; un prince honore le spectacle de sa présence. Vous vous réfugiez au café * : c'est un couloir lugubre et étroit, d'un aspect abominable. Vous voulez aller au foyer : un escalier roide et incommode vous y fait arriver tout essoufflé *. 21 mars. — Je me sens possédé par ce noir cha- grin d'ambition qui me poursuit depuis deux ans. A la manière des Orientaux, il faut agir sur le phy- sique. Je m'embarque, je fais quatre heures de mer, et me voilà à Ischia, avec une lettre de recomman- dation jjour don Fernando. Il me conte qu'en 1806 il s'est retiré à Ischia, et 1. Tout le jeu de madame Pasta serait perdu à cette dis- tance. (1826.) 410 STENDHAL qu'il n'a pas revu Naples d epuis l'usurpation fran çaise, qu'il abhorre. Pour se consoler du manque de théâtre, il élève une quantité de rossignols dans des volières superbes. « La musique, cet art sans modèle dans la nature, autre que * le chant des oiseaux, est aussi comme lui une suite à^interjec- tions. Or une interjection est un cri de la passion, et jamais de la pensée. La pensée peut produire la passion ; mais l'interjection n'est jamais que de l'émotion *, et la musique ne saurait exprimer ce qui est sèchement pensé. » Cet amateur délicat * ajoute : « Mes alouettes ont quelquefois le matin des jalseui qui me rappellent Marchesi et Pac- chiarotti. » Je passe quatre heures fort aoréables avec don Fernando, qui nous déteste, et les bons habitants d'Ischia. Ce sont des sauvages africains. Bonhomie de leur patois. Ils vivent de leurs vignes. Presque pas de trace de civilisation * : grand avantage quand le papisme et ses rites font * toute la civilisation. Un homme du peuple, à Naples, aous dit froidement: « L'année dernière, au mois d'août, j'eus un mal- heur )) ; ce qui veut dire : « L'année dernière, au mois d'août, j'assassinai un homme. » Si vous lui proposez de partir un dimanche à trois heures du matin, pour le Vésuve, il vous dit, frappé d'horreur : « Moi, manquer la sainte messe ! » Des rites s'apprennent par cœur : si vous admet- tez les bonnes actions, elles peuvent être plus ou ROME, NAPLES ET FLORENCE 411 moins bonnes : de là l'exanieu ])ersonnel, et nous arrivons au protestantisme et à la gaieté d'un mé- thodiste anglais *. 22 mars. — Que je suis fâché de ne pas pouvoir parler du Ijal charmant donné par M. Lewis, l'au- teur du Moine, chez madame Lushington, sa sœur ! Au milieu des mœurs grossières des Napolitains, cette pureté anglaise rafraîchit le sang. Je danse à la même écossaise que lord Chichester *, âgé de quatorze ans. et qui est simple aspirant à bord de la frégate arrivée hier. Les Anglais connaissent les miracles de l'éducation ; ils vont en avoir besoin : je lis sur la figure de quelques Américains qui étaient là, que d'ici à trente ans l'Angleterre sera réduite à n'être qu'heureuse. Lord X... en est convenu. « Vous êtes abhorrés partout, mais surtout par les basses classes de la société. Les gens instruits dis- tinguent lord Grosvenor, lord Holland et le gros de la nation, de votre ministère. — Mais cette haine de l'Europe fût-elle vingt fois plus ardente, chaque Etat va avoir la colique pendant cent ans, pour arracher une constitution, et aucvm n'aura de marine avant le xx^ siècle. — Oui, mais * les Américains vous abhorrent, et vous attendent dans vingt ans avec cinq cents corsaires. Vous voyez bien que les Français ne sont plus vos ennemis naturels ; la fuite de M. de Lavalette et l'emprunt ont com- mencé la réconciliation. Soyez bonnes gens avec 412 STENDHAL nous ^. » Parmi les épigrammes que j'ai eu à sou- tenir en ma qualité de Français, celle-ci m'a touché, « 11 est des pays où se rassembler vingt dans une chambre pour injurier le gouvernement, s'appelle conspirer. )) Je vois, par certains indices, qu'on sau- rait mieux conspirer à Naples : il y aurait des actions et non pas des paroles. Ce pays-ci ne peut manquer d'avoir les deux Chambres avant vingt ans. On le vaincra dix fois, et il se révoltera onze *. Le régime rétrograde est humiliant pour l'orgueil de la noblesse *. Lord N..., un des hommes les plus éclairés d'An- gleterre, est convenu de tout en soupirant *. — Je retrouve la jolie comtesse, qui va voir son amant à Terracine. Décidément les Anglaises l'emportent par la beauté. Milady Douglas, milady Lansdowne *. 23 mars. — Ce soir, bal masqué. Je vais à la Fenice, et ensuite, à minuit et demi, à Scai Carlo. Je m'attendais à être ébloui : pas du tout. Le salon que l'on fait sur le théâtre, au lieu de la magnifi- cence que les décorateurs de la Scala se plaisent à étaler en cette occasion, est garni d'une belle toile blanche, couverte de grosses fleurs de lis en papier d'or. Le billet ne coûte que six carlins (cinquante- deux sous). Canaille complète : le foyer, où il y a 1. Quelques Anglais ayant remarqué, en 1815, la belle manufacture de M. Taissaire, à Troyes, deux jours après, un régiment des alliés vint briser tous les métiers *. (1817.) ROME, NAPLES ET FLORENCE 413 vingt tables couvertes d'or, est cependant mieux composé. Je m'amuse à voir jouer uue jolie duchesse, avec laquelle j'ai dansé à la fête donnée chez le roi. Elle est assise à quatre pas de la table, et c'est son amant qui met son argent et le retire : sa belle phy- sionomie ïi'a rien de l'air hideux des joueuses. Cet amant me parlait de beaux-arts un de ces jours, et de Paris : « Vous ne faites pas un geste, me disait-il, où il n'y ait bon ton, c'est-à-dire imitation : donc la peinture est impossible en France. Chez vos artistes les plus naïfs, le seul La Fontaine excepté, la naïveté est celle d'une jeune fdle de dix-huit ans sans for- tune, qui a déjà manqué trois riches mariages *. » I TABLE DES GRAVURES Dr TOME PREMIER Une page du manuscrit de la préface INÉDITE Frontispice Titre de l'édition originale de 1817.. 160-161 Titre de l'édition française de Londres. 304-305 TABLE DES MATIERES DU TOME PREMIER Préface i Avant-propos bibliographique et critique xxxv Préface inédite de 1824 3 Rome, Naples et Florence 7 Table des gravures 415 i I M [' R I M E H I E F. PAILF.ART A B B E V I L L E '(3y 3 I PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY